Intervention de Toussaint Kafarhire Murhula SJ sur les littératures africaines, dans le cadre d’un groupe de lecture à Chicago, the Haitian Book Club le 9 septembre 2008.
Comme l’affirme Pius Ngandu Nkashama, il est difficile « de faire le tour et les détours de tous les textes publiés par les Noirs et les Négro-africains
le seul discours qui soit acceptable consiste à déterminer les critères de sélectivité et de périodicité, dans le choix des thématiques, des styles et des aires géographiques. » (2) Cet article se propose d’analyser quelques figures archétypales dont la problématique littéraire, dans la seconde moitié du XXème siècle, s’informe de la vie sociale ambiante et informe la vie culturelle dans l’Afrique francophone. A la lumière des enjeux de la globalisation, quelles sont les préoccupations littéraires majeures qui semblent dominer l’esprit de l’écrivain africain contemporain ? La pertinence de la chose même, c’est que tous ces faits littéraires traduisent l’espace de la parole, en des lieux de combats et de frustrations dont toute la vie sociale reste imprégnée. Seulement, en créant cet espace de parole, imaginé ou réel, la littérature africaine a-t-elle réellement contribué à informer ou à transformer les populations et les sociétés d’Afrique ?
De façon générale, même si le continent Africain est marginalisé à bien des égards, la littérature Africaine, fait exception. Depuis les années de la négritude, sinon avant, elle est devenue un patrimoine mondial, un patrimoine de l’humanité. Puisant ses thématiques dans les traditions orales, les avatars de l’histoire et les contingences sociales, elle s’est affirmée progressivement. À côté des grandes figures de la négritude (le Martiniquais Césaire, le Guyanais Gontran Damas, et le Sénégalais Sédar Senghor), s’est développée une effervescence littéraire depuis les premières heures, entre les années 50 et les années 70. Pour n’en citer que quelques figures, on évoquerait Birago Diop, Mongo Beti, Cheik Hamidou Kane, Amadou Kourouma, Ferdinand Oyono, Camara Laye, Olympe Bhely-Quenum, Tchikaya U Tam’si, etc. La deuxième vague qui traverse les décennies 70 et 80 se compose des auteurs comme V.Y Mudimbe, Pius Ngandu, Georges Ngal (au Congo- Zaïre), Sony Labou Tansi, Henri Lopes, Théophile Obenga, Emmanuel Dongala (au Congo-Brazza), Pacéré Titinga (Haute Volta / Burkina Faso), William Syad, Hampate Bâ (au Mali), Mariama Bâ, Aminata Saw Fall (au Sénégal), etc. Enfin, surtout depuis la dernière décennie du XXème siècle, une nouvelle génération d’écrivains prolifiques s’impose dans la littérature mondiale par leur vitalité et leur originalité : Abdourahman Waberi, Chehem Watta, Idris Youssouf Elmi, Alain Mabankou, Daniel Biyaoula, Emmanuel Dongala, Gabriel Okoundji, Bernard Ilunga Kayombo, etc. Elles sont aussi femmes : Calixte Beyala, Tanella Boni, Angèle Bassolé, Aminata Traoré, Scholastique Mukasonga, et tant d’autres. Ces écrivains viennent de toute l’Afrique, depuis le Burkina Faso jusqu’au Rwanda, passant par les deux Congo, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, Djibouti, etc. Ils ont en commun le fait qu’ils écrivent tous, ou presque, de l’exil.
Regardons la littérature comme toute autre vocation, quoique d’autres paramètres contribuent souvent à définir les thèmes abordés par les auteurs, comme l’explique Mongo Beti dans son évocation des arcanes de l’édition parisienne des années 50. (3) La littérature cherche, en effet, essentiellement à répondre à un double impératif : celui de lire et de traduire le réel mais aussi celui de représenter le réel en l’interprétant ou en l’imaginant. Comme René Girard le confiait dans une interview qu’il accordait à Nadine Dormoy Savage en 1982, « la littérature, au fond, est une recherche du sacré, ou parle des rapports entre le désir et le sacré
» Plus encore la poésie, « cela, on le sait, est une remontée vers le sacré et une recherche, une métaphore du sacré. Pour moi, loin d’être gratuit, ce rapport entre le désir et le sacré est essentiel, c’est quelque chose qui peut être conceptualisé d’une certaine façon. » (4)
En tant que conceptualisation des expériences sociales, recherche de signification et du sens, rapport au sacré, la littérature devient, selon l’expression de Girard, un jeu de la mimésis et du désir, déification de la conscience, accès au réel et au présent dans les expériences historiques d’un peuple dont elle émane, à telle enseigne que C.P. Snow et Aldous Huxley y voyaient l’expression d’un monde de chair et de sang. (5) La mimésis littéraire n’est pas réductible au conformisme ou opportunisme dans l’adaptation aux circonstances. Elle est au contraire un conflit, c’est-à-dire, une confrontation qui se fait à la fois dissolution et reconstruction des mondes. Sony Labu Tansi, par exemple, l’illustre si bien avec l’ironie décapante qui caractérise son langage. Tandis qu’il écrit sous la dictature, il affirme que « le monde moderne est un scandale et une honte. Je ne dis que cette chose-là en plusieurs maux. » (6) A mon sens, le paradoxe entre déconstruction et reconstruction, bien découpé par le jeu de la mimésis et du désir, qui constitue la trame des littératures africaines depuis la négritude jusqu’à ce jour.
Si en lisant la littérature, comme l’affirme le sociologue Américain Christian Smith, on essaye de comprendre l’influence que la culture exerce sur la vie sociale d’une communauté, mon découpage des aires géographiques, mes critères de sélectivité et de périodicité se rapportent à trois auteurs, qui semblent représenter trois moments différents dans la vie littéraire africaine. Ceci n’est qu’un simple procédé méthodologique pour tenter d’apprécier et d’approfondir l’analyse de l’esprit du peuple, les influences subies, ainsi que le contexte culturel de production thématique dans les littératures de l’Afrique Francophone depuis les années 50s. (7) Ainsi donc, aucun autre critère sinon l’impératif d’un modèle pour l’analyse n’a présidé à cette sélection. Dans un premier moment, je reviendrai sur une uvre grandiose, devenue depuis sa publication en 1961 un classique incontournable sur l’Afrique : L’Aventure ambiguë de Cheik Hamidou Kane. Pour la seconde vague littéraire qui traverse les années 70, je considérerai Entre les Eaux (1973), roman de V.Y. Mudimbe. Enfin, pour aborder les problématiques nouvelles, le roman de Daniel Biyaoula, L’impasse (1996) nous servira de guide. La succession chronologique de ces uvres, les contextes respectifs de leur déroulement ainsi que l’héritage intellectuel de leurs auteurs se prolongent et se complètent. Cette lecture nous permettra d’interroger la façon dont l’Afrique a inscrit, par le truchement littéraire, ses tragédies socioculturelles dans la conscience historique (8).
Le Sénégalais Cheik Hamidou Kane était né en 1928. Son uvre majeure a gardé toute son actualité d’une manière déroutante. L’Aventure ambiguë fut publiée pour la première fois en 1961, dans un contexte où l’Afrique indépendante était encore endolorie sous les cicatrices mémorielles de sa subjugation coloniale. Son récit « affronte le problème de la solitude et de l’angoisse, le problème de Dieu et du monde » posés à l’intérieur d’un contexte du déracinement culturel du jeune étudiant Africain dans l’Europe coloniale et la rencontre entre deux civilisations. (9) Pour ceux qui veulent comprendre le « ground zéro » de l’Afrique littéraire moderne, L’Aventure Ambiguë demeure une uvre charnière, incisive, incontournable, inépuisable. Elle permet de lire, à rebours bien sûr, les dichotomies engendrées par l’Occident, ses mythes de la civilisation, du progrès scientifique, l’école nouvelle, le savoir moderne, etc. En les contrastant avec l’Afrique des traditions, les identités tribales et communautaires, ainsi que le contexte de l’écriture, l’on comprend le cadre thématique, les combats et les déboires que rencontre l’écrivain Africain.
Au moment où Cheik Hamidou Kane publie son uvre, l’expérience coloniale avait déjà achevé de fragmenter la psychologie sociale de l’être Africain. Faisant suite à la politique de la tabula rasa, l’école n’était-elle pas perçue dans rôle ambigu qu’elle jouait, à la fois comme une chance de s’approprier des armes du Blanc mais aussi comme stratégie coloniale du reformatage des consciences et comme projet d’inscription des valeurs occidentales dans les esprits nouvellement réorganisés ? Ainsi, paradoxalement, l’école projetait une Afrique broyée et humiliée dans la lumière d’une modernité mal assumée, engendrant ipso facto une identité impossible à soutenir, des symboles incapables d’unifier le radicalement différent entre le passé et le futur.
La crise, le drame, la problématique au cur de cette uvre se formule dans une simple question que se pose le chef des Diallobé : « si je leur dis d’aller à l’école nouvelle, ils iront en masse. Mais apprenant, ils oublieront aussi. Ce qu’ils apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront ? » Il s’agit bien d’une conscience, tragiquement déchirée entre deux modes d’être, butée à une hégémonie culturelle qui cherche à supplanter, à transformer, à effacer les mythes fondateurs, à aliéner les valeurs traditionnelles, à reformater l’âme de tout un peuple, à altérer son identité. S’il est vrai que le héros de L’aventure ambiguë représente l’itinéraire spirituel de tout intellectuel Africain, comme l’affirmait Vincent Monteil dans la préface à l’ouvrage, je reste d’avis avec Fabien Eboussi Boulaga qui affirme que Cheik Hamidou Kane arrache aux ténèbres pour le recréer, en pleine clarté du langage, un drame dont nous sommes les personnages pathétiques. Il nous invite à accomplir le voyage du bout de notre nuit pour en ramener par-delà nos déchirements, l’image de notre forme future. » (10)
Cette première génération d’écrivains africains a connu ces déchirements entre passé et futur, entre tradition et modernité, entre Afrique et Europe. C’est pour cela qu’ils furent tous, ou presque, des batailleurs, marqués par la douleur et le combat. Ils furent, chacun à son heure et à sa manière, des agitateurs, des activistes, des hommes politiques si bien que, comme on peut le remarquer au moment de la décolonisation, la plupart devinrent des hommes d’État : Senghor au Sénégal, Nkrumah au Ghana, Touré en Guinée, Kenyatta au Kenya, ou occupèrent des fonctions politiques (11).
Cette génération a surtout joué un rôle prépondérant dans le mouvement de prise de conscience, de résistance et de la lutte contre le colonialisme. Nul autre courant mieux que la négritude n’a symbolisé cette lutte. Certes, il n’y a pas de consensus général sur le courant de la négritude, et l’approche culturaliste d’un Senghor, par exemple, se démarque clairement du militantisme d’un Césaire. C’est dans ce sens que Mongo Beti affirmait qu’il existait, pendant les années 50 deux grandes écoles littéraires en Afrique : Senghor d’un côté, et Frantz Fanon de l’autre. (12) Pour dire que Senghor – et c’est d’ailleurs la pomme de discorde qui va l’opposer aux autres intellectuels africains – n’a pas été assez radical et a voulu ménager l’impérialisme occidental en Afrique en fermant les yeux sur les horreurs du pouvoir colonial. Dans sa vision des choses, la rencontre entre l’Occident et l’Afrique devrait mener non pas à une ambiguïté identitaire mais, au contraire, à un métissage culturel, une symbiose parfaite des différents, dans le respect et l’admiration mutuelle. Toutefois, la lecture de Cheik Hamidou Kane semble contredire la possibilité d’un tel mariage. En effet, atteindre pareil équilibre dans la négritude prônée par Senghor, déboucher sur une civilisation de l’universel, paraît n’être qu’un rêve douillet, à la limite du naïf, et qui n’est possible que dans l’annihilation suicidaire de la culture du moins fort, ici représentée par Samba Diallo, le héros de L’Aventure ambiguë.
A quelques années de distance des indépendances Africaines, Mudimbe revient à la charge avec une uvre magistrale, Entre les Eaux, publié en 1973. Ce roman est une uvre originale ! Selon Bernard Magnier, Mudimbe « rompt avec les modèles classiques jusqu’alors adoptés par les romanciers africains de langue française. Avec Les Soleils des indépendances de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, publié en 1968, et Le Cercle des tropiques du Guinéen Alioum Fantouré, publié en 1972, Entre les Eaux (Grand prix Catholique de Littérature) est un de ces romans africains qui ont su être novateurs dans leur écriture et ont ouvert la voie a d’autres audaces. » (13) Quelle que soit l’innovation littéraire dont parle Magnier, l’affinité thématique avec L’Aventure ambiguë reste frappante, à la différence que le héros de Mudimbe, Pierre Landu, ne résout pas son drame dans un choix suicidaire. À moins de m’objecter en considérant comme suicide symbolique, son renoncement au sacerdoce, sa révolution marxiste, pour ensuite aller échouer dans le silence total, au fond d’un monastère, quelque bourré de diplôme (docteur en théologie et licencié en Droit Canon) qu’il était.
Théophile Obenga disait de Mudimbe quelque temps après la sortie d’Entre les eaux, que « l’uvre entière et la pensée du professeur Mudimbe sont inséparables des exigences de l’Afrique moderne. » (14) Dans la même veine, le Camerounais Fabien Eboussi Boulaga publiait en 1977 La Crise du Muntu, achevée une année seulement après la publication du roman de Mudimbe. Il est donc évident que le projet de Mudimbe s’inscrit dans celui de tous les intellectuels africains, aux prises avec leur réalité sociale. C’est l’heure des bilans et des remises en question, sans complaisance, vis-à-vis des dictatures militaires qui se sont installées partout en Afrique. Dans les réflexions soulevées, la ligne de fond consiste à se demander dans quelle mesure le projet colonial et son héritage à intégrer l’Afrique dans la modernité occidentale ont été dépassés par les indépendances. En d’autres termes, comment préserver une authentique identité Africaine en vivant de symboles de la culture occidentale ? Au Zaïre par exemple, Mobutu Sese Seko venait d’initier un vaste programme de retour à l’authenticité, supprimant tout ce qui faisait penser à l’Occident, depuis le port de la cravate jusqu’au prénom Chrétien. En même temps, son idéologie de « L’objectif 80 » qui promettait à tous les Zaïrois un niveau de vie tel qu’il n’aurait rien à envier à l’Europe, dessinait le contour du paradoxe qui, niant d’une part l’Europe et ses symboles, continuait d’autre part à la prendre comme jauge et ultime référent. Dans cette Afrique inventée, et face à son indépendance déflorée, V.Y. Mudimbe critique les contradictions et le mensonge des idéologies de l’authenticité.
Le déchirement, l’écartèlement, le vertige éprouvé dans l’uvre s’accentuent face aux échecs du développement promis par l’école nouvelle. Entre les eaux permet, non seulement de suivre les avatars sociaux dans la jeune Afrique indépendante, mais en prenant distance par rapport aux slogans idéologiques, son auteur soulève de manière tout à fait singulière les questions déjà rencontrées dans L’Aventure ambiguë, celles du rapport de soi à soi, à Dieu et aux institutions. Le héros de Mudimbe, Pierre Landu, a accumulé le savoir des Blancs, mais ce savoir ne l’aide pas à vivre au milieu des siens. Il a appris à admirer les uvres d’art de peintres Occidentaux, la Venus de Milo, ou à savourer un air de Beethoven. Seulement, son séjour occidental et son érudition intellectuelle n’ont pas réussi à en faire un Blanc. La dichotomie dans sa conscience, c’est qu’il y a l’autre camp, l’autre monde, celui des siens aux yeux desquels il représente désormais le pouvoir et la civilisation étrangers. Prêtre, il est garant et gardien des symboles de l’ordre colonial. Ainsi se sent-il comme un être bâtard. Sinon, comment un Africain peut-il participer aux rites des blancs, savourer un café sans sucre, vivre avec et comme les Blancs, sans être Blanc lui-même ? En créant ce personnage, Mudimbe symbolise le traître par excellence, quelqu’un qui appartient parfaitement à deux camps opposés sans être attaché à aucun. Il est déchiré entre les deux univers, les deux systèmes de valeur, les deux ethos pour ne pas dire les deux « eaux ».
Le drame est encore beaucoup plus tranchant qu’on ne le perçoit. Pierre Landu a trahi de part et d’autre. En refusant de communier aux symboles de son peuple, à leurs croyances, à leur initiation, et en s’embarrassant du sacerdoce de l’Église Catholique Romaine, il a renié jusqu’aux dieux de ses ancêtres. D’autre part, en rejoignant la révolution et le maquis, il a trahi ses maîtres, son Église Romaine et leurs idoles du capitalisme. En définitive, ayant refusé de partager la vie des siens, Pierre Landu est incapable de vivre même de la vie des autres.
L’Impasse, publiée en 1996 par Daniel Biyaoula, introduit aux problématiques nouvelles dans la littérature africaine contemporaine, mais surtout elle rappelle avec acuité la condition de l’homme africain qui demeure sans solution. Son originalité et sa force ne se trouvent pas seulement dans son langage verbal devenu écriture, mais dans sa richesse thématique : la misère n’est plus fonction d’une géographie définie ; elle est plutôt liée à la destruction anthropologique, causée par un passé qui vous rattrape chaque fois que vous voulez vous en éloigner. Là encore, la littérature se présente comme le miroir de la réalité sociale, souvent atroce, tissée dans des paradoxes et des contradictions dont le tragique comporte, en Afrique, une part de gravité risible.
Ce n’est pas gratuitement que l’auteur choisit un double cadre géographique comme lieu de narration. D’ailleurs, le roman commence dans un aéroport, et se prolonge dans l’avion, comme si l’auteur voulait sciemment brouiller l’espace d’appartenance. Entre les deux locations, celle du passé et celle du présent, entre la nostalgie et le désir, entre l’Afrique et l’Europe, il y a une tension permanente, un conflit que ne sera mieux perçu que dans l’analyse de l’exil, cette distance volontaire qui symbolise l’évasion et la survie. Joseph Gakatuka, le héros de Daniel Biyaoula, ferait mieux de s’arrêter à mi-chemin, entre les deux vies, parce que, comme il le dit : « ou que vous allez vous avez le sentiment de ne pas être à votre place. » (15) Joseph ne réussit pas à dépasser son déracinement culturel, à recommencer une nouvelle vie ou à intégrer les murs sociales pour vivre une relation juste avec sa copine Française. Par ailleurs, sa dislocation et ses rapports ambivalents avec ses « compatriotes » en exil l’entraînent dans un état schizophrénique qui ne peut se résorber que dans un effort continu pour se donner un espace culturel formé par ses semblables, comme si le seul espace vrai n’était finalement qu’un espace culturel. Si le roman de Daniel Biyaoula est littéralement déprimant, son écriture reste tout aussi originale. L’auteur y donne l’impression de vivre non pas une fiction romanesque, mais une réalité singulière, dans chaque personnage, dans chaque conversation, dans chaque image et métaphore qui représentent la condition problématique du Muntu, pour paraphraser Fabien Eboussi.
Quarante années après les indépendances en Afrique, l’on se croirait bien loin des dilemmes vécus par les premières générations d’intellectuels africains, confrontés à l’impérialisme culturel de l’Occident. Du cadre défini dans L’impasse, on a l’impression que le problème de l’homme Africain n’est pas lié à une géographie bien découpée. Il serait plutôt d’ordre ontologique. C’est la couleur de la peau (Kala), c’est le passé, c’est l’appartenance à telle famille, ce sont les règles ou les traditions d’une société, etc. Lorsque paraissaient L’Aventure ambiguë en 1961 et Entre les eaux en 1973, le continent noir était confronté à la construction d’une identité à la fois politique et culturelle, pour dépasser respectivement l’héritage colonial de l’État moderne, et la gestion des négations historiques. A l’entrée de l’an 2000, lorsque sort l’ouvrage de Daniel Biyaoula, les idéologies et discours du passé sont périmés. Malgré le nouveau paradigme de la globalisation, l’Afrique n’a été que renforcée dans sa marginalité. Pour beaucoup d’Africains l’exil semble être l’alternative. Abdel Malik, jeune rappeur Français d’origine Congolaise l’exprime avec beaucoup de vitalité artistique dans son album Gibraltar. L’on comprend alors les traversées les plus périlleuses entreprises par une génération sans espoir, qui espère trouver une autre vie en Europe.
Pourtant, après 15 années d’exil, le héros de L’impasse ne semble pas avoir trouvé son compte. Il retourne dans son pays, retrouve sa famille plus désarticulée que jamais. Lui-même fait partie de ceux qui sont hués à l’aéroport car il ne matérialise pas ce que l’on cherche à fuir, il ne donne pas vie à cet idéal de l’Europe dans l’imaginaire collectif de l’Afrique. Il est maigre, il n’a pas de costume pour soigner l’image, il demeure cet être « meurtri, bourré de plaies, de bubons, de vagues, de tourbillons » qu’il ne parviendra peut-être pas à calmer ou à surmonter. (16) le sida, la pauvreté, les églises de réveil, les bars à la musique tonitruante, la bière, le corps de femme transformé en objet de plaisir
c’est la vie de tout le monde, un quotidien qui accentue le vertige.
Les Africains ont-ils appris à lier le bois au bois et à construire des demeures qui résistent au temps ou n’aura-t-elle été qu’un instrument d’aliénation ? (17) L’élite intellectuelle africaine, pour la plupart en exil aujourd’hui, s’est posée cette question. Pour Clémentine Faik-Nzuji, le problème des intellectuels africains se situe dans un double hiatus. Cette double impasse dans laquelle ils vivent au quotidien, c’est d’abord la césure d’avec les problèmes concrets des populations à la base – et ensuite, c’est le hiatus intérieur à chaque individu, parce que son vécu est empêtré dans une impasse de la quotidienneté. (18) Au bout du compte, on s’aperçoit que l’itinéraire de transformation scolastique de l’intellectuel africain s’achève dans une sorte de malaise existentiel, un écartèlement entre ce qu’il n’est plus et ce qu’il ne peut totalement être. Tout au long de son cheminement, il n’a pas cessé de subir des métamorphoses qui ont fait de lui quelqu’un d’autre, un étranger par rapport à lui-même. Cheik Hamidou Kane écrit à ce sujet : « Quelques fois, la métamorphose ne s’achève même pas, elle nous installe dans l’hybride et nous y laisse. Alors, nous nous cachons, remplis de honte. » L’hybridisme, n’est-ce pas justement cet espace intermédiaire, cette diaspora interne dont parlait Fabien Eboussi lors du Colloque d’Abidjan en 1977, cet exil au cur de l’être dans lequel l’on s’est installé, devenu soi-même une denrée consommable au gré de la mondialisation ? Si nombre d’intellectuels africains vivent, travaillent, et ne sont productifs que dans les structures étrangères à leurs propres sociétés, ils continueront à expérimenter le malaise d’êtres étrangers, jusque dans leur peau, au service d’une culture qui les a préparés à n’être « utiles » qu’en dehors de leurs propres systèmes.
La grande production littéraire africaine aujourd’hui se fait en dehors de l’Afrique, pour des raisons politiques, certes, mais économiques et idéologiques aussi. Fuyant les dictatures dans leurs pays d’origine, tous les cerveaux pensants (un exemple de l’immigration choisie à la Sarkozy) sont drainés vers l’Occident, pendant que l’Afrique, abandonnée à son triste sort, devrait se contenter de ne consommer que les miettes littéraires tombées de la table de ses propres fils et filles affranchis. L’écriture en Afrique, tout comme la lecture d’ailleurs, est simplement devenue un grand luxe que tout le monde ne peut pas se payer. Dans la plupart des cas, écrire est un exercice très dangereux, surtout lorsqu’il engage à la fois des thématiques brûlantes ainsi que des sujets brisés, tabous, écartelés, assujettis aux contraintes de la survie et de la globalisation. La littérature africaine ne peut en aucun cas, dans ce contexte des paradoxes, être l’objet d’un pur divertissement. Mais combien de temps nous faudra-t-il encore avant que nos drames et tragédies cessent de divertir l’Occident, afin que l’Africain devienne sujet de narration, de consommation et de transformation de sa propre histoire ?
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