Liveet Oye Afrá

D'Alfredo Rodríguez

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S’il ne remplit pas le vide laissé par le pianiste cubain Alfredo Rodríguez qui nous a quittés le 3 octobre 2005, l’album Live, Oye Afrá – sorti le 21 fev 2008 – permet au moins de retrouver ce style et cette sonorité qui n’appartenaient qu’à lui, avec neuf thèmes jamais publiés que le public a pu partager au cours des concerts.

Boléro, ballade, latin jazz, son montuno, descarga, danzón, trova : toute la palette des rythmes qu’Alfredo affectionnait et qui reflètent sa trajectoire musicale est là. La sélection a été faite par Miké Charroppin, l’épouse d’Alfredo et son manager pendant de longues années, et par Joel Hierrezuelo, le chanteur du groupe. Il leur a fallu choisir, en fonction de la qualité sonore, entre tant et tant de grands moments de scène. Le live, s’il n’a pas la perfection parfois aseptisée de l’enregistrement en studio, restitue la chair et la vibration du direct. On entend avec émotion la voix d’Alfredo qui remercie le public ou fait un commentaire. On retrouve les musiciens qui l’ont accompagné de 1998 à 2005 et qui, au fil des années, sont devenus sa vraie famille, ses Acerekó de Paris et d’ailleurs qui continuent aujourd’hui de tracer le chemin du latin jazz et de la musique cubaine. L’un d’entre eux, le grand maître des percussions Federico Aristides Soto, alias Tata Güines, nous a malheureusement quittés lui aussi brutalement le 4 février 2008.
L’album s’ouvre sur Claudia, célèbre ballade-jazz composée par le pianiste cubain Jesús « Chucho » Valdés, dont Alfredo signe un merveilleux arrangement. Enregistrée au festival de jazz de Vannes en 2001, cette pièce nous entraîne dans un rêve de sensibilité, avec le soutien d’une section rythmique prestigieuse : Oscarito Rodríguez à la contrebasse, Tata Güines aux congas, Roberto « Mamey » Evangelisti au bongo et José Luis Quintana « Changuito » aux timbales. La mélodie est portée tour à tour par le piano, profond, léger et lyrique, jazzy et cubain tout à la fois, la clarinette de José Carlos Acosta, le violon de Rubén Chaviano, la trompette de Manuel Machado, et le tout se fond au final en une parfaite harmonie.
Suivent trois thèmes enregistrés à Athènes en 2003. On retrouve Oscarito Rodríguez à la contrebasse et Rubén Chaviano au violon, « Mamey » est aux congas, Lukmil Pérez au timbal et Marco Agoudetse au saxophone. L’invitation à la danse arrive avec Aguardiente, descarga composée par Tata Güines, où domine l’improvisation autour du thème de base. Le saxophone ouvre le feu, Alfredo enchaîne avec la rythmique d’enfer de sa main gauche et ses envolées, fruits de l’inspiration de l’instant, Joel Hierrezuelo improvise au chant en alternance avec le chœur auquel se joint le public.
Le talent du jeune chanteur impressionne dans Longina, classique de la chanson (trova) cubaine, arrangé ici par le bassiste cubain Luis Manresa (ex-Emiliano Salvador, ex-Afrocuba). S’il est aussi guitariste et percussionniste, Joel Hierrezuelo a baigné tout jeune à Cuba dans le monde de la trova avec son grand-père Lorenzo et son grand-oncle Reinaldo Hierrezuelo, le célèbre duo Los Compadres. Ce soir-là, l’orchestre jouait Longina pour la première fois en public, et Alfredo l’a dédié à la petite Amalia, la fille de Joel. Ce fut un grand moment d’émotion que l’interprétation de Joel restitue : pureté de la voix, inflexions tendant vers le feeling, avec l’appui de la contrebasse, le souffle des balais sur les peaux des timbales, et la mélodie du piano et du violon.
Retour au rythme avec Mario’s Blues, une composition de Bobby Carcassés, infatigable défenseur du jazz à Cuba où il fut l’initiateur du festival Jazz Plaza. La première partie instrumentale comprend des solos de saxophone, piano et violon, puis Alfredo attaque un montuno et Joël improvise en alternance avec le chœur qui souhaite le « bonsoir » (Kalistera) à Athènes, avec aussi un beau solo de timbales de Lukmil Pérez.
Le thème du pianiste cubain Emiliano Salvador Puerto Padre – la ville dont il était originaire – était de tous les concerts. Alfredo chante tout en nous offrant l’un de ses montunos inspirés, en trio avec Joel Hierrezuelo aux congas et Felipe Cabrera (ex-bassiste de l’ex-quartet cubain de Gonzalo Rubalcaba) à la contrebasse.
Du son montuno, on passe au danzón, auquel Alfredo s’était initié lorsqu’il jouait en 1968 avec l’orchestre charanga du flûtiste cubain Belisario López à New York. Composé en 1938, Almendra a été enregistré par tout ce que la planète antillaise compte d’amoureux de ce rythme, des Cubains des années 40 à Poncho Sánchez en passant par Malavoi, Henri Guédon, Rubén González, sans oublier les New Yorkais, d’Alegre All Stars à Tito Puente. L’arrangement est dû ici à Pepecito Reyes, autre grand pianiste originaire de La Havane (1916) et ami d’Alfredo. Ici, Alfredo est accompagné de Luis Manresa à la basse, Fred « Pulpo » Savinienaux percussions et Bobby Rangell à la flûte.
Summertime nous amène aux standards qu’Alfredo a brillamment arrangés en latin jazz. On retrouve en Italie la formation de la tournée de 2001, avec Changuito, Tata Güines, José Carlos Acosta, Manuel Machado, et Joel Hierrezuelo au chant. La promenade d’été s’égrène en alternant parties instrumentales et parties chantées, en rythme de cha-cha-cha, avec une longue improvisation d’Alfredo, de beaux solos de Rubén Chaviano au violon et de Machado à la trompette. On glisse sans heurt à un superbe final en rythme 6/8 où Tata Güines fait sonner ses congas et où les instruments se font écho decrescendo jusqu’au moment où le piano impérieux signifie que la promenade est terminée.
Un autre joyau arrive ensuite : le bolero d’Osvaldo Farrés Tres palabras, sur un arrangement d’Alfredo. Ce thème presque aussi célèbre que Quizás quizás quizás est interprété ici en trio, Felipe Cabrera fait chanter sa contrebasse, et après une improvisation du piano qui allie lyrisme et rythme, Miguelito Gómez aux congas prouve s’il en était besoin qu’Alfredo avait eu raison de lui faire confiance en l’engageant à ses débuts.
L’album se clôt sur le thème éponyme Oye Afrá, composé par Alfredo sur une idée de Miké Charroppin. Enregistré en 1998 à Fribourg (Suisse), pendant une tournée de promotion du disque Cuba Linda, il réunit Tata Güines, Paolo la Rosa et « Mamey » aux percussions, Oscarito à la contrebasse, Carlos Betancourt « El Bola » (ex-Opus 13, ex-Issac Delgado) à la trompette, José Carlos Acosta au saxophone et Rubén Chaviano au violon. Au chanteur Pablito Febles, lui aussi disparu, répond le chœur constitué de Caridad Garrey (Clave y Guaguancó), Lázaro Morua (ex-Van Van) et Vladimir Paisán (Conga de Los Hoyos de Santiago de Cuba).
Afrá était le surnom que se donnaient mutuellement depuis l’enfance Alfredo et son frère, disparu en 1996. C’est aussi dans la Regla de Ocha (santería) le nom qui désigne l’un des « chemins », des avatars de la divinité Echú/Eleguá. La référence à l’univers yoruba est présente dans l’introduction en rythme 6/8 et dans le finale aux tambours batá, dédié à la divinité de la mer Yemaya, et interprété par Vladimir Paisán, « Mamey » et Paolo la Rosa. Afrá avait demandé que ses cendres soient dispersées dans la mer : le refrain lui souhaite un dernier voyage en paix et que Yemaya l’accompagne. Ce thème aurait dû figurer dans le CD Cuba Linda de 1996 auquel il était destiné, et c’était l’un des vœux les plus chers d’Alfredo Rodríguez qu’il soit publié un jour. Ce vœu est aujourd’hui exaucé et en écoutant ce disque, chacun accompagnera à sa manière le maestro du piano, où qu’il se trouve.

Alfredo Rodríguez Live, Oye Afrá, CD O+ Music, OP119, 2008///Article N° : 7459

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