Seule la chair était demeurée dans la maison de prière.
TH. M.
À l’origine, une épopée est un récit composé en vers. Ainsi Homère avec L’Illiade et l’Odyssée. Plus près de nous, il y a la légende de Soundjata. Le charme de celle-ci – métaphysique à souhait – opère d’emblée. Sans même savoir comment, nous voici séduits. C’est le grand mérite des narrations de ce genre de nous donner et l’Origine et l’Avenir comme pour faire du présent un lieu qu’on habite – toujours précédés par les dieux et les ancêtres, et toujours devancés par leur aura. Qu’on en juge par ces deux incipits.
Première citation : » L’Afrique Australe est une vaste péninsule qui s’étend entre deux océans, l’un au levant, l’autre au couchant. Elle est habitée par de nombreux peuples aux langages variés que l’on peut, cependant, classer aisément en trois catégories principales : à l’ouest, le long de la côte, les clans à la peau jaune, Boschimans et Hottentots ; au centre, les Bétchouanas et les Bassoutos ; à l’est, les Cafres et les Matèbèlès » (Chaka).
Seconde citation : » À l’époque de cette grande détresse du passé, quand la terre s’était couverte de ténèbres noires, épaisses, et quand les peuples en étaient venus à se dévorer mutuellement comme des bêtes sauvages, il existait un homme du nom de Fékisi. Oui ! je l’affirme : un homme, et non pas seulement un simple humain en ce qui touche l’aspect physique ou le fait d’être doué du langage, mais un homme véritable dans sa manière d’agir, un homme vrai au travers de toute sa personnalité ; un homme et dans son intimité et face au monde, un homme et dans la souffrance et dans la joie, dans son bien-être comme dans l’épreuve, dans son dénuement comme dans la plénitude » (L’Homme qui marchait vers le soleil levant).
L’auteur applique le même procédé d’exposition aux deux ouvrages.
Dans les récits mythiques (et le roman en est un, un vrai !), le héros évolue dans un monde préalablement constitué, que ce soit Ulysse, Soundjata, Chaka ou Fékisi. Le décor est planté ; cette fois, commence non pas l’histoire des Grecs, des Malinkés ou des Zoulous, mais celle d’un homme, l’odyssée d’un individu. Ce renversement passe souvent inaperçu, et l’on serait mal inspiré de ne pas le relever : ce texte, de l’avis des historiens de la littérature, est le premier roman africain jamais écrit. Publié en 1907 (après une livraison en feuilleton dans une gazette locale), L’Homme qui marchait vers le soleil levant est, d’une certaine façon, l’épopée de Thomas Mofolo (1867-1948). Il donne là un monde bruissant de la rumeur des exploits passés, exploits qui cessent d’être du passé du seul fait qu’on les évoque. La sempiternelle question de nos lecteurs, déroutés, comme ils le sont parfois par nos créations : » Où est l’Afrique dans tout cela ? « , n’a pas cours ici. Dès la première phrase, l’Afrique est là, tout entière. À n’en point douter, elle représente le portique par lequel on entre dans le roman ; le cadre est planté ; désormais c’est de l’individu qu’il faut témoigner, et rien d’autre.
Le professeur Alain Ricard (il a enseigné au Lesotho dans les années 1990 en qualité d’external examiner) nous apprend, en introduction, que Thomas Mofolo avait beaucoup voyagé. Le romancier a étudié les peuples dont il vient de faire mention plus haut, récoltant des légendes, dont celui de Chaka. Il a fréquenté l’École biblique des missions protestantes, puis l’École normale ; plus tard, l’École industrielle et, de retour au lieu de ses premières études, occupe un poste de factotum, de secrétaire et correcteur d’imprimerie. Ajoutons, pour parfaire le tableau, qu’en trois ans (1907-1910), il publie trois romans. L’un d’eux, L’Ange déchu, ne nous est pas parvenu.
Il y a une urgence chez Thomas Mofolo, caractéristique du monde moderne dans lequel il va entrer : lui aussi est entraîné par la vitesse, véritable divinité des temps à venir. Il quitte la Mission (1910), cesse d’écrire et se jette dans la politique et les affaires. Lequel d’entre nous, écrivain ou intellectuel africain, n’a pas varié de cette sorte ? Écrire, même au XXIe siècle, symbolise pour nous le nécessaire accord au temps mythique – qui est le temps de la vie, sa lenteur nourricière -, et l’inéluctable accélération. La vie sombrerait, rendue caduque par la violence des métamorphoses, si l’on ne prenait le train qui passe. Car ce sont toujours les mêmes personnes qui doivent bâtir le temps immobile et le temps mobile – dichotomie à bien des égards grossière, car mouvement et repos, en la circonstance, n’en font qu’un. D’où la nécessité d’être un génial touche-à-tout. D’abord payer sa dette à l’Origine pour pouvoir avancer. L’Homme qui marchait vers le soleil levant nous enseigne comment.
L’histoire de Fékisi, le héros du roman, commence en 1820. La tribu Basotho à laquelle il appartient subit, comme tant d’autres, la famine provoquée par Chaka et sa horde de Zoulous, qui pillent, affament, au point de contraindre les survivants à » s’entre-manger « . Mais le véritable point de départ du récit, nous l’avons vu dans l’incipit, est l’entrée en scène du héros. Il marche vers le levant, tel est le premier et le dernier mot de l’histoire. Ajoutons que Fékisi est un vacher. Il nous est loisible d’imaginer l’espace où le temps jette ses amarres. Thomas Mofolo donne d’admirables pages sur le paysage du Lesotho, peint son héros en prise directe avec la nature et les bêtes. Le rôle tenu par l’espèce bovine, ces » intermédiaires divins « , est unique en littérature africaine. Notre berger aime ses vaches d’un amour qui transcende le monde animal et celui des hommes. Nonobstant nos préjugés, c’est l’animal qui humanise l’homme et non pas l’inverse. Nous abordons là un Évangile que seul peut écrire un hindouiste. Et pourtant, cette fable est de Thomas Mofolo
Que le lecteur me pardonne : je vais en donner une lecture philosophique, car il n’est de conte qui n’en contienne pas une. À la limite, ce genre littéraire n’est pas destiné aux enfants : nous commettons là un contresens.
En donnant pour point de départ à son récit une calamité dévastatrice, le renommé auteur de Chaka ouvre la voie aux fables sud-africaines. Ainsi, l’africanité – si problématique aux yeux de ses compatriotes – de J.M. Coetzee, le dernier Prix Nobel, ou, plutôt, son humaine humanité, nous le devons aux fables dont il est devenu un maître indéniable. Avant lui, il y a, bien sûr, Daniel Defoe – auquel il rend hommage dans Foe -, mais le nom de l’auteur anglais est celui de notre universel penchant pour le merveilleux – si merveilleux il y a. Celui que nous donne à lire Mofolo est une quête initiatique. De grands bouleversements ont rendu possible sa rédaction, de la même manière que le roman se révèle être le fruit de la collision avec des traditions étrangères. Thomas Mofolo nous montre qu’écrire en langue africaine, c’est échapper au dilemme de l’adéquation de nos cultures avec le français ou l’anglais. D’une certaine façon, c’est ce à quoi nous invite aujourd’hui Boubacar Boris Diop. Cependant, écrire dans une langue européenne, c’est forcément assumer l’inadéquation, le décalage, une forme d’hybridité nécessaire. Il n’est que de se référer aux ouvrages du regretté Ahmadou Kourouma pour s’en convaincre.
Il y a une autre grande leçon qui vient de la lecture de L’Homme qui marchait vers le soleil levant. La littérature est l’acte qui, d’une voix solitaire, énonce le monde. Dans ce premier roman, il n’y a pas de personnages hauts en couleurs, ni de souks, de bazars, de palabres (mais des rixes, il y en a, des massacres.) Fékisi est cet homme qui écoute sa conscience, cherche en marge ou à l’écart de la foule un lieu propice au repos de son âme, un lieu où, pour ainsi dire, la cultiver dans la droiture et la bonté. N’en déplaise aux tenants d’une certaine » âme africaine » – gouailleuse, folklorique -, l’acte de littérature est tout ensemble distanciation et recréation du monde. Et, toujours, le silence est sa pierre angulaire, silence des mots, de la phrase ; silence de l’intensification, du drame solitaire, du huis clos. Ainsi, écrire en sesotho c’est comme écrire en français ou en suédois : la vivacité des personnages, leurs caractères et motifs n’ont que faire d’un exotisme de pacotille, la recherche effrénée du pittoresque. Thomas Mofolo sait trouver le ton et le rythme justes. L’auteur apparaît dans ce roman comme une conscience lettrée. Il habite le livre auquel il travaille. C’est pourquoi le chant des bergers, la palabre, les oiseaux, l’herbe, les fleurs et son amour infini des bovidés concourent à construire un livre, le monde des livres, un réel livresque.
Le point de départ de Mofolo est le même que celui de Chinua Achebe dans Le Monde s’effondre (1958) ou celui de Yambo Ouologuem dans Devoir de violence (1968). À cinquante ans d’intervalle, ceux-ci reposent le problème d’une Afrique païenne, en proie aux guerres et à la sorcellerie. Thomas Mofolo, lui, ne présente pas l’Occident chrétien (pour Ouologuem c’est l’islam médiéval) comme un facteur de trouble pour les Africains (il faut dire, à sa décharge, qu’il est un converti !). Fékisi, son héros, recherche le salut individuel. Son odyssée ressemble, à s’y méprendre, à celui de Lot – personnage biblique s’il en est ! Nous savons que, de la destruction de Sodome et Gomorrhe, seuls y ont échappé ses deux filles et lui-même. Fékisi, à bien des égards, traduit la situation de l’Afrique actuelle, ce sauve-qui-peut général qui suscite chez Mongo Beti, dans Trop de soleil tue l’amour, les mots suivants : » Avons-nous un avenir collectif ? Peut-on aimer ce pays, théâtre probable des génocides de demain, prochain Rwanda sans doute ? Si l’on nous donnait les moyens d’aller ailleurs, qui resterait ? À voir avec quelle patience résignée elle assiège quotidiennement les ambassades et les consulats étrangers, notre jeunesse ne semble avoir qu’une devise : partir. » Entre Mongo Beti et Thomas Mofolo, passe le siècle !
Oui, dans L’Homme qui marchait vers le soleil levant il n’y a pas de peuples, ni d’empire qui puissent incarner un salut collectif. Chaka et l’état de nature qui règne entre ces peuples australs ont sapé tout espoir de vie paisible. Fékisi est un opprimé, et la démarche qui consiste à sauver le monde reste l’apanage des conquérants. Des illuminés du Nouveau-Monde, avec de bien curieuses lectures, sont arrivés à tirer de la Bible des prophéties en faveur des États-Unis d’Amérique, une région du monde qui, pourtant, n’y figure pas. Thomas Mofolo – du moins, Fékisi, le héros de son opus -, tout chrétien qu’il est, n’en est pas capable. Il veut sauver sa peau. La pureté de l’âme, on le sait, est une conquête personnelle. Cette situation ne laisse pas de nous intriguer. Mais, à bien y regarder, elle découle de la théologie protestante : le salut y est toujours conçu pour un individu, une personne. Est-ce à dire que l’Afrique, à l’instar de Sodome et Gomorrhe, sera condamnée dans sa totalité, hormis un petit nombre, à l’image de Lot et sa famille ? Mon Dieu ! Cherchons des issues plus catholiques !
Thomas Mofolo, L’Homme qui marchait vers le soleil levant, traduit du sesotho par Victor Ellenberger, revu par Paul Ellenberger, éditions Confluences (13 rue de la Devise, BP 21, 33036 Bordeaux Cedex), 2003, 156 pages, 15 euros.///Article N° : 3322