Mémoires, ruses et détours des danses diasporiques selon Bintou Dembélé

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Les Indes galantes, opéra ballet phare du siècle des Lumières a été revisité par le duo Bintou Dembélé et Clément Cogitore. La chorégraphe qui se défini « d’origine hip-hop », a dirigé 29 danseurs aux origines et fomations diverses qui témoignent sur scène de l’histoire dansée des diasporas, de leurs transferts et modes de résistances chorégraphiques. 

“Il n’est pas un document de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie”, écrivait Walter Benjamin en 1937.  Cette pensée du philosophe allemand pourrait qualifier la tension fondatrice de ces fameuses Indes galantes de Rameau en 1735 qui témoignent autant du grand art musical du compositeur de cet opéra-ballet et de ses fastueuses mises en scène héritées des divertissements de cour, que de la glorification de l’Empire d’une monarchie française esclavagiste étendue au même moment à l’Amérique du Sud comme du Nord. Cette violence coloniale qui “ensauvagea l’Europe” selon les mots d’Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme ne se donne-t-elle pas sous le signe d’une subtile galanterie française où l’armée française en vient à protéger des jeunes amours indigènes? Ces “Indes” exotisées n’étaient-elles pas le nom du fantasme européen évoquant tout autant la Turquie, le Pérou et ses Incas, les Perses que les “Indiens d’Amérique” (dans une dernière entrée ajoutée un an plus tard pour suivre l’actualité des conquêtes et mettant en scène les “Sauvages”) désormais réconciliés avec leurs maîtres sur l’air du “Grand calumet de la paix” ? Cette tension explosive ne vaut-elle pas aujourd’hui et autrement à l’occasion de cette mise en scène de Clément Cogitore – pour les 350 ans de l’Opéra de Paris – qui entend célébrer, à rebours du livret de Fuzelier, la vitalité et la créativité des jeunesses urbaines issues de toutes les immigrations, qui crient et dansent un “Pas sans nous !”, au moment où le pays connait précisément une crise de l’accueil de l’étranger, une augmentation des inégalités doublé d’un racisme qualifié désormais de systémique, et où la paix sociale ne peut s’espérer sans justice?

Pour que la belle vision des Indes de son metteur en scène, de ces “jeunes qui dansent sur un volcan en éruption” ne se réduise pas à un slogan, il lui fallait se situer loin du leurre d’une vision “versaillaise” visant à reconstituer ce patrimoine musical national colonial. Aussi Clément Cogitore propose-t-il une toute autre fiction ancrée dans le monde contemporain urbain. Il fallait encore que les artistes danseurs.ses, appelé.e.s par Bintou Dembélé, première chorégraphe femme noire à créer pour l’Opéra de Paris et qui aime à se définir d’abord “d’origine hip hop”, se réapproprient ces Indes à leur façon et proposent leur propre point de vue. En d’autres termes que le peuple des figurants au second plan, ses émotions comme ses savoirs, devienne aussi protagoniste que les choeurs, les solistes et l’orchestre, qu’une fierté autant qu’une dignité d’artistes s’expriment et rendent compte des tensions autant latentes que manifestes de notre monde contemporain dans la postcolonialité. Qu’ils prennent l’espace et le temps afin que les danses prennent corps, convoquent et tissent, non sans détours et torsions, dans la trame musicale et chantée de ce grand opéra sur la scène de la Bastille, une forme de contre-histoire des danses issues en partie de la rue, autant marginalisées du “monde de l’Art” et de son historiographie, que reconnues d’un public populaire mondialisé et bien médiatisées, notamment sur Internet.

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L’Opéra accueille ici, suite au succès du film-vidéo de Clément Cogitore (sur la me Scène), presque quarante ans après leur émergence en France et de leur développement considérable, non pas des “amateurs”, mais des artistes français et internationaux, tous professionnels, des diverses expressions des danses dites urbaines. Certaines sont largement reconnues et enseignées dans les écoles de formation aujourd’hui en France, quant d’autres se transmettent dans des réseaux plus underground. Depuis les années 1970, l’époque continue en effet de voir se développer, mais aussi disparaître et se croiser de multiples styles de danses, apparues dans les quartiers populaires afro-américains des villes de la côte Est et Ouest des Etats-Unis, suivant le chemin de la culture Hip Hop et du Funk style : le Break dance, le Popping, le Locking, mais aussi le Waacking (qui travaille à partir des poses glamour des stars de cinéma), ou le Flexing, aux torsions des jambes poussées à l’extrême, apparu il y a juste quelques années.

D’autres sont issues de la culture du clubbing, tel le Voguing (qui prend son nom du magazine de mode Vogue) dans ces mêmes années, au sein les ballrooms gay, Drag Queen et transexuels afro et latino-américains où s’ouvrent les premières Houses à New York (renvoyant aux grandes “Maisons de couture”, et désignant à la fois une équipe de compétiteurs.trices d’un défilé de mode, une famille d’adoption et un groupe social). Dans leur expression la plus radicale, ils et elles récupèrent avec une joie mordante les codes de la féminité blanche dominante, et dans un hymne au travestissement défont autant que multiplent à grande vitesse les catégories d’identités de genre et les styles de danse. Venue elle-aussi du clubbing, la House dance qui a pris des inflexions singulières, combine certains de ses traits avec ceux des danses caribéennes via entre autres le Carnaval de Notting Hill des communautés afro-caribéennes londoniennes.

D’autres encore ont connu leur trajectoire propre, ainsi du Krump, qui apparaît au cours des années 1990 à Los Angeles, développant la virulence puissante de son jeu de mimique martial suite aux révoltes de 1992 ; ou le Jump style né sur Internet et dont les présentations et compétitions se diffusent majoritairement sur Youtube. Ou enfin de l’Electro, apparue en France dans la communauté des danseur.euse.s de la scène du club le Métropolis notamment, pour se diffuser ensuite ailleurs, et qui a toute sa part dans ces Indes, avec son tournoiement virtuose des mouvements de bras à des vitesses différentes visant à créer des illusions d’optique.

Tous ces styles se sont vus rapidement réappropriés de par le monde de façon à chaque fois différentes suivant les pays : en France, par exemple, l’émission de télévision H.I.P H.O.P en 1984 fut un des catalyseurs du mouvement hip hop, au même titre que l’impulsion de Lasseindra Ninja entre autres pour le Voguing à Paris, que le film Rize de David Lachapelle (2005) pour le Krump qui renaît en France après un déclin aux Etats Unis, ou que le travail de Josepha Madoki pour le Waacking français. Bien que très diverses et ayant émergées dans des contextes sociaux différents, elles ont en commun d’avoir été une des voies d’expression de communautés urbaines populaires et minorisées, racialisées, révoltées ou en détresse face au manque d’issues possibles à leurs conditions de vie.

Ces styles dansés qui sont autant de formes de vie continuent de s’écrire et de se transformer tous les jours à travers l’invention de répertoires et d’attitudes, non tant au sein de Battle (compétition de danses avec ses règles et ses codes bien analysés par Dieynébou Fofana) pour le Hip Hop et le Krump, ou du Ballroom pour les défilés compétitifs du Voguing, que de la matrice du cypher. Dans ce cercle, une communauté de danseurs.ses, quelle que soit leur origine sociale, nationale, raciale, s’éprouvent afin d’être plus créatif.ves, se stimulent, se défient autant que s’entraident. S’entre-dansant (jusqu’à trois niveaux de transes savamment définis pour le Krump), les participants puisent aussi leurs ressources dans une culture visuelle tous azimuts autant que dans leur expérience vécue, signant et contre-signant leurs gestes dans une dynamique serrée entre le singulier et le groupe. Sans privilégier pour ces Indes un seul style de danse, et en conscience de toutes leurs différences, Bintou Dembélé s’affirme libre de toute appartenance dans ce qu’elle préfère appeler une « street dance ». Loin d’un album les exposant les unes à la suite des autres, elle les recompose en puisant dans chacune d’elle leurs traits les plus pertinents pour chaque moment de la dramaturgie conçue par Clément Cogitore.

Ces 29 artistes aux formations multiples (en divers styles de danse “urbaines”, en yoga, en danse “contemporaine”, en danse “classique”, en danse “indienne”, en divers sports et arts martiaux), mais encore aux trajectoires de vie diverses et de milieux sociaux différents, condensent à eux seul.e.s une grande part de l’histoire dansée des diasporas, de leurs transferts et modes de résistances chorégraphiques. Cette histoire témoigne des circulations nombreuses non tant des élites, que de la richesse des échanges cosmopolites “par le bas”, des traductions gestuelles et des effets d’une mondialisation chorégraphique médiée par les exils, mais aussi les voyages et les rencontres entre danseurs.ses autant que d’une culture Internet. Une “danse-monde” comme Edouard Glissant parlait d’une “littérature-monde”, issu de multiples diasporas au-delà de la seule afro-américaine, et dont l’identité est un processus toujours en devenir.

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Aussi de quoi ces danses héritent-elles pour être si puissantes aujourd’hui ? D’une histoire mondiale et transnationale qui reste largement à écrire et qui ne saurait commencer dans les années 1970. Celle-ci s’est tramée de façon souterraine et discontinue à travers des cultures dansées et musicales qui remontent au courant du XVIIIè et XIXème siècle. Qui ont dû se frayer des chemins tortueux  afin de traverser les frontières de la classe, de la race, de la nation et du genre, à travers lesquelles les corps dansants non blancs sont encore perçus en Occident. Investissant l’espace complexe du jeu propre à toute représentation, ces corporéités subalternes sont devenues le lieu de toutes leurs opérations aussi collectives que singulières, locales que transnationales. Elles portent elles une dynamique de transmission, de contamination et de transformation. Transitives, elles reposent sur la puissance créatrice et subversive de l’imitation, du défi et de la métamorphose.

Mais encore, au-delà du Hip Hop et de ses influences états-uniennes, Bintou Dembélé inscrit aussi entre les lignes cette street dance dans une poétique du marronnage, définie comme attitude créatrice dans les pas de Glissant, dans son histoire réelle et imaginaire venue notamment des Caraïbes, de Guyane (où elle a longtemps travaillé avec sa compagnie Rualité) et de la Réunion. Ce « corps marron » dont les dramaturgies afro-contemporaines pour le Théâtre ont déjà été analysées par le travail de Sylvie Chalaye[1], ne cherche-t-il pas à réinventer jusqu’au sein même de ces Indes, et non sans tension, une poétique et une politique de danses « marronnes » issues des villes d’aujourd’hui ? A tracer des lignes spécifiques de fuite pensées comme des « fugues » urbaines subalternes appelées avec force par Dénétem Touam Bona dans son récent essai Fugitif, où cours-tu[2] ? Dans cette perspective, ces danses qui fuguent dans l’opéra de Rameau ne sauraient le transgresser frontalement, elles sécrètent en revanche leur musicalité souterraine en le chantant-criant-murmurant-dansant à leur façon. Leur inventivité ne relève pas d’une rage soudaine et singulière, elle vient de loin, elle est complexe, savamment documentée, préparée, recomposée et négociée par Bintou Dembélé.

Ces kinesthésies des luttes, ces formes de résistances cinétiques ne sauraient en effet être simples et frontales dès lors que l’histoire des dominations s’est inscrite et incorporée au sein même des corps, des façons de percevoir et se mouvoir dans le monde. Elles disent tout ce qu’il a fallu corporellement inventer pour dénouer, voire dissoudre, notamment une construction de l’intériorité qui passe par la « fixation » du regard de l’autre sur soi et la mettre à distance ainsi que l’analysait Frantz Fanon dans son texte fondateur Peau noire, masques blancs. Investir l’espace du jeu dansé et sa dimension théâtrale ou fictionnelle, c’est ici se montrer et se cacher, s’afficher et se travestir, imiter et désidentifier dans un même geste, dé-domestiquer les conduites corporelles pour inventer des corps indociles dotés de milles ruses gestuelles. C’est aussi élaborer un art d’en découdre pour surprendre toujours le regard par un dernier geste comme sorti d’une botte secrète.

Un trait gestuel semble ici fondateur, celui d’une poétique de la torsion où le corps opérant suivant des injonctions, orientations et directions contradictoires, procède par de multiples variations possibles : des torsions gracieuses des bras, des poignets et des chevilles des Vogueurs.ses sur demi-pointes jusqu’à leurs chutes spiralées un genou cassé sous le buste, en passant par celles des jambes aussi déliées que rapides des Breaker.seuses dénouant et renouant les liens qu’elles dessinent dans l’espace, sans parler des crispations du visage et des mains des Krumpers à l’image d’une grimace qui envahit leur corps tout entier pris dans des secousses bloquées du buste, jusqu’à celles de l’Electro ou du Flexing, qui, poussées à l’extrême jusqu’à la contorsion, donnent l’impression d’une dislocation ou du démembrement des bras et des jambes. Ce travail de dissociation des parties du corps permet une polyrythmie d’autant plus virtuose qu’elle se performe avec une haute dépense énergétique et des contrastes importants de niveaux spatiaux. Les interruptions du flux, les vitesses sous contrôle contrastent avec des effets de ralentis et d’un art de suspendre le temps qui laisse le public en éveil, comme si l’énergie se nourrissait aussi de sa mise en réserve : celui-ci participe ainsi de la performance en reprenant à son compte toutes les suggestions, élans, et retenues du danseur ou de la danseuse jusqu’à sa ponctuation finale. Danses hautement dramatiques et théâtralisées par un travail de l’attitude et de la posture, de l’ornement gestuel poussé chez les Vogueurs.ses et les danseuses de Waacking, de l’esquive et les changements fréquents de tempo chez les Breakers.euses, des impacts explosifs et des retenues implosives des Krumpers, des bras hallucinés des danseurs.euses d’Electro, elles cultivent donc aussi une pratique du sous-entendu et du double-sens dans une communauté de connivence gestuelle.

Car si le Break dance notamment n’est pas sans liens avec des danses martiales (telle la capoeira brésilienne, mais aussi le Moringue de Madagascar puis de la Réunion) pouvant être très efficaces en cas d’affrontement, ces danses laissent apparaître aussi des stratégies d’expression par le biais, telle que la reprise gestuelle ou la citation intensifiée du geste d’autrui. Le signifyin’ à l’œuvre désigne la propension à s’entre-imiter, s’entre-citer, se réviser, à se « signifier », au moyen de l’humour, de l’ironie, de la caricature, de l’exagération, de la déformation, de l’inversion ou de la torsion du geste, et d’un art consommé de la pose, dans un défi avec l’autre[3]. A travers un système défini d’appel/réponse, les participants sont soutenus par les scansions du groupe, qui approuve, ponctue, relance, dramatise les échanges physiquement autant que vocalement. Loin d’une danse “classique” ou “contemporaine” souvent silencieuse, il s’agit ici d’oser s’introduire et de prendre l’espace en se performant autant corporellement que vocalement.

Les mimiques du visage en lien avec l’expressivité des mains deviennent dans ce contexte une scène corporelle à elle seule, autant théâtrale, cinématographique ou télévisuelle, nourrie du jeu d’acteurs de cinéma, de dessins animés, de BD, de personnages de séries ou de jeux vidéos. Surface sensible et plastique s’y recomposent et se rejouent les représentations et les ombres ou les éclats d’une mémoire et d’imaginaires tourmentés. Des gestes-images se forment pour en faire fuir d’autres, ou pour que les images néfastes comme les partenaires invisibles de leurs corps-écrans habités de multiples projections ne viennent envahir l’imagination. Ainsi les figures produites reconfigurent des ombres projetées et se jouent des pulsions de mort non sans risquer de mettre les corps à l’épreuve d’extrêmes torsions. On comprend en ce sens que ces danses chargées de désirs autant que de fantômes et de souvenirs, d’affects savamment composés et en mesure de se contaminer, peuvent exprimer et pousser plus loin l’audace formelle et les excès des passions plastiques et sculpturales baroques.

On comprend aussi pourquoi Bintou Dembélé, bien que chorégraphe, résiste, non sans raison, à se définir comme telle, si le terme, attaché à la notion d’écriture chorégraphique en Europe comme à la figure de l’Auteur.e, créateur égocentré, ne prend pas suffisamment en compte ce qui fonde, à ses yeux, son activité. Elle conduit davantage les forces kinesthésiques en présence, convoque, orchestre et s’appuie en effet sur les multiples ressources de ces pratiques intercorporelles et intergestuelles, sur les mémoires et des forces imaginaires du groupe qu’elle a constitué pour en réagencer les éléments. Au sein de ce groupe inédit et hétérogène qui n’est ni un corps de ballet, ni un crew de hip hop, ni une fam de krump, ou une house de vogueurs.es, – pour qui elle a pensé (avec le collectif La Belle Ouvrage) une formation originale de conscientisation théorique, historique et pratique (DETER) en vue de ces Indes –, elle invite aussi ces artistes à se déplacer autant intellectuellement qu’esthétiquement quand bien des valeurs pouvaient parfois aussi les opposer.

En s’embarquant dans cette oeuvre fleuve pour l’investir sous sa direction chorégraphique, avant de convoquer le public de l’Opéra à y participer à sa façon, Bintou Dembélé provoquait les danseurs à s’ouvrir au savoir technique et sensible des autres pour les intensifier et les accompagner dans chacune des danses, s’intéressait à leurs sources et à l’histoire de leurs représentations. Et elle se glissait avec les danseurs savamment dans la rythmique et la mélodie de l’opéra-ballet avec une connaissance incorporée de sa musique et de ses chants pour y introduire des contretemps, des suspensions, des ralentis, des syncopes, des arrêts, ou au contraire suivre scrupuleusement son ordre, mais aussi intensifier visuellement l’envolée d’une voix soliste par l’envolée d’un corps, ou la célébration quasi martiale des choeurs par la puissance tellurique autant que festive des pas et des marches.

A suivre Paul Gilroy dans son Atlantique noir, on aurait bien tort en effet d’essentialiser ethniquement et d’identifier une tradition et une continuité culturelle marquées par l’afrocentrisme sans voir la différenciation interne des cultures concernées. Mais se faisant la contestation d’un caractère unitaire au profit du pluralisme prêterait aussi trop peu d’attention aux rapports de classe, de pouvoir et aux effets du racisme qui y sont aussi à l’oeuvre. Aussi importe-il de penser l’histoire des traditions culturelles dans leurs interruptions et leur continuité discontinue. De nouvelles traditions et identités ont été inventées sous la pression de l’expérience moderne et de nouvelles idées de la modernité sont apparues à l’ombre de traditions encore vivantes. Ces danses des Indes ne témoignent-elles donc pas de l’histoire plurielle ni pacifique, ni pacifiée, des emprunts, des déplacements, des transformations et des réinscriptions contenues dans ces diverses cultures musicales et performatives qui ne peuvent être réifiées dès lors qu’elles sont une alternative à l’appel récurrent à la fixité et à l’enracinement ?

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Dans Peaux blanches, masques noirs, William T. Lhamon radicalise les effets de ces déplacements pour aborder la contemporéanité de ces danses. Sous la notion de lore (savoir), il tente de saisir la singularité d’une culture performative, désaffiliée, sans propriété, défaisant son lien avec un folk (peuple). Le lore est « l’ensemble des traditions et savoirs d’une culture […] allant des complaintes aux récits, des signes aux peintures, des pas aux danses ». Il poursuit : “Une partie de ce lore finit par acquérir un statut à part. Certains gestes se démarquent des autres […]. Chaque nouvelle forme finit par les intégrer : la posture des danseurs d’anguilles [qui dansaient en 1820 sur le marché Sainte Catherine dans le port de New York]est devenue le « Jump Jim Crow » de Rice, qui a lui-même servi de modèle au hip-hop. […] Dans tous les cas, le lore produit un code propre à une époque et un endroit”[4]. Le lore n’est donc la propriété d’aucun groupe ethnique ou social, la végétation d’aucun sol, mais une matrice de savoirs, de récits et de pratiques qui est tout entière affaire de circulation entre les lieux, les conditions, les races, ainsi que le formule aussi Jacques Rancière. Le lore est affaire de partage, de ce qu’on a en commun avec d’autres et de ce que l’on s’approprie au détriment des autres mais qui continue à hanter le geste même de l’exclusion, la “mauvaise herbe”, précise-t-il, qui colle encore aux pantalons de ceux qui l’éradiquent[5]. Si Lhamon voit dans les danses Hip Hop des traces des échanges dansés des danseurs du marché Sainte Catherine au début du XIXème siècle (entre esclaves libérés, affranchise, et jeunes prolétaires blancs), l’anthropologue Zora Nearle Hurston décrivait déjà dès les années 1930 une autre danse urbaine de son époque évoquant précisément celle des Krumpers  d’aujourd’hui dont le « visage prend l’expression d’un masque féroce, (et qui) projette la partie supérieure de son corps en avant, les poings serrés, les coudes comme quand on court très vite ou quand on saisit une lance pointée en avant. C’est tout. Mais le spectateur ajoute lui-même l’image d’un assaut féroce, entend les tambours, se surprend à battre la mesure en musique et se prépare à la lutte qui va s’ensuivre. C’est une suggestion à laquelle on ne peut se soustraire”[6], commentait-elle. Elle évoque aussi les marches savamment balancées des meneuses qui défilent et font sensation dans les jooks (bastringues) de Nashville, Tennessee, où s’est inventé le Black Bottom dès la fin du XIXème siècle, où l’on s’adonne aussi “à une profusion de petits noms intimes qui mettent de l’huile sur le feu” et qui ne sont pas sans écho avec les modes performatifs et l’érotisme des vogueurs.ses.

Peu importe, dans cette perspective, selon Hurston, les signes d’appartenance à une culture dominante ou minorisée, c’est la capacité à inventer à partir d’une donné qui compte. Aucun matériel n’est a priori vulgaire, dégradant ou damné dès lors qu’il est repris autrement, avec talent et originalité. Aussi insiste-t-elle sur les façons dont les artistes réinterprétaient tout ce qu’ils perçevaient pour leur propre usage : “rien n’est trop vieux, ni trop neuf, trop proche ou exotique, élitiste ou vulgaire » dans une tradition qui déconstruisait tout traditionalisme, tout exotisme, tout légitimisme au sein d’une culture cohérente avec ses critères autonomes d’évaluation et ses propres valeurs à suivre l’historien Emmanuel Parent[7].

Ainsi le travail artistique, les recherches et l’engagement de Bintou Dembélé, à contre courant de bien des trajectoires d’artistes en danses dites urbaines, sont d’abord liées aux nécessités de cultures et de groupes dominés, qui dépassent les seuls danseurs.seuses afro-descendant.e.s, lesquelles imposent d’une certaine façon de faire feu de tout bois. Loin de l’esthétique comme de la politique du recyclage postmoderne prédateur qui se suffit d’une exploitation renouvelée des clichés et stéréotypes exotisants ou autoexotisants, sa démarche témoigne aussi de danses et d’artistes qui, bien que sous le feu de la rampe d’une scène classique et prestigieuse en France, vont vers le monde avec des traces créées par eux-mêmes et selon des chemins buissonniers qui entendent aussi garder en réserve une part de leur secret de fabrique de résistances.

Isabelle Launay

[1] Corps marron, les poétiques de marronnage des dramaturgies afro-contemporaines, Paris, Passages, 2018

[2]

[3] Phénomènes déjà bien analysés par Paul Gilroy dans L’Atlantique noir, modernité et double conscience, par William T. Lhamon dans Peaux blanches, masques noirs mais aussi, pour la danse, par Éliane Seguin Danses jazz : une poétique de la relation.

[4] William T. Lhamon, Peaux blanches, masques noirs, p. 112-113. Nous soulignons.

[5] Jacques Rancière, préface à William T. Lhamon, Peaux blanches, masques noirs

[6] « Characteristics of Negro Expression », paru dans Negro Anthology de Nancy Cunard en 1934. Traduit en français dans La Renaissance de Harlem et l’art nègre (2013)

[7] Emmanuel Parent, « “Nothing too old, or too new for his use” : anthropologie du lore noir chez Zora Neale Hurston ».

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