Le texte qui suit est la préface introductive à une anthologie de poètes et écrivains camerounais membres de l’APEC (Association Nationale des Poètes et Écrivains camerounais). Lilyan Lagneau Kesteloot y fait le diagnostic de la littérature camerounaise de l’époque, présentant de jeunes écrivains et poètes pressentis pour constituer l’ossature d’une littérature naissante. L’anthologie regroupe des textes, tous inédits (parus avec le soutien du ministère de l’éducation nationale), dans des domaines aussi variés que la poésie (26 poèmes), la nouvelle (3 manuscrits) et le théâtre (1 pièce). Des noms reviennent, les uns plus connus que d’autres : Réné Philombe, Louis-Marie Pouka, Ernest Alima, François Evembe, Julienne Niat, Nyunai Lisons ce qu’en dit Lilyan Lagneau dans la préface de l’un des premiers livres littéraires du Cameroun indépendant publié en 1962.
De quoi parlent donc ces jeunes écrivains, car ils ont la plupart entre vingt et trente-cinq ans ? Ils parlent de ce qu’ils connaissent bien : leur vie ; la vie des villes, les soubresauts d’une société où deux villes s’affrontent et se compénètrent tout à la fois, la vie des villages où dominent encore les structures traditionnelles, les uns en gardent la nostalgie et s’attachent à les défendre, les autres en combattent certains abus incompatibles avec la soif d’émancipation qui anime les jeunes. Mais tous sont toujours profondément amoureux de leur pays, ville ou campagne, amoureux de leurs danses, de leurs chants et de leurs héros, amoureux de leur peuple. Littérature sans idéologie abstraite, ni slogan conducteur. C’est sa force mais aussi, pour l’instant, sa faiblesse. Il suffirait pourtant d’être soi-même, sincère et simple pour bien chanter le Cameroun ! Mais là réside justement la difficulté.
La majorité des auteurs qui livrent ici leurs premières uvres ne sont pas de grands lettrés, ce ne sont pas même des intellectuels à moins que l’on ne dise que « l’intellectuel est celui qui fait travailler son intelligence ». Alors, oui, car ce n’est pas l’intelligence qui manque au Cameroun. Mais je veux dire que ces écrivains n’ont pas bénéficié d’une instruction française très poussée. À une ou deux exceptions près, ils n’ont jamais été en France. Ils n’ont pas fait d’études supérieures et même, très souvent, ils ont quitté l’école avant le brevet. Pour leur forme même, ces écrits nous font pressentir les problèmes d’expression que rencontrent de jeunes africains entièrement élevés et instruits sous le même régime colonial, libérés politiquement depuis deux ans, et qui veulent, à tout prix, s’exprimer en français. Pour la plupart, ils subissent, de bon ou de mauvais gré, le joug de la prosodie française classique qu’on leur a enseignée comme seule valable à l’école primaire ou secondaire : huitain ou alexandrins, rimes riches et sonnets. Leurs maîtres sont Corneille, Hugo, Baudelaire, Verlaine, etc. Cette coercition culturelle est grande encore. Elle est nuisible dans la mesure où elle étouffe la spontanéité de l’expression africaine. Le poète camerounais risquerait d’y perdre son âme, c’est-à-dire sa personnalité, ses particularités, son authenticité. Ce danger est grand car pour tout artiste, comme pour tout homme, il y a un principe de base que les plus grands français ont toujours défendu : « L’essentiel n’est pas de montrer mais en montrant de rester soi ». C’est du Michelet, ou encore d’André Gide : « C’est pas l’approfondissement de la singularité qu’on arrive à l’universalité ». Voilà pour ceux qui, sous prétexte que l’homme est partout le même, se contentent d’imiter Lamartine !
Enfin (et ceci est un proverbe antillais), « L’arbre a accès au monde non par ses feuilles mais pas ses racines ». C’est cela, et seulement cela que Césaire veut dire lorsqu’il écrit : « homme qui veut créer, qu’il soit écrivain, peintre, sculpteur ou musicien : la fidélité à soi-même, à son tempérament propre, à sa manière de sentir, de voir, de parler, bref la sincérité.
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