L’écrivain Abdourahman A. Waberi à propos du livre de Yolande Mukagasana qui est allée parler avec les témoins du génocide rwandais un livre de paroles et de photos.
Rescapée du génocide rwandais de 1994, devenue auteur d’ouvrages de témoignage importants, remarquée dès La mort ne veut pas de moi (Fixot, 1997), suivi de N’aie pas peur de savoir (Robert Laffont, 1999), Yolande Mukagasana est, comme Venuste Kayimahe, Ntaribi Kamanzi ou Benjamin Sehene, de ces Rwandais qui refusent de passer par pertes et profits le million de morts du génocide. Leur but : trouer l’épais silence qui entoure encore ce crime contre l’humanité et faire éclater toute la vérité sur les Cent Jours d’horreur du Rwanda. Joignant le geste à la parole, Yolande Mukagasana s’est faite actrice par la force des choses au sein du collectif Groupov, avec lequel elle a co-écrit la pièce de théâtre, Rwanda 94 (cf. Africultures 20 p. 53-56 et 32 p. 69-74).
Le dernier livre de Yolande Mukagasana est précieux à maints égards. Un des trop rares livres à pénétrer dans les prisons surpeuplées du pays. Une des rares tentatives qui mêlent et confrontent les mots et les regards des bourreaux et des victimes. Chaque témoin, parmi les quatre-vingts rencontrés, qu’il soit victime ou bourreau, rescapé ou prisonnier, est doublement présent. D’abord par son entretien avec Yolande Mukagasana, ensuite par sa photographie prise par le Belge Alain Kazinierakis. Ses clichés en noir et blanc ont quelque chose de saisissant. Elles ravivent les blessures de ces inconnus qui nous fixent du regard et qui se révèlent aussi humains à part entière. Ce faisant, ils réveillent, au plus profond de nous, notre instinct de voyeur. Pour garder un semblant de sang-froid, le lecteur tentera de scruter chaque visage pour débusquer quelque signe de monstruosité perceptible. J’ai éprouvé ce même sentiment dans la prison de Rilima, au QG des génocidaires de haut rang, au milieu de quatre-vingts condamnés à mort, tous calmes, tous résolus et combatifs. Tous vétilleux comme des avocats américains en plein exercice.
Ce qui détonne dans ce livre ce sont les prises de parole des tueurs. Certains parlent à cur ouvert (à Yolande avec qui ils étaient à tu et à toi avec le génocide), se sauvant des fantômes qui les assaillent de toutes parts. D’autres s’enferrent dans le silence ou « ne se souviennent de rien« . Beaucoup s’embarquent dans de laborieuses justifications (comme Valérie Bémériki, ex-journaliste vedette à Radio Mille Collines), dialoguant à distance avec les souvenirs de leurs victimes. Dont Yolande Mukagasana elle-même.
On dit souvent que bourreaux et victimes continuent à se croiser en silence sur les collines du Rwanda, la confrontation verbale se passe ici sans violence ni haine. Il faut crever l’abcès, conjurer le silence, donner au pardon ses chances. Yolande Mukagasana se donnant, pour ultime tâche, de guérir ses compatriotes du traumatisme tant individuel que collectif. A propos d’un des tueurs de sa propre famille, elle note ceci : « Gaspard était mon voisin, c’est lui a fait sortir mes enfants pour aller les massacrer. Depuis que j’ai parlé d’eux, il y a de la haine dans les yeux de mon interlocuteurs » (p. 56).
Les concepteurs du génocide ont voulu exterminer jusqu’au dernier Tutsi (et Hutu modéré) pour que personne ne puisse témoigner un jour. Les récits des rescapés, la mémoire des survivants et le repentir de nombre de meurtriers, sont les signes patents de leur échec.
Les Blessures du silence, témoignages du génocide au Rwanda, Yolande Mukagasana, photographies de Alain Kazinierakis, Actes-Sud/Médecins Sans Frontières, 2001, 160 pages, 24,90 euros///Article N° : 2211