Derrière l’amertume que font surgir les événements dramatiques de la guerre civile à Brazzaville, l’écrivain Patrice Yengo, directeur de l’excellente revue congolaise Rupture, cherche dans les récentes expressions artistiques un message d’espoir.
Pépé Kallé est mort. Celui que l’on appelait l’éléphant de la musique zaïroise, le chef de l’Empire Bakuba n’est plus. Et comme si les empereurs ne partent jamais seuls, Mamky Kulandia aussi est morte. C’est d’Abidjan que la nouvelle tombe comme un couperet : l’impératrice nous a quitté. Du coup, Brazza est devenue encore plus triste. Drôle de pays où l’on célèbre mieux le 1er novembre (la fête des morts) un 25 décembre (la fête des enfants) ; drôle de ville où les dignitaires roulent en voiture couleur anthracite, aussi noires que des corbillards, sinon plus. Pendant ce temps, les artistes marchent, marchent et marchent encore. Pour aller aux répétitions, aux concerts. Heureusement que les distances sont devenues plus courtes. Avant l’on partait de Bacongo à Mpila pour assister aux concerts de Zaïko Langa-Langa ou du Kamikaze de Youlou Mabiala à la » Congolaise « , ou en sens inverse de Talangaï à Makélékélé pour rendre visite à Sony Labou Tansi avant de s’arrêter, sur le retour, au Centre Culturel Français pour assister à une représentation des Bouts de bois de Dieu donnée par les Ngunga. Les distances se sont amenuisées, Brazza est devenue une peau de chagrin. Tout le monde chez soi après 20 heures. D’ailleurs, c’est mieux comme ça. Sony est mort et Matondo Kubuture, ancien prestataire des Ngunga, est malade. Une fièvre typhoïde pour laquelle il court de maison en maison pour collecter un peu d’argent afin de se soigner correctement. Et comme si cela ne suffisait pas, son visa pour Avignon lui a été refusé. » Tout le monde s’en fout ; l’art n’est pas un bureau d’anthropométrie « , avait dit Léo Ferré. Et au Congo, le ministre de la Culture a beau s’insurger contre le mépris des artistes, les officiels savent qu’un artiste utile est un artiste mort. On l’encense, on le glorifie contre son image, contre son uvre, pour la » grandeur artistique ou littéraire du pays « . Ah ! Cette grandeur nationale qui ne fait que de petits hommes !
C’est peut-être pour y échapper que les artistes congolais ont décidé de prendre leurs distances vis-à-vis de l’Etat et s’inventent des lieux de culture hors de toute pression politique. De toutes façons, il n’y a plus de bâtiment qui tienne encore debout au centre-ville, bâtiment qui aurait pu servir d’agora. En dehors du Centre Culturel Français, cette boulangerie comme on l’appelait encore il n’y a pas si longtemps, point de salut. D’ailleurs, quel genre de pain y fabrique-t-on actuellement ?
Les artistes congolais ont donc décidé de s’inventer des lieux de culture, leurs propres lieux. Bill Kouelany, Rémy Mongo-Etsion, Nicolas Bissi ont fait une exposition originale à Mansimou chez un particulier. Une semaine (ou deux) où la peinture et la sculpture de ces trois artistes ont illuminé un quartier plutôt terne. Les habitants de Mansimou n’ont pas été les seuls surpris ni les seuls conviés. Deux ministres de la Culture (un ancien et une nouvelle) ont fait le déplacement, question de prendre la mesure de l’événement et de faire le marché pour la biennale bantou de Luanda. En effet, Mansimou a été l’événement pictural de l’année 98. Comme initiative, elle a permis aux artistes de se libérer des pesanteurs des circuits habituels, comme espace elle a donné lieu de visionner ce qui se fait de plus créatif à Brazza actuellement. Au vernissage, Matondo Kubuture a lu un poème de son cru d’une rare intensité et Matsiona Mathus a joué de la sanza à vous fendre l’âme. Si Kouelany et Bissi sont venus seuls (avec leurs oeuvres), Mongo-Etsion a rameuté toute son école de la Tsieme : Léandre Itoua, Nzonzi, Nsondé. Il ne manquait plus qu’Anicet Malonga qui s’est exilé en compagnie de Ouaboulé, Trigo Piula et Zekid à Pointe-Noire le temps que Brazzaville reprenne ses esprits. L’école de la Tsieme, qui la connaît ? De Brazzaville, l’on ne cite que l’école de peinture de Poto-Poto, lieu mythique qui a vu défiler les plus grands maîtres congolais, Ondongo, Zigoma, Ngavouka, Iloki et de jeunes peintres talentueux comme Bokotaka, Mpo Gerly, Dimi mais dont l’influence est désormais surfaite car depuis une décennie il ne s’y passe rien de novateur voire tout simplement d’important même si cette école a accueilli quelques artistes exilés comme Ouassa. Ce sont les ateliers des maîtres qui préparent aujourd’hui la relève. Il y a l’espace de peinture de R. Mongo-Etsion bien sûr, mais il y a aussi Hengo, seul survivant de la grande période de la peinture congolaise à se remettre en question et à innover comme très peu d’artistes savent le faire.
C’est très curieux comme Brazzaville fonctionne désormais à la périphérie. Du double point de vue : périphérie géographique (les faubourgs contre la ville), périphérie institutionnelle (la marge contre l’officiel). Du point de vue géographique, la guerre civile a quasiment officialisé la partition de la ville en quartiers nord (Poto-Poto, Moungali, Ouenzé, Talangaï) et les quartiers sud (Bacongo, Makélékélé). Partition qui se traduit sur le plan culturel. En effet, si la littérature habite au » sud « , la musique loge au » nord « . Poto-Poto a gardé des années 50 sa réputation de Poto Moyindo (France noire) où les samedis soirs revêtent l’importance des » 14 juillet » coloniaux. Mikolo nionso feti nafeti : tous les jours, c’est la fête !
Et malgré son visage apocalyptique, Poto-Poto se refait une beauté mais surtout une santé musicale. Le grand Zaïko de Nioka Longo y est programmé pour les fêtes de fin d’année avec l’incontournable Extra-Musica, grande révélation de ces deux dernières années. On croyait qu’ils n’étaient que la pâle copie Wenge-Musica : ils se sont révélés comme un authentique groupe musical qui tout en se situant dans le courant Wenge n’en était pas moins original. En revanche, l’originalité et le succès ne les ont pas épargné de la division. L’on a connu un, deux puis trois Zaïko, un puis deux Wenge, l’on doit faire face maintenant à deux Extra-Musica. Un Super-Extra serait, médit-on, de l’ancien Extra-Musica. Les Congolais qui ne manquent pas d’humour appellent ce phénomène de scissiparité le syndrôme Familia Dei, du nom du dernier rejeton des Zaïko. Quasi-pathologique, ce phénomène a été même exporté hors de la rumba congolaise. Les jeunes groupes de hip-hop éclatent à tour de bras et les musiciens de reggae sont désoeuvrés à force de querelles intestines.
A propos de hip-hop, l’on ne parle en Afrique que des Positive Black Soul du Sénégal. Avez-vous déjà écouté les Warriors F.T. Peace de Scherzo, ou Metropolis ? Leurs textes sur le sida, Sony Labou Tansi ou la guerre civile méritent le détour avec des jeux de mots que ne dénieraient pas leur » brother » Passi du secteur A de Sarcelles.
Atif était des nôtres, de toutes les luttes
De tous les combats. Victime du rut
Atif est mort. Fils de banlieues
C’est pour lui que nous prions. Oh Dieu !
Préserve Atif et délivre-nous du mal.
(Métropolis)
Houdji Raper de Métropolis est l’un des piliers de cette musique à Brazza mais c’est D.J. Arth des Warriors qui reste le plus étonnant. Véritable magicien des platines, il en a bouché un coin au DJ des Positive Black Soul et autres groupes en tournée en Afrique. D.J. Arth est un homme à tout faire de cette musique : bassiste, DJ, inventeur des sons en bricoleur de génie, il innove et constitue à lui tout seul un orchestre entier.
La jeunesse congolaise n’a pas que le goût des armes comme l’on cherche à le faire croire. Le dynamisme de Frank Bitemo, par exemple, a permis la création, en pleins combats de 1997, de Rank’art, association regroupant des artistes de tous genres de musique qui donne des concerts trois ou quatre fois par an. La dernière séance a vu l’éclosion des groupes Emelode Valentina, Viva Mélodia, Any Flore et les Speakers, Tchillembi, Press Mayindou. Le groupe Tchielly de Saintrick Mayitoukou qui en faisait partie s’est envolé pour l’Afrique de l’Ouest.
Dakar, Cotonou, Abidjan. Il paraît que c’est là que ça se passe. C’est ce qu’assure Emile Biayenda des Tambours de Brazza actuellement en tournée, qui ajoute » quand ce n’est pas à l’Ouest, c’est en Afrique du Sud ou en Namibie « . C’est vrai que les régions fascinent les musiciens congolais qui ne cessent de s’y rendre : Top Musica, Africa-Brass, Zao. Oui, même Zao. Depuis qu’il a échappé à la mort, Zao passe la moitié de son temps à l’étranger. L’autre moitié, il la passe à entretenir son Nganda Dio Dio, espèce de bar ouvert qu’il a monté du côté de Madibou. On y passe des musiques des années 60 et ce n’est pas rare d’y croiser des musiciens en quête d’inspiration tels que Philippe Sita qui, depuis qu’il a abandonné son répertoire classique, s’est tourné vers la musique religieuse des veillées funèbres ou des mariages. Deux entreprises qui marchent fort à Brazza.
De la musique, l’on peut parler durant des heures. Et Dieu sait si Brazza en regorge. La relève semble assurée dans cette ville qui semble visiblement dériver vers la démence politique. Il n’y a qu’à regarder jouer Mabonzo Dedina aux percussions , petit bout de chou de CM1 en primaire qui a une maîtrise des peaux à faire pâlir un batteur professionnel.
Parce que l’Etat a démissionné et que les artistes plus âgés ont perdu leurs repères, les jeunes s’aventurent sur des sentiers peu fréquentés. C’est la cas du cinéma. Plus une salle ne passe de films » normaux « . Il n’y a que des films classés X. Même les films de karaté ont disparu des écrans. Au point que les jeunes des quartiers ont investi eux-mêmes les vidéo-clubs qui deviennent des lieux de sociabilité autant que de distraction. Pour 25 ou 50 FCFA, on peut voir un film d’aventures contre 500 F dans une salle de cinéma. Que penser alors du tournage de Diogène à Brazzaville de Léandre-Alain Baker ou des repérages pour le film Voyage à Ouaga de Camille Mouyeké ? Le cinéma congolais est mort, vive le cinéma ! Jamais il n’y avait eu autant de prétendants à la réalisation cinématographique que maintenant. Loin des sphères officielles de la culture d’Etat. Jamais aussi il n’y a eu autant d’ateliers de théâtre qu’après la guerre civile. Jonas Labou, le frère de Sony, joue à domicile ; la compagnie U Tam’si dirigée par Antoine Yirrika repète sans relâche des pièces d’éducation populaire : contre les violences sexuelles, la paix. Nouveaux habits pour vieux rêves. Après tout, il y a urgence : la guerre n’en finit pas de s’achever. Comme dit ce haïku affiché au Centre Culturel Sony Labou Tansi :
» Que n’ai-je un balafon
Pour psalmodier le cri de mon sang
Dans mes veines
Demain, il coulera sans bruit
Sur le pavé «
De qui est ce poème ? Qu’importe ! Un pays qui compte tant d’écrivains au km² et qui en élève si souvent au rang de ministre n’a que faire du sang d’un illustre inconnu.
PS : Brazza se prépare à la fête. On parle Fespam dans quelques mois. Mais Brazza sait-elle encore faire la fête ?
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