Lancée en 2024, MultiKulti Éditions se veut une maison d’édition collaborative pour “visibiliser les invisibles”. Entretien avec le co-fondateur Marc Cheb Sun autour des premières parutions Et bang !, Sur les pointes et Rap au vif.
Qu’est-ce qui vous a poussé à créer MultiKulti Éditions ?
C’est le fait de ne pas trouver suffisamment d’espaces ouverts à des thématiques sociétales dans les maisons d’édition qui existent actuellement. Il y a une absence ou une présence trop rare de thématiques comme le racisme, l’homophobie ou le validisme dans la littérature française. Le nombre d’ouvrages qui s’emparent de ces problématiques est extrêmement restreint. Je pense que ça ne vient pas spécialement des propositions des auteurs, mais plutôt de la timidité des éditeurs à s’emparer de ces sujets qui leur semblent encore trop clivants ou périphériques. Nous faisons le pari d’aller chercher d’autres lecteurs. Quand je dis “d’autres lecteurs”, ça ne veut pas dire que le lecteur lambda, fan de littérature, qui se rend en librairie ne nous intéresse pas, bien au contraire. Aller chercher d’autres lecteurs c’est par exemple, créer des bandes-annonces de livres qui ressemblent à des bandes-annonces de films : ça ne se pratique pas du tout dans l’édition. C’est une manière de créer du désir et de l’envie pour accrocher de nouveaux lecteurs et lectrices.
Nous proposons des livres “augmentés”. L’essentiel, c’est le texte, mais aujourd’hui on vit dans une époque numérique : c’est intéressant de créer des prolongements vers un univers numérique. Cet univers est accessible par QR code à la fin de chaque texte que nous publions. Il donne accès à des entretiens avec des chercheurs, [du contenu]artistique, avec la création de musiques ou de vidéos. C’est une manière d’inscrire le livre dans sa modernité, de ne pas le mettre en concurrence avec un univers numérique, mais au contraire, en conversation avec ce type de format.
Est-ce qu’il y a eu un élément déclencheur ?
J’étais sur le point de signer avec l’une des maisons les plus importantes de l’édition française, mais on me demandait de polir mon écriture et de changer de titre pour un titre extrêmement banal.
Dans mon livre, il y a trois chansons qui structurent le texte. Comme j’ai fait de la musique, j’ai voulu les interpréter moi-même et créer un univers musical autour de ce livre. Cette démarche artistique que j’avais ne les intéressait pas du tout, parce qu’ils ne savaient pas ce qu’ils pourraient en faire. Ce qui m’intéresse c’est d’aller au fond de mon projet, en termes de sujet et de forme.
Le deuxième élément déclencheur a été une rencontre avec Catherine Argand, qui a une longue carrière dans l’édition. Elle a trouvé que les trois textes qu’elle venait de lire : le mien, celui de Soufyan Heutte et de Marie Vanaret, avaient quelque chose de nouveau dans leurs propos et leurs formes. Pour elle, ça pouvait être intéressant de créer une maison qui donne son ADN avec ces trois textes.
Qu’est-ce qui relie Et bang ! à Rap au vif de Soufyan Heutte et Sur les pointes de Marie Vanaret ?
Ce sont trois thématiques sociétales très fortes : la question de l’islamophobie avec Rap au vif, du validisme et du sexisme avec Sur les pointes et des groupuscules d’ultra-droite avec Et bang !. Il y a ensuite une musicalité dans chacune de nos écritures qui sont extrêmement différentes : le rap pour Rap au vif, une musicalité qu’on ne peut pas enfermer dans une étiquette pour Sur les pointes, et puis pour moi, Et bang ! est un polar punk, il est porté par une énergie que je relie au punk qui a bouleversé la culture.
Les fils conducteurs relèvent à la fois du fond et de la forme, mais aussi, des différences entre nous, ce qui est très important car nous ne voulons pas du tout créer une maison uniforme.

Marc Cheb Sun © fdacheux
D’où provient l’inspiration de votre second roman Et bang ! ?
Déjà, du Pays-Basque, qui m’a beaucoup marqué parce que c’est une région avec une culture très forte, mais aussi très ouverte aux autres. Il n’empêche que cette même culture a pu développer des théories et des pratiques sur le monde d’avant qui peuvent conduire au pire.
Puis j’ai voulu faire un livre très documenté sur les mouvements de suprémacistes blancs : j’ai travaillé avec des chercheurs, visionné beaucoup de vidéos et beaucoup lu l’actualité. Mais ce n’est pas du tout un livre documentaire. Je voulais une vraie fiction, c’est pourquoi je reviens au thème de polar punk, qui amène le lecteur là où il ne s’y attend pas. Ça a été essentiel dans la création de ce livre.
Qu’est-ce qui distingue MultiKulti Éditions des autres maisons d’édition ?
C’est très compliqué de créer une maison d’édition à un moment où le marché du livre se restreint. Les difficultés sont nombreuses, mais il y a eu un énorme enthousiasme à créer une maison d’édition où des auteurs étaient co-fondateurs. Nous sommes quatre, les trois premiers auteurs publiés et Catherine Argand. Normalement, il y a les maisons d’édition et les auteurs d’un autre côté. C’est nouveau que des auteurs passent à la recherche d’autres auteurs, à partir d’une ligne éditoriale bien définie. Nous passons énormément de temps, ce que ne font pas les éditeurs, à travailler les textes avec les auteurs. Ce n’est pas pour les polir, comme on me l’avait proposé sur mon roman, mais pour les dé-polir et aller au fond de leur originalité. Nous sommes une maison qui a très peu de moyens et qui peut éditer très peu de livres dans un premier temps. Mais l’investissement sur chacun des livres est bien supérieur, à tout niveau, à ce qui est pratiqué aujourd’hui dans les maisons d’édition.
Quelles ont été les étapes de la réalisation de cette maison d’édition ?
Il y a eu très peu d’étapes : la réalisation s’est faite en un an. En novembre 2023, on a eu l’idée et en novembre 2024, les trois premiers livres sortaient. C’est pour ça que je parle d’enthousiasme : il y a eu un immense plaisir à créer ce nouvel espace. Il y a eu énormément de travail, évidemment, mais aussi le sentiment de créer quelque chose de nouveau dans un milieu où la nouveauté n’est pas le leitmotiv.
Ce n’est pas la première fois que vous choisissez le nom MultiKulti : en 2012 vous aviez déjà lancé MultiKulti Media. Mais d’où provient ce choix de nom “MultiKulti” et quelle est sa signification ?
Multikulti est un mot qui dans plusieurs pays signifie “multiculturel”. Je le trouvais plus musical, c’est joli et ça sonne bien ! Et puis, vous savez, en France dès qu’on dit “multiculturel” … Ce sont des débats qui me fatiguent. Je trouvais que multikulti n’était pas enfermé dans un jargon didactique.
En quoi ce projet est-il différent de vos projets précédents comme Respect Magazine et D’ici et d’ailleurs ?
D’abord c’est un aboutissement car depuis 2003 où j’ai créé Respect Magazine, tout ce qui relève des imaginaires faisait partie et était un moteur de nos combats. Le travail des sociologues, des historiens, des militants est tout à fait indispensable. Mais si on n’emmène pas les gens, on passe à côté de notre combat.
On est dans une période où l’extrême droite est proche du pouvoir en France et est au pouvoir dans plein de pays. Ils s’investissent pour créer une sorte de guerre culturelle parce que l’espace culturel est un espace de bataille. Eux l’ont compris, contrairement aux autres [dont]la gauche qui n’a pas de réflexion sur ces sujets. Ils investissent l’information, mais aussi la culture, avec le monde de l’édition où ils sont aujourd’hui extrêmement présents.
Il y avait une urgence à se saisir de cette réalité d’aujourd’hui qui reste très méprisée, notamment par la gauche. La gauche qui devrait être mobilisée sur ces sujets ne l’est absolument pas. Leurs propositions culturelles aujourd’hui sont nulles. On nous parle uniquement d’une chose : l’accès à la culture. C’est très important évidemment, mais ce qui est important aussi c’est d’investir les champs de l’imaginaire pour proposer d’autres récits et d’autres types de personnages. Je pense que tout ça est extrêmement important à travailler et qu’il y a un vrai déficit et mépris de beaucoup d’élites, y compris de gauche pour ces thématiques.
Quel regard voulez-vous apporter au monde de la littérature ?
Un regard bousculant. Un regard dérangeant qui provoque des choses chez les gens, qui les bousculent et soit porteur d’énergie. Le propre de l’activité culturelle, c’est quand même de perturber une société. Ce n’est pas de la divertir. Cela dit on peut perturber et divertir en même temps, ce n’est pas l’un ou l’autre.
Comment choisissez-vous les œuvres que vous publiez ?
On a aujourd’hui un comité de lecture. On fait des propositions de thématiques très restreintes, tout simplement parce que nous n’avons pas la structure nécessaire pour lire énormément de manuscrits. Et nous souhaitons, contrairement à ce que font les éditeurs aujourd’hui, apporter une réponse positive ou négative à chaque personne qui nous envoie un texte. Les textes retenus sont proposés au comité de lecture, un volontaire commence à lire un texte et s’il le retient, tous les autres membres le lisent et on essaie d’arriver à une quasi-unanimité.
Avez-vous des collaborations en cours ou prévues avec des auteurs ou journalistes ?
On a un nouveau livre qui sort le 28 avril. C’est un livre de journalisme qui s’appelle 100% Inclusif et qui va être à l’écoute des grandes problématiques qui se posent dans la société française par des réflexions et un travail de terrain. Puis, on a deux projets littéraires pour la fin de l’année. On a également un très beau projet qui est en cours et qui donnerait lieu à un roman poétique. Mais je ne peux pas vous donner le nom de l’auteur car cela ferait des envieux !
Est-ce que vous travaillez sur un autre roman ou un autre projet ?
Je travaille en fait sur un roman que j’ai écrit il y a très longtemps, il y a une quinzaine d’années et que j’avais mis de côté. Ce n’est pas un roman autobiographique mais je dirais qu’il y a quand même des personnages inspirés de certaines personnes de ma famille ou de gens qui ont été très importants pour moi. C’est pour ça que je l’ai mis de côté pendant des années, parce que je suis plus dans la fiction et l’invention que dans l’autobiographie. Donc, ça ne sera pas une autobiographie, mais ça sera quand même assez proche de choses que j’ai vécues. Je suis en plein travail dessus.
Pour finir, que souhaitez-vous accomplir avec MultiKulti Éditions à l’avenir ?
Vous savez, c’est un projet d’une telle envergure que l’avenir pour nous se situe sur un an. C’est très difficile de s’inscrire dans une perspective à long terme, parce que c’est un combat chaque jour. Ce qu’on espère c’est devenir une nouvelle voie pour de nouvelles voix. Mais ce n’est pas gagné parce que c’est un marché compliqué et un monde peu dynamique actuellement.
Propos recueillis par Hichima Moissuli