» Noire/Arabe  » en France ou la  » communauté impossible « 

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Dans un pays où la République – une et indivisible – s’évertue à réduire les particularismes identitaires du citoyen d’origine africaine, en gommant si possible les  » ambiguïtés  » de son histoire, le débat autour du communautarisme fait rage.

Jeux de mots/jeu de vilains… Qui veut noyer son double refoulé, ne manque pas de le stigmatiser au premier virage négocié. Dans l’Hexagone, les maîtres de la prose ghettoïsante savent puiser aussi loin que possible dans les mémoires pour rejeter ceux qui les effraient. D’un siècle à l’autre, leur langage s’est adapté à coup de contorsions multiples, sans jamais totalement céder sur les questions de fond. A savoir… s’il faut – oui ou non – accepter l’Autre – l’étranger/assimilé ou intégré – dans l’espace de vie commune, en admettant tout ce qui le distingue du  » Français  » dit de  » souche  » . Surtout au moment où cet  » autre « , que l’on croyait jadis barbare ou sauvage, que l’on appelait souvent négro ou bicot, prétend – après bien des crises – prendre pleinement sa place dans une France plurielle et multicolore.
Vaste débat… qui revient en force dans le paysage politique national, depuis que la droite au pouvoir s’est mise à la mode du  » politiquement correct  » anglo-saxon, en instrumentalisant le sulfureux concept de la  » discrimination positive « . Les Noirs et les Arabes – de France et de Navarre – devraient crier  » victoire « , s’empresse-t-on de préciser dans la France d’en haut. Pour alléger leur souffrance au quotidien face à un racisme férocement attisé par ces temps d’incertitudes politiques, la République daigne réinventer une partie de ses outils d’intégration. En nommant un préfet ou un recteur d’origine algérienne par ici, en se laissant représenter politiquement et socialement par tel ou tel autre jeune loup issu des milieux afro-antillais par-là. Fini le temps des  » strapontins  » et des  » placards  » pour basanés mal à l’aise, fini aussi le temps de la stigmatisation cruelle, aussi bien dans le public que dans le privé. Le risque serait gros pour ceux qui continueraient à le faire. L’arsenal juridique a même été revu de manière à ce que l’on ne parle plus de certaines dérives… La République accepte ainsi de traiter certaines populations  » cibles  » d’une façon nouvelle, en leur accordant la préférence devant certaines questions ou situations à résoudre. Globalement, le but est de rétablir l’égalité des chances pour tous, égalité mise à mal jusqu’alors par des problèmes d’ordre socio-économique et par la persistance de pratiques discriminatoires.
Ce choix politique n’est nullement destiné – bien sûr – aux seuls Noirs et Arabes de France. L’enjeu serait trop simple dans ce cas. Il concerne également d’autres  » communautés « , dont celle qui est constituée par les homosexuels. Mais en ce qui concerne les citoyens d’origine immigrée et africaine, citoyens qui posent énormément de problèmes à l’imaginaire hexagonal, cette nouvelle perspective d’intégration vaut bien son pesant d’or. Pour ces citoyens d’origine étrangère qui aspirent plus que jamais à une vie  » normalisée  » et sans stigmates dans leur pays de naissance ou d’adoption, cette tendance étatique (récente) pourrait symboliquement annoncer une ère de changement dans les mentalités. Beaucoup fantasment sur les conséquences possibles d’une telle perspective et vont jusqu’à tirer des plans sur la comète. Des quotas d’images  » basanées  » permettraient par exemple à la petite lucarne de bousculer les fausses idées établies ; les portes des grandes écoles qui s’ouvrent – comme à Sciences Po – aux  » enfants de l’immigration  » laissent penser qu’un renouvellement des élites est possible ; le recrutement de jeunes leaders  » ethniquement  » marqués dans le paysage politique travaille l’imagination des plus blasés…
Le communautarisme qui fâche
La machine progressiste va jusqu’à s’emballer un peu. Les uns avancent l’idée d’une période d’exception, qui autoriserait à repenser le modèle national, voire à le dépasser dans le meilleur des cas. D’autres trouvent que ce principe de  » discrimination positive  » arrive à point pour renégocier un pacte social, où l’équité l’emporterait sur les inégalités. D’autres enfin pensent que la  » France officielle  » se mettrait là en phase avec le vécu réel d’une partie de sa population, aujourd’hui convaincue de l’intérêt de  » vivre ensemble  » dans la pluralité ou dans la  » multiculturalité agissante « . Mais le conservatisme et ses dents longues veillent comme toujours. Ainsi l’on reparle des risques de dérives identitaires ou de la République menacée jusque dans ses valeurs fondatrices, ou encore de la confusion tendancieuse effectuée par certains avec des politiques  » étrangères  » telle que la politique américaine de l’affirmative action… D’où l’on reparle également du sort des minorités  » noires/arabes « , refoulées/menacées/étouffées dans leur intégrité, soit parce que musulmane/ » voilée « , soit parce que noire, soit simplement parce peu fidèles aux normes vieille France de la République. Les fils ou petits-fils d’immigrés africains voudraient profiter de la brèche ainsi ouverte et sollicitent leurs camarades des Dom et des Toms ou leur emboîtent le pas dans des actions de sensibilisation. L’heure est à la re-mobilisation. Chacun y va de sa petite stratégie de conquête de l’espace public. Dans l’ensemble, se distinguent deux camps. Le premier camp penche pour une infiltration des structures d’existence citoyenne déjà établies, avec ordre de trouver sa place comme tout le monde dans le paysage, en n’invoquant la discrimination uniquement lorsque les barrières se refusent à sauter. Tandis que l’autre camp, lui, se méfie des humeurs de la République et préconise de resserrer les liens d’abord  » communautaires  » avant toute attaque frontale contre les  » conservatismes  » de toute sorte.
De là d’ailleurs surgit le débat sur le communautarisme, débat qui enflamme de plus en plus les esprits. Selon le philosophe Pierre-André Taguieff (1), le terme est utilisé  » surtout en langue française (depuis les années 1980) pour désigner avec une intention critique toute forme d’ethnocentrisme ou de sociocentrisme, toute autocentration de groupe, impliquant une autovalorisation et une tendance à la fermeture sur soi, dans un contexte ‘postmoderne’où l »ouverture’, et plus particulièrement l »ouverture à l’autre’est fortement valorisée […] Par ailleurs, le ‘communautarisme’est défini par ses critiques comme un projet sociopolitique visant à soumettre les membres d’un groupe défini aux normes supposées propres à ce groupe (telle ‘communauté’), bref à contrôler les opinions et les comportements de tous ceux qui appartiennent en principe à ladite ‘communauté’ « . Autrement dit, les  » communautaristes  » – sous couvert d’une quête de soi et d’une recherche d’authenticité culturelle – ne seraient en fin de compte que des adeptes de la ghettoïsation. Les intéressés ou leurs  » assimilés « , eux, cherchent à transformer l’essai [de la discrimination positive  » adoubée « … même au niveau des institutions étatiques]afin de rendre leurs minorités d’origine encore plus incontournables dans les décisions nationales. Pour eux, la France  » officielle  » et  » intellectuelle  » se voilerait singulièrement la face. Par son rejet systématique de l’Autre/l’immigré, celle-ci a de fait contribué depuis fort longtemps à fonder des communautés ethniques [de Noirs et d’Arabes], tout comme elle a nourri l’existence d’un mouvement gay par ses pratiques discriminatoires au quotidien. Le communautarisme vu comme une manière de résister au déni de l’Autre ou comme une forme de résistance à l’assimilation.
Nier l’existence de communautés devenues  » parias « , parce que n’ayant pas la  » bonne couleur « , n’est pour ces militants de la communauté  » black  » ou  » rebeu  » qu’un artifice de plus dans le débat qui les oppose à l’establishment.  » Il n’y a pas de doute. Les communautés sont bien là, nous raconte A. Mevegue, patron du magazine Afrobiz. Il s’agit plutôt à présent d’en finir avec cette situation, en donnant la possibilité aux minorités majoritairement visibles d’exister autrement. Chaque jour, à la radio, à la télé, dans la presse écrite, on entend des choses qui stigmatisent, des réactions de mépris, des discours tendancieux sur nos communautés. Et il n’y a pas d’autres solutions que celle de s’organiser contre ces dérives « . Récemment, le  » réflexe communautaire  » a pu jouer pour les diasporas arabes et noires sur deux affaires inquiétantes, sur lesquelles la République s’est déchaînée comme une furie, plus qu’à l’accoutumée. La première affaire concernait le musulman Tariq Ramadan et la seconde le comédien Dieudonné. D’un côté un Suisse d’origine égyptienne, de l’autre un Français d’origine africaine. Les deux sont accusés d’antisémitisme pour avoir évoqué des sujets relatifs aux juifs et aux Israéliens d’une façon dite  » discutable « , le premier par un texte, le second par un sketch. Tollé général, menace de procès en diffamation, incitation à la haine raciale… l’opinion française [pour ne pas dire un certain milieu intellectuel et médiatique, ainsi que l’Autorité]s’est braquée quelque temps contre eux, avant que l’on ne se rende compte que derrière ces attaques se profilaient également d’autres peurs, liées à la prise de parole par un  » Arabe  » et un  » Noir  » dans l’espace public français.
Afrobiz a ainsi publié la réaction de Elia Hoimina dans sa dernière livraison (2).  » La France, écrit celui-ci, n’en finit-elle pas de restreindre sa zone de liberté, avec les affaires Tariq Ramadan et Dieudonné, victimes de bronca et de lynchage médiatique pour évocation de sujet tabou…. Aurait-elle du mal à se regarder dans la glace, essayant de faire payer aux autres le poids de sa culpabilité ?  » Dans l’un de ses discours, le président Jacques Chirac disait que lorsqu’on  » s’attaque à un Juif de France, c’est à la France entière tout entière qu’on s’attaque « . Hoimian s’interroge sur cette prise de position :  » Et quand on s’attaque aux Noirs et aux Arabes français ? La République a décidément l’indignation sélective. Quand il s’agit de Noirs, et de blagues graveleuses sur notre accent, et notre sens du rythme, que Michel Leeb (3) remixe à souhait, aucune voix autorisée ne s’en émeut ; au contraire ça fait rire tout le monde, même quelques-uns d’entre nous, si soucieux de vouloir s’intégrer et paraître ouverts. ‘Oh te fâche pas, on blague’, entend-on dire. Et ‘ t’en fais pas, j’avais bien compris’. T’as rien compris mon frère, il te prend pour un con ! « . Elia Hoimian insiste, en conclusion de sa missive, sur la guerre des communautés à éviter [juive/arabo-musulmane/noire] pour ne pas donner une excuse à cette République une et indivisible, qui reporte sa propre culpabilité par rapport à l’Histoire sur les autres, afin de ne pas avoir à se remettre en question. Celle-ci n’a pas toujours été digne, à le suivre dans son propos, des valeurs dont elle semble se revendiquer…
L’époque de l’individualisme
Est-ce à dire que les Juifs, les Noirs et les Arabes devraient s’inscrire dans un même combat ? Les communautarismes font peur. C’est sûr. Mais en se serrant les coudes, pour reprendre une expression à la mode, les uns et les autres arrivent à se faire entendre par la République. Les Juifs passent pour y arriver plus que les autres, grâce à une histoire de la Shoah qui serait régulièrement ramenée sur la table. Les Noirs et les Arabes un peu moins, car ils relèvent, se répète-t-on ici ou là, d’une histoire coloniale sur laquelle la République n’entend pas du tout revenir, ni aujourd’hui, ni dans un futur proche. Une situation que de nombreux citoyens français d’origine immigrée et africaine aimeraient bien pouvoir changer un jour… Pour l’instant, ils n’y arrivent pas et se consentent de ruminer leurs frustrations dans les  » ghettos  » où on les parque. Les temps en effet sont durs. Rares sont ceux qui souhaitent s’engager dans des batailles idéologiques, encore moins dans des combats d’ordre strictement communautaires. L’époque se prête plus aux individualismes.
L’individu cherche à s’inventer une histoire, qui lui soit propre. Une histoire qui lui exige finalement de laisser tomber les interrogations collectives pour rejoindre la modernité du  » je  » dans toute sa complexité. Dans les communautés stigmatisées elles-mêmes, chacun veut fuir son entourage, pour ne pas avoir à subir la loi du plus grand nombre, avec ces interdits et ces lois. Contre les obsessions identitaires, la plupart – y compris en  » milieu immigré  » – veulent se consacrer à leur destinée d’individu, plus libre et moins astreinte à l’histoire culturelle des parents et des grands-parents, avec ses particularismes qui incitent à affronter la République et sa toute-puissance. Sans chercher à se renier sur l’essentiel, beaucoup aimeraient faire éclater les verrous de l’imaginaire français au nom d’une diversité devenue nécessaire. En conséquence, le combat communautaire devient problématique pour les concernés eux-mêmes. Après les grandes batailles du passé, qui réunissaient  » rebeu  » et  » black  » dans une même perspective, arrive donc le temps des renoncements… ou des communautés impossibles à constituer ou à reconstituer.
D’un côté, les médias brocardent le risque d’enfermement communautaire. De l’autre, des leaders rament en  » milieu immigré  » pour rassembler contre les dérives de la République. Entre les deux mondes, une réalité paraît néanmoins indiscutable. A force d’être rigide, la République a forgé des  » ghettos « , là où elle croyait défendre un idéal d’équité. Il y a une vingtaine d’années par exemple, la  » Marche des beurs  » avait suscité l’intérêt de l’ensemble des Français pour une communauté sous  » label ethnique « . Celle-ci n’aspirait qu’à une chose en vérité : trouver une réelle place dans le paysage national.  » Vingt ans plus tard, écrit le journal Le Monde (4), l’intégration ne s’est pas réalisée. Les inégalités se sont creusées. En France, les enfants d’Algériens sont quatre fois plus au chômage que les enfants de Français. La part des jeunes d’origine populaire dans les grandes écoles est passée de 21% dans la première moitié des années 1950 à 7% aujourd’hui […] On ne peut qu’imaginer le nombre de fils d’immigrés dans ces 7%. Cette discrimination-là est très, très négative. Les frustrations qu’elle engendre dans les ‘quartiers’aggravent la fracture sociale « .
Qui pousse au  » communautarisme  » dans ce cas, sinon la République elle-même, qui continue à rejeter une partie de ses enfants ? C’est sans doute pour cette raison que Nicolas Sarkozy, l’ex-ministre de l’Intérieur, a voulu bousculer le commun des Français en novembre dernier, en lâchant ces mots sur France 2 (5)  :  » Reconnaissons les échecs de l’intégration à la française. Je crois en la discrimination positive : il est des territoires qui ont tellement plus de handicaps que, si on ne leur donne pas plus qu’aux autres, ils ne pourront pas s’en sortir « . Dans l’opposition, François Hollande, le représentant du parti socialiste français, crut bon réagir contre cette prise de parole :  » Je sens chez Sarkozy une conception anglo-saxonne « . Mieux !  » C’est l’idée de l’égalité  » qu’il faudrait plutôt défendre et non le contraire, a-t-il ajouté. Mais que devient le principe d’égalité républicaine, lorsqu’il contribue à renforcer les inégalités ? Le débat reste ouvert à ce jour. Mais il aura permis en tout cas de constater que les communautés tant stigmatisées ne sont pas toujours ce que l’on croit. A voir…

1. Le Figaro, 17 juillet 2003.
2. Le même texte était déjà paru dans Le Parisien du 6 janvier 2004.
3. Comédien français populaire.
4. Le Monde du 5 avril 2004.
5. Deuxième chaîne de télévision du paysage audiovisuel français.
///Article N° : 3395

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