Que deviendra cette pièce quand auront disparu d’une part le mépris et le dégoût, d’autre part la rage impuissante et la haine qui forment le fond des rapports entre les gens de couleur et les Blancs, bref, quand entre les uns et les autres se tendront des liens d’hommes ? Elle sera oubliée. J’accepte qu’elle n’ait de sens qu’aujourd’hui.
Jean Genet, préface inédite des Nègres, 1963 ; à paraître dans la Bibliothèque de La Pléiade.
Quand en 1959, Roger Blin créa Les Nègres de Genet au théâtre de Lutèce, ce fut un événement. Non seulement c’était une des premières fois que le public parisien pouvait voir sur scène treize acteurs noirs, mais surtout première fois aussi qu’il pouvait entendre treize personnages noirs qui s’en prenaient à la colonisation et aux clichés qui collent à la peau du nègre. L’accueil fut brutal de la part de la presse conservatrice qui cria au scandale. Le Parisien Libéré n’y voyait qu’un jeu de massacre et l’on pouvait lire dans Le Rivarol : « On ne fait guère qu’y moquer, outrager, couvrir d’opprobre, et livrer au mépris des populations noires, les Français blancs qui exercèrent auprès d’elles des tâches qu’on pourrait considérer comme sacrées : juges, médecins (sic) et missionnaires. On conviendra que de telles représentations dans un quartier où pullulent les étudiants noirs amenés et entretenus à nos frais et à l’heure où la communauté se défait par tous les bouts ne peuvent choquer que des esprits exagérément délicats. »
Le public en revanche accueillit favorablement la pièce, d’autant qu’elle s’inscrivait en 1959 dans le prolongement de ce que Jean Rouch avait entrepris au cinéma avec Moi, un noir ou Les Maîtres fous. Les représentations des Nègres furent un événement historique pour la communauté intellectuelle noire de Paris. La pièce connut même une reprise à New York en 1961. Elle eut moins de succès aux Etats Unis : on reprochait à Genet de réduire le conflit racial aux antagonismes artificiels d’un jeu de société. Mais la dramaturgie iconoclaste de l’auteur des Bonnes n’allait pas manquer d’influencer la création théâtrale américaine durablement.
La force de la pièce réside dans le fait que Genet ne se contente pas de dénoncer les stéréotypes qui ont forgé le nègre, il entreprend surtout de désintégrer dans les consciences blanches l’imagerie qui s’y attache. Le rituel que met en scène la pièce est à la fois une mise à mort et une mise en pièces, la mise à mort du Blanc, et la mise en pièces de cette gangue qu’il a, siècle après siècle, tissé autour du nègre. Une fois le tissu de clichés et de préjugés déchiqueté, le Noir retrouvera sa vraie couleur et l’Afrique enfin prendra son envol. Le numéro qu’annonce Archibald au début du spectacle n’est rien autre que ce geste d’émancipation : « Si nous tranchons des liens, qu’un continent s’en aille à la dérive et que l’Afrique s’enfonce ou s’envole… »
Genet confie dans un texte qui aurait dû être publié en préface de la réédition de 1963 à L’Arbalète que c’est une boîte à musique qui lui a donné l’idée de la pièce : « Le point de départ, le déclic, me fut donné par une boîte à musique où les automates étaient quatre nègres en livrée s’inclinant devant une petite princesse de porcelaine blanche. Ce charmant bibelot est du XVIIIème siècle. A notre époque, sans ironie, en imaginerait-on une réplique : quatre valets blancs saluant une princesse noire ? Rien n’a changé. Que se passe-t-il donc dans l’âme de ces personnages obscurs que notre civilisation a acceptés dans son imagerie, mais toujours sous l’apparence légèrement bouffonne d’une cariatide de guéridon, de porte-traîne ou de serveur de café costumé ? Ils sont en chiffon, ils n’ont pas d’âme. S’ils en ont une, ils rêvent de manger la princesse. Ils ne sont pas toute l’Afrique, me dira-t-on. Si je les interroge, ils ne sauraient répondre d’elle ? Je crains que si, justement. Pour une conscience blanche, ils sont juste l’Afrique en ceci qu’ils symbolisent l’état dans lequel notre imagination se délecte à les amener, à les fixer. »
Anecdote intéressante, car ces petits objets ne sont pas si anodins, ces bibelots chosifient le nègre et le transforment en mascotte, en poupée… Et il est bien question de toutes ces poupées nègres dans la pièce de Genet, de la négresse lascive au tirailleur banania, en passant par le boy « y-a-bon-bwana » ou l’étalon violeur… Les personnages sont des acteurs qui viennent clandestinement se livrer à un rituel d’exorcisme des vieux démons qui les hantent, ces ombres que le Blanc leur a collé à la peau qui malgré eux continuent de les habiter et de les aliéner. La force de Genet et d’avoir, par le théâtre, dénoncé combien l’aliénation du nègre et une question dramatique au sens premier du terme, c’est une mascarade à laquelle le Blanc a contraint le Noir, puisqu’il l’a contraint à porter un masque malgré lui. La pièce de Genet joue un jeu de dénégation très fort comme si seul le théâtre pouvait vaincre le théâtre pour retrouver l’authenticité de l’être.
La pièce de Genet est sans doute aujourd’hui toujours autant d’actualité. Bien sûr, les enjeux de la décolonisation qui étaient brûlants en 1959 ne résonnent plus de la même façon, mais la manipulation de l’Occident à l’égard de l’Afrique est toujours la même. Genet espérait que la pièce soit datée en 2001, pourtant l’hypocrisie qui règne autour de l’image du Noir est toujours aussi virulente. Et le pays des droits de l’homme a toujours autant de mal à envisager l’homme noir comme un concitoyen ordinaire.
Cette pièce conçue par Genet pour treize acteurs noirs et destinée à être jouée pour un public blanc, en dépit de l’actualité de son propos, est très rarement montée en France. Et voilà qu’Alain Ollivier crée encore l’événement en reprenant la pièce à Vitry en 2001, soit 42 ans après Roger Blin avec une distribution noire francophone internationale, qui réunit Camerounais, Ivoirien, Haïtiens, Congolais, Antillais, et même un Brésilien.
Sous la charpente industrielle du Studio-Théâtre de Vitry, se dresse avec planches et rondins de sapin, entre piloris et totem, un dortoir en bois, où s’alignent les couches : cale de navire négrier, espace de sudation d’un sauna imaginaire, espace carcéral d’un goulag désaffecté, espace d’aliénation où l’humain s’est transformé en sardine. Mais cet espace carcéral, conçu par Patrick Bouchain, n’habite le plateau que comme une trace lointaine, le théâtre transcende l’aliénation vers le dépassement. Les boiseries deviennent celles d’un sauna psychiatrique où le théâtre va faire suer le Blanc de tous ces clichés toxiques qui asphyxient ses neurones.
La mise en scène d’Alain Ollivier n’est pas dans une approche abstraite ou esthétisante, il sert le rituel imaginé par Genet en toute simplicité. Toute la force de son parti pris esthétique réside dans le respect des volontés signifiantes de Genet : faire jouer la pièce par des Noirs pour des Blancs sans transiger, sans compromis. Il s’est d’ailleurs d’abord appliqué à une distribution parfaite s’attachant avec précision à la construction des personnages types. Il a su trouver les acteurs les plus en adéquation avec les marionnettes qu’ils interprètent tant par le physique que par le jeu et a su tirer d’eux la quintessence du rôle. Archibald, le maître de cérémonie que joue N’Goran Kwamé, à la fois Monsieur Loyal du Cirque et chef d’orchestre fabulatoire, est étonnant de conviction et d’entrain ; il prend manifestement un plaisir certain à mener cette vaste mascarade. Vertu, que joue la douce Nathalie Vairac, dégouline de sensualité suave et mystérieuse. Michèle Lemoine, ses allures effrontées et son jeu têtu donnent au personnage de Bobo, drapée dans un costume médiéval, les cheveux sculptés, l’assise d’une icône. Neige, sous les traits de Solal Valentin a ce quelque chose de fragile et d’entêté de petite danseuse de boîte à musique avec sa robe en tulle mauve et sa coiffe scintillante. Marie-Philomène Nga en boubou chocolat, a la présence d’une mama africaine, et toute l’espièglerie et l’humour nécessaires au renversement des valeurs de la saturnale imaginée par Genet. Marius Yelolo, en Diouf qui endosse les attributs de la femme blanche, assume avec sérieux tout le grotesque de la situation. Paulin Fodouop incarne un sacrificateur jeune et fougueux, les tresses rasta au vent., Josselin Siassia dans le rôle de Ville de Saint-Nazaire joue les nègres dégingandés, « docker-armoire-à-glace » à l’étroit dans sa combinaison de travail trop petite. Quant aux personnages masqués et statiques de la Cour, spectateurs de la mascarade, ils ne sont pas en reste. Ils imposent une présence vocale qui ne manque pas de mystère et de questionnement. La voix extraordinaire de Nicole Dogué sous son masque de reine cousine germaine de Marie-Antoinette, occupe l’espace avec force ; on reconnaît sous le masque du Gouverneur la voix de Jean-Baptiste Tiémélé, l’Ancien, véritable mémoire vivante des comédiens noirs de Paris depuis la grande époque de Roger Blin et Jean-Marie Serreau dans les années soixante. C’est Alain Azerot que l’on entend sous le masque du Juge et le Brésilien Sergio Guedes sous celui du Missionnaire, tandis que le danseur Pier Ndoumbé impose un port et une gestuelle chorégraphiée étonnante au personnage masqué du Valet et qui n’est pas sans faire penser aux automates du bibelot qu’évoque Jean Genet.
D’ailleurs, tous ces personnages qui s’animent sous nos yeux suivant des trajectoires qui semblent calculées et des parcours précis et ritualisés font penser à des mécanismes d’horlogerie suisse qui mettent en scène le village, le marché ou la crèche et ses petits santons animés. Et ce sont bel et bien ces poupées de chiffons sans âme dont parle Genet que le théâtre sacrifie sous le regard des spectateurs blancs que nous sommes. Nous assistons au démantèlement de ces marionnettes que l’imaginaire occidental a fabriqués et continue encore de brandir au détour d’un film ou d’une publicité. Sur l’autel du théâtre, les clichés rendent gorge et vomissent leur vacuité même.
1. Le Rivarol, 3 décembre 1959.
2. Jean Genet, préface inédite à la réédition des Nègres, L’Arbalète, 1963 ; à paraître dans la La Bibliothèque de La Pléiade, oeuvres complètes, éditions Gallimard, sous la direction de Michel Corvin et Albert Dichy.Scénographie : Patrick Bouchain
Masques : Patrick Géminel
Costumes : Claire Risterucci
Lumières : Joël Hourbeigt
Avec Alain Azerot, Nicole Dogué, Paulin Fodouop, Sergio Guedes, Michèle Lemoine, Pier Ndoumbé, Marie-Philomène Nga, N’goran Kwamé, Josselin Siassia, Jean-Baptiste Tiémélé, Nathalie Vairac, Solal Valentin, Marius Yélolo.
Production : Studio-Théâtre de Vitry, Le Volcan / scène nationale du Havre, La Coursive / scène nationale de La Rochelle.///Article N° : 2001