Les musiques de la chasse

Entretien d'Alexandre Mensah avec Bâla Guimba Diakité

Print Friendly, PDF & Email

Les chasseurs ont leur propre musique dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Parce que cette musique est l’un des vecteurs puissants de la mémoire et de la dynamique traditionnelles, ses chants sacrés et les instruments qui les accompagnent, sont immuables. Hymnes, mythes et récits épiques ravivent la philosophie et les figures légendaires de la chasse, aux cours de toutes les veillées nocturnes. Mais le musicien « chroniqueur » des chasseurs, appelé sora ou sere, développe aussi un répertoire personnel et profane laissant la part belle à l’improvisation. La vigueur de son art exalte et stimule le sens des vertus humaines, enthousiasmant un très large public, sans distinction d’âge ou de sexe.

Qu’est ce qui a fait de vous un chasseur et un sora ?
Les ancêtres de mon père étaient des chasseurs. Mon père était aussi un grand guerrier et chasseur venu du Birgo, une province du cercle de Kita. Il s’est installé à Bâla. C’est parce que je suis devenu aveugle très jeune que je suis devenu sèrè. Je n’ai pas eu de maître, j’ai appris en imitant les autres. J’allais me cacher et je montais dans les arbres pour m’entraîner. Je tentais de reproduire les sons que j’avais entendus. Il paraît que je ne pince pas les cordes du donso ngoni comme les autres joueurs, que mon style est particulier. Il est vrai que ma cécité m’a fait apprendre par tâtonnement. Je ne joue qu’avec deux doigts. Quand j’allais pêcher au bord du fleuve – Bâla est situé en bordure du Djoliba –, je célébrais mes prises. C’est comme ça que j’ai commencé. Des chasseurs ont finit pas m’entendre jouer et ont prié mon père de me laisser jouer pour eux. Mais au début, celui-ci s’y est opposé, de peur que les gens disent qu’il ne pouvait pas subvenir aux besoins de son enfant malade. Un jour, il y a eu un événement fortuit. Les chasseurs devaient célébrer une grande cérémonie dans mon village, à Kouroussalé. Le sèrè qui devait célébrer cette cérémonie avait voyagé en Côte d’Ivoire et on ne trouvait pas assez éloquents les deux autres chantres qui se trouvaient sur place. Alors les chefs des confréries se sont réunis pour aller demander à mon père, en lui forçant un peu la main, que je célèbre leur rite. Ils lui ont dit qu’ils n’avaient jamais vu quelqu’un d’aussi brillant, doté d’une telle voix et d’une aussi bonne mémoire. Cette fois-là, mon père a encore manifesté son refus, mais plus tard, il finit par céder. A l’époque, je faisais l’école coranique. Mon grand frère était l’imam de Bâla. Un autre jour, les chasseurs sont revenus voir mon père avec un très grand des leurs, Mafodé Keïta de Nafadji, et puis d’autres de Kouroussalé et d’ailleurs. Ils ont dit à mon père que c’en était assez, que si j’étais malade, je l’étais pour tous, mais que c’était moi qu’ils avaient choisi pour être leur chantre, malgré les quarante autres élèves sora disponibles à l’époque. J’ai demandé à mon frère de céder, chose qu’il a fait après avoir réaffirmé que notre famille savait subvenir à mes besoins. Voilà comment je suis entré de plein pied dans la sèrèya, la compagnie des chantres de chasseurs. Mais, j’ai toujours gardé en tête l’idée de me retirer à partir d’un certain âge.
D’où vient ce surnom de « l’oiseau du Badougou » ?
C’est dû au fait que je vienne de la région, du kafou regroupant Bâla, Kouroussalé, Kirina, Nafadji et Djoliba. C’est tout ce que l’on appelle le Badougou. C’est de là que vient mon surnom de Badougou kònò, l’oiseau chantre du Badougou.
Vous avez eu une très longue pratique et une très grande renommée. Quels sont les événements qui vous ont les plus marqués tout au long de cette carrière ?
Après l’épisode de Kouroussalé, je suis allé à Makònò. Ce jour-là, j’ai eu l’impression que j’allais exceller dans ma pratique. Mon désir de perfectionnement est allé en s’amplifiant. La nuit, je me cachais et je la passais à jouer. A Makònò, tous les chasseurs de la région étaient présents, Dieu sait s’il y en avait. Cette réunion sous les grands arbres, avant d’aller au dankun, est restée comme l’un des plus grands moments de ma vie. Une autre fois, à Nafadji, il y avait une célébration à laquelle on m’avait demandé d’assister, aux côtés d’un vieux sora appelé Bakary. Au cours de cette réunion, les jeunes chasseurs firent savoir aux vieux qu’ils me préféraient pour les chanter, même si les vieux préféraient avoir Bakary. A la veillée du lendemain, l’ensemble des chasseurs me reconnaissait comme un grand. Ce jour-là, tous affirmèrent que ce serait désormais à moi qu’ils apporteraient les dix noix de cola, que l’on offre en guise d’invitation, à l’exclusion de tout autre sora. Les demandes se mirent à affluer non seulement de ma région mais de tout le Manden. Ce fut vraiment un départ fulgurant, d’autant que je suis quelqu’un qui ne sait pas répondre non à une demande. A l’époque, seul le fait d’être malade pouvait me faire repousser une invitation. Une autre date mémorable eut lieu à Bamako, en 1975, à la fête de Kibârou, organisée par le ministère de l’Information du Mali, qui a rassemblé tous les chasseurs du centre du Mali : Manden, Wassoulou, Bélédougou, Ségou, Kita, San et le pays Dogon. L’année suivante, c’était à Kangaba. Ces deux manifestations furent très impressionnantes par le nombre de chasseurs qu’elles rassemblèrent. C’est inoubliable. Pendant tout ce temps, je rajoutais continuellement des compositions personnelles au répertoire traditionnel.
Quel est l’origine du donson ngòni, ou simbi, l’instrument joué par tout sora ?
C’est un instrument très ancien. D’après l’histoire, il est lié à Mambi, ce chasseur héroïque né à Sirya. C’est avec lui que tout le monde a découvert le simbi à sept cordes, mais ça ne concerne pas le kamale ngòni. On dit qu’un génie de la brousse lui a donné le simbi. Mais il faudrait que vous soyez initié pour que je vous en dise plus.
Dans les célébrations, quel est le rapport entre vos chants et les danses effectuées par les chasseurs ?
Certains chants sont faits pour être dansés par des chasseurs particuliers. D’autres sont faits pour être dansés par l’ensemble des chasseurs. Pour le Djandjon, il n’y a vraiment que les plus grands et plus illustres qui puissent le danser. Il faut vraiment s’être distingué par de hauts faits pour qu’on te le joue. Une personne qui s’amuserait à le danser sans être de cette trempe resterait paralysée sur le champ. Ce n’est pas n’importe quelle musique ! En général, tous les chants et danses sont fonction du rang et du gibier abattu par les chasseurs.
Votre style a influencé des sora, des griots et des artistes de la société malienne sur plusieurs générations. Pensez-vous avoir créé un style »Bâla Guimba »?
Je peux parler de mon histoire, de ma musique et de son inspiration, mais je ne veux pas parler de celles des autres, ce ne serait pas convenable.
Comment voyez-vous l’évolution actuelle de la pratique du sora ?
Concernant le simbi, je ne vois pas encore une relève véritable qui pourrait me succéder. Ça m’inquiète d’ailleurs énormément. Certains sora prennent la liberté de faire accompagner le simbi par de la guitare ou de la batterie. C’est une dérive qui veut qu’on se détourne des chasseurs pour satisfaire un plus large public. Aujourd’hui, certains se disent chasseurs alors qu’ils n’ont jamais été dans la brousse. Il faudrait voir tout ces gens et leurs comportements en brousse. Il seraient incapables de s’en sortir aux premières difficultés rencontrées. Certains deviennent chasseurs grâce à leur argent, d’autres, fonctionnaires à la retraite, viennent y chercher une reconnaissance et une respectabilité publique. Même des femmes se disent chasseurs. De ce fait, la pratique du sora perd forcément de son intégrité.

Bâla Guimba Diakité, âgé de près de 80 ans, a pris sa retraite en 1996. On le dit le plus grand sora du Manden. Sa mémoire rigoureuse, sa voix, son style de jeu et sa dimension mystique ont marqué pour longtemps la musique des chasseurs, ainsi que la musique moderne malienne. Il incarne peut-être aussi l’homme derrière lequel s’ouvre l’ère des sèrè médiatisés, car il garda toujours un certain recul face à l’émergence des nouveaux supports technologiques et des médias.
Traduction de Youssouf Tata Cissé et Fofana.///Article N° : 1625

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire