« Maximin s’adresse à ma sensibilité et à mon désir »

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Christiane Chaulet Achour

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Christiane Chaulet Achour répond aux questions de Boniface Mongo-Mboussa à propos de son dernier essai, « La trilogie caribéenne de Daniel Maximin » (Paris, Khartala, 2000). Lorsque la poétique enrichit le roman et motive son étude…

Vous indiquez que votre découverte de la littérature antillaise s’est faite « sous la double impulsion de l’aîné partagé qu’est Fanon et la séduction pour les écritures au carrefour des langues et des cultures ». N’y a-t-il pas là un brin de nostalgie pour cette période où Fanon était la figure emblématique du Tiers-monde et où l’on pensait que l’on pouvait fédérer autour de son nom tous les peuples périphériques ?
Nostalgie, regret ?… Si on le comprend dans le sens d’un regret très militant, oui ! Que Fanon, après avoir tant fédéré, soit aujourd’hui oublié… A mon sens, il va revenir, parce que l’écriture de Fanon a une grande force, et que son action aussi, dans le contexte de l’époque, était d’une grande force. C’est un intellectuel qui ne s’est pas contenté de concevoir par les mots, mais qui a posé des actes. Evidemment, tout être humain qui pose des actes se met sous le coup de critiques. Pendant longtemps on a admiré Fanon, puis on a dit que Fanon c’était un peu un romantisme de jeunesse… Aujourd’hui va se faire le retour de Fanon, j’en suis persuadée ; la biographie que vient de faire paraître au Seuil Alice Cherki en est un des prémices. Alors, si la nostalgie est prise dans un sens positif, oui ; comme je l’ai pour toutes les productions d’œuvres littéraires de nos régions, de nos aires culturelles qui sont insuffisamment connues dans le monde alors qu’elles sont d’un apport incontestable pour tous ! C’est vrai que si j’ai lu Daniel Maximin avec enthousiasme, c’est d’abord parce qu’il y avait ce frère aîné éblouissant. Pour moi, Fanon a à la fois une très grande force poétique et en même temps un très grand courage au quotidien.
N’est-ce ce n’est pas aussi parce que les femmes dans les fictions de Maximin sont très fortes ? On connaît votre engagement discret mais réel pour la condition féminine.
C’est peut être venu dans un second temps. Quand j’ai lu L’Isolé Soleil, deux choses m’ont frappé : d’abord, il parlait de l’Algérie. J’ai senti une continuité, quelque chose qui me parlait d’une autre contrée en principe très lointaine que je ne connaissais pas encore, mais qui me devenait familière. J’ai donc été portée par cette connivence. Plus tard, j’ai beaucoup enseigné Fanon à l’Université d’Alger, on a préparé le colloque international Fanon en 87 à Alger… Dans un deuxième temps, c’est cette capacité d’un homme à raconter l’avortement de Siméa, à raconter des histoires de femmes. C’est après que je me suis rendue compte que la parole très féminine centrale dans l’œuvre de Maximin a certainement été, à mon insu, l’aimant qui m’avait attirée vers cette œuvre.
Vous dites que L’Isolé soleil n’est pas un roman historique, que c’est une épopée poétique. Pourquoi cette distinction ?
J’entends par là qu’il y a dans tout roman historique une volonté d’attester par des témoignages écrits ou oraux, des documents. Daniel Maximin le fait ; mais ce matériau que prend tout romancier qui veut restituer l’Histoire antérieure à sa propre vie est utilisé chez lui dans un style poétique au sens strict du terme, c’est-à-dire en jouant sur les métaphores, les télescopages. C’est très adroit à mon sens, parce que cela lui permet de légitimer les sources non-légitimes – celles de la dissidence de l’histoire orale etc.- qu’il n’aurait pas pu légitimer dans la forme classique du roman historique.
On a l’habitude de situer tout d’abord le contexte dans lequel l’auteur produit, mais vous, vous commencez par la technique d’écriture. Pourquoi ce parti-pris ?
Pour moi c’était une évidence. Et je me rends compte que beaucoup de gens me font cette remarque. D’abord, j’étais dans une période de ma vie extrêmement « textuelle »… Cela ne veut pas dire que je sois une adepte du structuralisme pur et dur. Ce qui m’intéressait ici c’était avant tout de maîtriser les significations de l’œuvre à partir des moyens que nous donne la narratologie pour pouvoir faire le lien avec le contexte. Puisque j’abordais une œuvre qui, sur le plan du contexte, ne m’était pas familière – je ne connaissais pas l’histoire des Antilles, l’esclavage- j’ai voulu faire entrer mon lecteur par la même porte que la mienne ; c’est-à-dire l’éblouissement devant quelqu’un qui jouait de la forme, de la structure, et qui m’obligeait à aller vers le document, qui ne me l’offrait pas sur un plateau comme Amin Maalouf que j’aime beaucoup par ailleurs mais qui vous facilite toujours la tâche. Daniel Maximin ne vous facilite jamais la tâche. C’est à vous d’aller découvrir ; je pense que c’est la raison pour laquelle beaucoup de lecteurs ne font pas l’effort. Quand vous avez fait l’effort d’aller jusqu’au bout de L’Isolé soleil, l’histoire de l’esclavage ne vous quitte plus, l’histoire des répercussions de 89 dans les îles ne vous quitte plus, c’est un savoir que vous avez acquis parce que l’on vous a obligé à être actif dans ce savoir. Je me suis donc dit : pourquoi, comment nous impose-t-il cela ? par quelles techniques d’écriture ? Le dialogue avec Daniel a été très productif, car c’est l’un des rares écrivains qui dit comment il travaille : il offre sa fabrication en quelque sorte.
Le fait de l’avoir convoqué dans ce livre n’était-il pas pour vous une espèce de garde-fou ?
Non, c’était d’abord une amitié, c’était couronner par ce livre ce dialogue qui a été d’abord le nôtre par la correspondance. Je n’ai connu Maximin qu’en 88, puisqu’il n’avait pas pu venir au colloque Fanon à Alger en 87. Je me suis dit qu’il y avait à proposer une autre forme de médiation littéraire sans obscurcir le livre. Je lui ai donné mon manuscrit à lire et c’est à partir de là qu’on a dialogué. C’est-à-dire que le travail du critique a gardé le leadership, et lui s’est greffé là dessus, et je pense que c’est un apport nouveau et intéressant.
L’un des chapitres du livre s’intitule « se réconcilier avec la géographie ». Cette notion de géographie est aussi présente chez Glissant. Qu’est-ce qui différencie l’approche de Maximin de celle de Glissant ?
Je crois que Maximin est plus accessible parce qu’il passe immédiatement par la description, le rendu du pays, de la géographie. Il ne passe pas par une élaboration intellectuelle, assez hermétique et complexe, très intéressante. Glissant s’adresse plus à mon intellect, à ce qu’il y a de rationnel en moi. Maximin s’adresse plus à ma sensibilité et à mon désir. Je ne pense pas qu’ils disent des choses fondamentalement différentes, ou qu’ils arrivent à des conclusions différentes ; ce sont leurs voies qui sont différentes, et celle de Maximin me convient mieux. Je pense qu’elle s’adresse aussi à un plus grand nombre de lecteurs.
Vous déplorez l’ingratitude des jeunes écrivains par rapport à un auteur comme Damas. Consacrer un livre à Maximin, n’est-ce pas une façon de réhabiliter les marginaux ? Parce qu’au fond, Maximin est un écrivain assez marginal par rapport à l’espace antillais.
C’est une tension perpétuelle chez moi. Je suis moi-même une périphérique où que je me trouve. Et ce sont ceux de la périphérie des légitimités littéraires qui m’intéressent. Peut-être parce que je me trouvais dans une Faculté des Lettres d’Alger elle-même périphérique, qui n’avait pas encore pris sa pleine dimension nationale. L’an dernier, lors du séminaire de D.E.A. à Cergy, on a beaucoup travaillé sur le livre de Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres. Il y a des choses pertinentes et d’autres qui ne le sont pas, mais en tous cas elle nous oblige à réfléchir à ce centre et cette périphérie sur lesquels nous, à Alger, depuis 25 ans nous n’arrêtions pas de réfléchir puisque nous étions en plein dans le marginal tout en travaillant sur une « grande » langue…. Pourquoi tel écrivain est-il reconnu et tel autre non, alors que sur le plan de la qualité strictement littéraire les « performances » sont comparables ? La littérature, ce n’est pas le sport ! Ce qui m’a aussi poussée à faire ce livre, c’est que je me suis rendue compte qu’en Algérie on vivait dans la périphérie, et qu’on y était même bien ; c’est cela qu’on enseignait. Quand je suis arrivée en France, cela semblait surprenant comme programme de licence de Lettres… Pourtant j’ai constaté à Caen aussi bien qu’à Cergy combien un écrivain comme Maximin peut changer la manière de penser la littérature d’un certain nombre d’étudiants et d’étudiantes.
Vous parlez des écrivains périphériques, et pourtant vous avez travaillé aussi sur Camus ?
Camus est un périphérique qui a réussi à faire oublier sa périphérie pour se faire accepter dans le Centre. C’est sans doute pour cela que j’ai écrit : Albert Camus, Alger, pour rappeler que s’il est ce qu’il est, c’est parce qu’il a baigné dans l’humus de l’Algérie. Sans la terre algérienne, L’Etranger n’existe pas. Et ce qui m’a toujours stupéfaite, c’est de voir que les grands lecteurs – Sartre, Barthes, Nathalie Sarraute entre autres – ont réussi à éliminer l’Algérie de L’Etranger, éliminer l’Algérie de l’écriture camusienne. Or pour moi, l’Algérie est pour Camus une sorte de chambre noire. Cela dit c’est une histoire beaucoup plus complexe. Après tout, je suis une pied noire, il fallait que je règle mes comptes avec cet aîné dont je me méfiais, puis que j’ai accepté par le biais de mes étudiants et de mes amis.
Ce livre sur Maximin, n’a pas de conclusion. Il se termine pas un chapitre : « afin de pas finir ».
Ici, j’ai donné la parole à Maximin sur ce que nous avons effleuré, sur ce que j’ai travaillé par ailleurs : le couple, l’amour, le trio, la musique… pour passer le relais aux autres chercheurs. Car l’on sait, lorsqu’on termine un ouvrage – même si l’on a passé de longues heures de travail et de lecture sur l’œuvre – que, d’une certaine façon, tout est à dire encore, tout est à découvrir à la fois par d’autres méthodes d’approche critique et par d’autres sensibilités. Les travaux universitaires qui commencent à se faire sur la trilogie maximinienne sont une preuve du bien-fondé de cette conviction.

///Article N° : 1713

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