Musée des immigrations : Pascal Blanchard répond à Jacques Toubon

Paris, le 8 décembre 2003

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A l’attention de M. Jacques Toubon Président de la Mission de préfiguration en réponse au mail personnel adressé à l’ACHAC concernant le futur Musée des Immigrations / Centre de Ressources
En tant que président de l’ACHAC, je tiens à vous remercier de votre réponse concernant un certain nombre de questions concernant la mission de préfiguration.
Trois petites précisions, en préambule : mon nom est Pascal Blanchard, et non Patrick ; ensuite, je n’ai pas diffusé par « voie de presse un certain nombre de (mes) accusations », mais j’ai proposé une tribune à l’Humanité (dont vous trouverez le texte ci-après), et mon mail a été repris par la revue Africultures sur son site et je l’ai adressé à toutes les personnes qui avaient pour mission de réfléchir à la création d’un lieu concernant l’histoire de l’immigration (ce qui me semble être l’objet d’une réflexion large avant la prise de toute décision…). Enfin, curieuse entrée en matière que de considérer le mail proposé comme une simple liste « d’accusations », alors que notre argumentaire est structuré sur une réflexion plus complexe… dont l’objet n’est pas de détruite, mais de construire, certes pas n’importe quoi….
De fait, vous avez, monsieur le ministre, tout loisir de juger un point de vue, mais la méthode est assez brutale, puisque, dans la suite de votre mail, vous trouvez vous-mêmes pertinents la quasi totalité des points soulevés par l’ACHAC, puisque vous écrivez « Des questions de fond sur lesquelles vous revenez méritent effectivement un débat ».
Alors simple accusations ou véritable débat… ?
Il était temps que certaines questions soient en effet abordées, ce qui n’a pas été possible dans les différentes réunions intermédiaires au sein des desquelles les équipes de l’ACHAC ont participé… du moins les problématiques soulevées n’ont pas été reprises, ni abordées, lors du colloque de la BNF.
Votre mail, très précis, soulève un certain nombre de points importants.
Il convient brièvement de revenir sur les plus importants, afin que le débat puisse véritablement commencer… Nous avons souhaité retenir une dizaine qui nous semblent essentiels :
– Vous « présente(z) la France comme un État colonial et raciste » : Nous ne présentons pas la France comme un état « raciste et colonial ». Nous rappelons, depuis 14 ans, au sein des équipes de l’Achac, l’importance de ce passé colonial. Nos dernières publications (Culture coloniale, Le Paris arabe, Le Paris noir, La République coloniale) montrent justement les difficultés d’une telle approche, leur contemporanéité et surtout la difficulté à s’intégrer à l’historiographie française. C’est une manière un peu rapide de marginaliser notre approche historique, nous renvoyons donc à nos écrits (articles ou ouvrages) pour permettre une meilleure approche de notre réflexion. Si cela vous a permis de prendre conscience des enjeux liés à la question coloniale, pour le juste équilibre dans le futur Centre, nous sommes satisfait.
– « Il ne s’agit ni d’exclure certaines populations ni d’expurger certaines pages de l’histoire, mais bien d’éviter les amalgames hâtifs » : Sur ce point, nous ne pouvons que réaffirmer ce que nous avons précisé lors des différentes réunions, lors du colloque de la BNF et dans notre mail : si ce lieu traite des MIGRATIONS; il s’agit de toutes les migrations, qu’elles soient politiquement ou non correctes : immigrations coloniales, des outre-mer (dom et tom), immigrations post-indépendances (harki, pied-noir…), migrations intérieures au XIXe siècle (savoyards, Corses, Bretons…), migrations internes aux Outres-mers (esclavage, engagisme…) dans les actuels dom-tom… Autant de questions qui ont toutes leur place, sans être des questions « annexes » traitées « ponctuellement » et en « périphérie ». Si cette idée est aujourd’hui intégrée dans toute sa dimension par vous nous en sommes satisfait.
– « …amalgames hâtifs, comme vous le faites par exemple en faisant systématiquement un parallèle entre Vichy, le colonialisme et l’immigration » : Nous avons fait, et vous l’avez parfaitement compris, dans le prolongement de l’excellent dossier des Cahiers Français de la documentation française (été 2001), référence à la difficulté de mémoire de la république sur ces trois questions. C’est un fait. Ce n’est ni de la polémique, ni de l’amalgame, mais de l’analyse en termes de mémoire. Je vus invite à relire sur ce point l’excellent dossier d’Hommes et Migrations consacré à la mémoire coloniale en décembre 2000.
– « Le lieu : vous avez le droit de penser que nous cherchons à effacer l’histoire coloniale en envisageant l’installation du Centre à la porte Dorée. Cette idée ne nous avait jamais effleuré » : Puisque que cette idée ne vous a jamais effleuré, l’étude de faisabilité concernant ce lieu n’a donc aucun rapport avec vos travaux. Nous en prenons note. Puisque vous constatez que le débat est plus complexe que prévu (superposition des mémoires), il convient d’envisager cette question avec le recul historique nécessaire avant de le faire figurer dans le rapport présenté lors d’un colloque sans qu’aucune discussion n’ait pu avoir lieu en amont. Je vous remercie de valider la nécessité d’une réflexion en profondeur sur le lieu du futur « musée ».
– Le lieu de la Porte dorée « aucune décision n’est prise à ce jour » : nous en prenons acte .
– « vous semblez vous-même avoir une bien piètre idée du mouvement associatif : celui-ci, convoqué trois fois en réunion, ne pourrait pas s’exprimer librement et serait donc contraint à parler « off » » et « vous ne citez aucun nom » : En tant que responsable associatif depuis 14 ans, je pense que ma vision du mouvement si elle peut être critiquée, n’est en rien méprisante. Je ne vois pas ce qui peut vous permettre de dire cela. Et « vous ne citez aucun nom » : vous le comprendrez, il n’est pas dans mes habitudes de « donner » des noms. Je ne peux donc répondre favorablement à votre requête sur ce point.
– « Le parallèle avec le Quai Branly n’est pas pertinent car les projets sont de nature toute différente : nous ne préparons pas le « Louvre de l’immigration ». » : si justement, c’est sur ce point que la comparaison, en termes de moyens est « pertinente ». L’apport intellectuel, artistique, politique, culturel… de l’immigration depuis deux siècles dans ce pays mérite au moins 1/100e du musée des arts premiers, et non 1/1000e… au moins si ce n’est tout autant…
– « Le calendrier choisi prévoit une décision du comité interministériel en avril 2004. Le Centre ne sera pas qu’une annonce politique mais bien une réalité progressive et partenariale à laquelle nous voulons travailler en associant toutes les bonnes volontés et tous les talents » : ce calendrier est simplement problématique au vu de la campagne des régionales… c’est pourquoi, pour éviter toute récupération, il nous a semblé qu’attendre fin juin 2004 était mieux. Mais cela reste un conseil.
– il reste le point que vous n’avez pas abordé : la notion de « centre » et non celle de « musée » : les arguments justifiants la notion de « centre » restent légers, alors que tout le monde lors du colloque, que tous les esprits et que tous attendent un musée. Ce point mérité largement un débat de fond.
– de même vous avez, lors du colloque, insisté publiquement sur le fait que le musée de la Porte Dorée n’a jamais « été le musée des colonies » (vous avez même proposé de le vérifier auprès d’experts !) ; sur ce point, que vous oubliez de mentionner dans votre mail, nous tenons à vous apporter quelques informations importantes, qui permettront à la mission de réfléchir avec tous les paramètres nécessaires… et de gagner du temps : Plusieurs historiens ont travaillé sur cette question. En tout premier lieu Sylvie Cornillet-Watelet, conservateur au MAAO, pour le catalogue Coloniales (1989), dans un excellent article  » Le musée des colonies et le Musée de la France d’Outre-mer « . De même, il faut citer le collectif Le Musée et les cultures du monde (1999), notamment l’article de Dominique Taffin. Vient également de paraître, sous l’égide de la RMN, Le Palais des Colonies (Histoire du Musée des arts d’Afrique et d’Océanie), avec des articles de Maurice Culot, Catherine Hodeir, Dominique Jarrasse, Yvonne Brunhammer et Dominique Taffin. Enfin, l’ouvrage le plus complet reste, celui édité par Maisonneuve et Larose, en partenariat avec le MAAO (texte réunis par Dominique Taffin) suite au colloque de juin 1998, sous le titre du Musée Colonial au Musée des Cultures du Monde (2000). Sans parler du rapport officiel de Cécil Guitart  » Du Musée colonialS au dialogue des cultures  » en 1984… Le Musée national des arts africains et océaniens, situé à la Porte Dorée, fut construit à partir de 1928 (pose de la première pierre du musée permanent des colonies le 5 novembre 1928 par le Président de la République Gaston Doumergue), pour l’exposition de 1931 (ce fut un des seuls bâtiments officiels construits dans Paris depuis le Petit et Grand palais). Son nom officiel pendant les longs mois de cette exposition qui a marqué les Français (33 millions de tickets vendus) fut Musée Permanent des Colonies. Il fut un des bâtiment-clés de l’exposition. Il sera ensuite le SEUL bâtiment conservé de l’Exposition. Ce fut en ce lieu que l’exposition fut inaugurée. Par la suite il sera fermé pour rénovation et réaménagement de ses collections. Il rouvrit, partiellement au début sous le nom de Musée des Colonies de 1931-1934 et sera rattaché au ministère des Colonies (il portera quelques temps le nom de Musée permanent des Colonies Porte Dorée et même, pour une mission de réflexion confiée à Gaston Palewski, le nom de Musée des Colonies et de la France extérieure). Puis, à partir de février 1935 sous le nom de Musée de la France d’Outre-Mer, avec Ary Leblond comme conservateur du musée des colonies (un des grands romanciers et propagandiste colonial de l’époque), il survécut sous son nom jusqu’aux années 1960. Il existait déjà un autre musée de ce type en France : le Musée colonial de la Ville de Lyon depuis 1927. C’est pour cela que le musée de la Porte Dorée changera de nom afin d’éviter d’être confondu avec celui de Lyon. Le Musée sera ensuite rattaché au ministère des Affaires culturelles dirigé par André Malraux. En janvier 1961 il prend le nom de Musée des Arts africains et océaniens avec la fin de l’Empire colonial, un nouveau destin commence pour lui qui durera 42 ans jusqu’à sa fermeture. 75 ans après le début de sa construction, le Palais-Musée des Colonies, tout au long de ces années qui ont vu passer colonisation, décolonisation et migrations post-coloniales, a conservé les traces et l’identité de ces origines. Celle de l’empire colonial. À aucun moment, il ne fut lié à l’histoire de l’immigration… ou alors cela nous a échappé…
En espérant que ces quelques réponses, qu’il conviendra de développer ultérieurement, que nous vous adressons le plus rapidement possible afin de ne pas retarder vos travaux, répondent à votre attente et permettent d’engager un débat fructueux dans les semaines à venir. Comme au cours des derniers mois, les équipes de l’ACHAC ne manqueront d’être présentes aux différents rendez-vous.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Ministre, à nos respectueuses salutations.

Texte Humanité / jeudi 4 novembre :
La BNF a accueilli ce Week-End un colloque intitulé « Leur Histoire est notre histoire ». Celui-ci est l’aboutissement des six mois de réflexion de la mission, dirigée par Jacques Toubon, ancien ministre de la Culture et de la Francophonie, pour la préfiguration d’un « centre de ressources et de mémoire de l’immigration ». Il était temps que dans ce pays un lieu soit consacré à l’histoire des immigrations afin de retracer le destin des millions d’individus, anonymes ou célèbres, « qui ont contribué à construire la France ». Tout le monde est en accord sur ce point. L’intention de créer un tel centre, à même de promouvoir l’histoire de l’immigration, de lui rendre toute sa place à égalité de dignité avec les autres faits de l’histoire nationale, ne peut être qu’encouragée et soutenue avec fermeté. Cependant, il faut être extrêmement vigilant sur une question qui est, aujourd’hui, au cœur des enjeux identitaires, politiques et électoraux en France. Et, de fait, les débats de ce colloque ont mis en lumière des questions et des ambiguïtés sur lesquelles il convient de revenir. Même si le travail de la mission dans de nombreux domaines est remarquable et que travail réalisé par les associations et les chercheurs en commission, sur le contenu du centre ou sa programmation, est à soutenir dans la grande majorité de ses conclusions. Aussi, la surprise fut-elle totale lorsque les participants ont découvert le cadre général de cette mission de préfiguration : ambiguïté sur le titre du colloque qui semble nous ramener à une dichotomie entre un « Eux » et un « Nous » peu rassurante ; absence de concertation entre le monde associatif et le conseil scientifique depuis six mois ; intégration ou non de certaines populations dans le devenir de cette mémoire selon une  » frontière  » qui dépasse largement la question historique (notamment les populations des Dom-Tom, les harkis, les pieds-noirs, les Corses, les migrations intérieures) ; refus d’attribuer à ce lieu le qualificatif de musée, alors que tous les intervenants ont employé le terme de musée pendant les deux jours ; surtout, décision – prise depuis de long mois, semble-t-il – d’inscrire le futur centre dans l’ancien Musée des Colonies (actuel MAAO) de la Porte Dorée, à la grande surprise des personnes présentes. Dans la foulée, nous apprenions qu’histoire de l’immigration et histoire coloniale ne feraient plus qu’un, qu’une mission concernant le Musée de la Porte Dorée, à la demande du ministère des Affaires sociales, avait déjà été mise en placeS Il nous semble que le débat est essentiel. Il doit avoir lieu et de façon publique. Installer le futur centre dans l’ex-musée des Colonies, vestige de l’Exposition coloniale internationale de 1931, c’est résumer l’histoire de l’immigration à ce passé ; et, effacer pour les générations futures la possibilité de mettre en place, un jour (certes lointain !), dans ce lieu, un Musée des colonisations. Enfin, c’est marquer d’une façon indélébile l’histoire de l’immigration dans un lieu à forte identité. Or, il existe de nombreux autres lieux disponibles : la Bourse du commerce des Halles à Paris, ou le toit de la Grande Arche, par exemple, moins marqués par l’histoire coloniale et plus aptes à laisser s’exprimer l’identité et l’histoire de l’immigration. Car, l’histoire du Musée de la Porte Dorée Musée permanent des Colonies pendant l’Exposition, puis Musée des Colonies de 1931 à 1935, Musée de la France d’Outre-mer par la suite, avant de se transformer en MAAO en 1961 souligne amplement son inscription dans la mémoire coloniale. 75 ans après le début de sa construction, ce lieu a conservé les traces et l’identité de ces origines, celles de l’empire colonial. À aucun moment, il ne fut lié à l’histoire de l’immigration. Cette attitude ne sert pas la mémoire des générations futures, ni la construction identitaire de millions de Français issus de ce  » passé qui ne passe pas  » (Benjamin Stora). Par contre, elle est révélatrice de sous-entendus plus vastes, plus inquiétants, plus symboliques. Nombre de participants souhaitent que le lieu choisi devienne le Musée national des immigrations. Cela semble tellement évident. Ce nom lui donne toute sa dimension, toute sa légitimité et, surtout, tous les moyens de l’État. Sinon, non seulement il ne parlera jamais aux « jeunes Français issus de l’immigration » ; mais encore, il ne permettra pas « à tous les Français » de comprendre ces nouvelles générations qualifiés de  » sauvageons  » ou réduits à leurs identités ethnico-religieuses, sur lesquelles se concentrent irrationnellement toutes les peurs sociales de ce début de siècle. La nécessité d’un tel centre et l’urgence de la programmation ne doivent pas faire taire les critiques justifiées et les réajustements nécessaires. De nombreuses propositions – car, dans les 90 pages du rapport général la plupart des propositions vont dans le bon sens et montrent la qualité du travail réalisé en quelques mois par toutes les équipes consultées – peuvent donc, encore, améliorer le projet qui est dans sa phase de finalisation. Il faut donc se donner un « petit peu de temps » pour préparer au mieux le futur musée et accepter de dialoguer. Il n’y aucune obligation à vouloir tout programmer pour le 10 avril 2004, comme si, à la veille des Régionales, toutes les questions liées à l’immigration (voile, islam, mémoire, urbanisme, clandestin, représentativité électorale) devaient être, une fois pour toute, « réglées ». C’est de la responsabilité de la République – et aujourd’hui du gouvernement – d’en prendre toute la mesure. Parce que la volonté de vivre ensemble au sein de la République ne se résume pas seulement à la capacité de l’État à détruire les tours de nos cités, à légiférer sur le voile ou à organiser l’immigration. Elle se révèle aussi dans la construction d’une histoire commune, ni la Notre, ni la Leur. Celle de la République. Celle de la France.///Article N° : 3245

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