Nora Chipaumire : My bones will rise again

Ou comment la chorégraphe Nora Chipaumire bouscule l’opéra et raconte les derniers jours de Nehanda. 

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Afternow, c’est l’œuvre sonore aux allures d’opéra que la chorégraphe et danseuse New yorkaise d’origine zimbabwéenne Nora Chipaumire expose aux Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis qui se tiennent du 13 mai au 18 juin. Celle qui développe deux axes à ce festival dédié aux écritures chorégraphiques contemporaines en France, est apparue dans les radars français à la fin des années 2000 avec un court-métrage chorégraphique qui d’une certaine façon annonçait déjà sa démarche. D’abord le médium, puisque ce n’est pas un spectacle mais une installation sonore radiophonique qu’elle présentera durant une semaine à La Dynamo (Pantin). Et comme le film Nora s’ouvrait en 2008 sur un air d’Otello de Verdi, ce travail radiophonique est un opéra, une œuvre qui explore ce que pourrait être, aux yeux de la chorégraphe, un futur de l’opéra comme genre. Dans son expérience sonore, Nora Chipaumire va sur les traces de Nehanda, figure historique et ancestrale du peuple Shona du Zimbabwe et du Mozambique, en qui elle a inspiré un mouvement de révolte contre les colons britanniques. 

À l’époque où je suis née, les Africains n’étaient pas censés avoir de rêves. Et les femmes africaines, encore moins, il n’y avait aucune attente pour un rêve. Alors oui, je fais mes rêves en tant qu’adulte et je les réalise très certainement.

L’œuvre a d’abord existé en l’état radiophonique sur les antennes exclusives de wifmzifm lors des différents confinements de 2020 quand la possibilité de travailler comme artiste de spectacle vivant était fortement compromise. En 8 épisodes et presque 4h d’écoute, on y (re)découvre la lutte des shonas contre l’occupant britannique, mais aussi l’une des figures majeures de cette rébellion à la fin du 19e siècle : Nehanda Charwe Nyakasikana. Publié sous le titre de Nehanda, ce travail d’opéra radiophonique a été rebaptisé Afternow pour prendre la forme d’une installation sonore. 

Néhanda, au Zimbabwe, est une héroïne nationale. Figure puissante et encore régulièrement invoquée, y compris par les politiques actuels du pays, Nehanda est l’esprit d’une reine du 15e siècle dont la grandeur et le prestige font qu’aujourd’hui encore, elle est incarnée par des médiums qui se voient comme ses héritières, donc ses portes-paroles.. Nehanda Charwe Nyakasikana (1840-1898) fut elle-même une médium qui par ses prêches, a  impulsé les révoltes du peuple shona contre le colonisateur britannique. Elle fut arrêtée et exécutée en 1898 pour le meurtre du commissaire aux indigènes Henry Hawkins Pollard qu’elle fut accusée d’avoir décapité. 

Le corps de la femme noire africaine, le corps, le corps noir, le corps africain, le corps noir africain féminin, sa relation avec le reste du monde m’a conduit à tant d’absurdités, tant d’énigmes, tant de contradictions. Mon corps de femme noire africaine a été historiquement sur une trajectoire de collision avec le pouvoir, la masculinité et la blancheur. Parfois, en validant ces présences, mais souvent en les réfutant. Mon corps donc, mon corps de femme noire africaine, est un fait glorieux et terrible, une arme, un laboratoire, une expérience, une théorie, un impératif culturel et global, et toujours potentiellement disruptif.

L’opéra est constitué de 8 épisodes, tels 8 scènes radiophoniques qui donnent à entendre l’ambiance et les opinions dans différents groupes impliqués dans cette « Première Chimurenga ». Le mot chimurenga renvoyant à la fois à deux guerres de libération, la première dont il est question ici entre 1896 et 1900, et une seconde qui eut lieu entre 1967 et 1979. Mais il fait aussi référence à un courant musical dont Thomas Mapfumo est la figure de proue.

Depuis les studios de wifmzifm la présentatrice (Nora Chipaumire elle-même) accompagne les auditeurs et les auditrices d’abord auprès des shonas en pleine discussion puis avec les colons qui eux aussi sont réunis en assemblée. Suivront la venue de l’esprit de Nehanda, la parole des intellectuels, la trahison, le procès, la mise à mort et pour finir, un huitième épisode numéroté 0 et intitulé manifesting qui semble reléver autant de la manifestation que du manifeste. À la manière du fameux film de Peter Watkins sur La Commune  (bien que la référence convoquées soit plutôt celle d’Orson Welles), la chorégraphe mobilise un outil fictionnel grâce auquel la radio existerait sous cette forme dès le 19e siècle, qu’on y entendrait des témoignages, des envoyés spéciaux, des ambiances sonores, des reportages en direct depuis différents endroits du pays. Néhanda s’avère donc être un opéra fiction-documentaire, qui raconte un fait historique par la voix des personnalités qui l’ont vécu. 

Aussi croise-t-on l’effroyable Cecil John Rhodes (fondateur de la British South Africa Company et de la compagnie diamantaire De Beers) dont l’allocution à la chambre locale des représentants est un moment qui résume à lui seul la tranquille brutalité coloniale ainsi que les complicités perverses des intérêts publics et privés à l’œuvre : d’un côté la couronne de la reine Victoria cherchant à asseoir son empire et de l’autre les entreprises cherchant à augmenter leurs profits. Lors d’un épisode éclair et musicalement vivifiant, on entend également la cohorte des intellectuels suivis d’un blues bancal, incantation élastique où Nora Chipaumire officie elle-même à la suite de Derrida, de James Baldwin, de Denise Ferreira da Silva, etc. Enfin, évidemment, comme dans tout opéra, la tension monte jusqu’à la traitrise, au procès de pacotille, au refus de la conversion et à la mort par pendaison de l’héroïne Nehanda. Plus on avance dans la pièce, plus le montage radiophonique se fait subtil, plus la dimension musicale se fait fondamentale. De moins en moins documentaire et d’une certaine façon de plus en plus poétique, on est portés par la musique des famous tsika players qui accompagnent tout le long ou presque le discours.   

Je voudrais souligner que Nehanda est un opéra qui engage l’idée de ce que pourrait être l’opéra du futur si on admet qu’il y a un futur. Mais si on admet le fait qu’il y a un futur, alors à quoi ressemble l’opéra du futur ? Je dirais que pour moi l’opéra du futur engage le sud global, engage la façon dont le sud global philosophe, engage la question permanente et toujours sans réponse de ce qu’est la justice. Le monde est prêt – par le monde je me réfère à une compréhension européenne du monde, le monde n’est que ce que l’Europe occupe – donc le monde c’est à dire le monde européen est prêt à entendre des questions autour de la juridiction et de la justice, à ce qu’on lui parle de ses propres activités illégales dans le sud global. 

C’est ce que fait Nehanda, ce travail pose la question de la justice, d’un procès contre l’empire.

Si cette proposition de Nora Chipaumire n’est pas chorégraphique, elle correspond tout de même aux principes qui guident sont travail depuis les débuts. Par des dispositifs scéniques non frontaux :le ring de boxe de Portrait as my father ou bien la ronde de 100 % Pop, pour ne citer qu’eux jouaient également avec les codes et les limites du spectaculaire et du quatrième mur. Elle invitait déjà les personnes présentes à se faire actives, à participer et à ressentir pour mieux penser. Dans l’installation Afternow on pourrait avoir l’impression d’une plus grande passivité mais ce serait esquiver un peu facilement la flèche décochée par l’artiste. En effet, seul ou seule à l’écoute de ce récit, détaché de représentations forcément problématiques (il n’y a qu’à voir les deux images existantes de l’arrestation de Nehanda pour avoir du mal à s’imaginer qu’on pourrait « jouer à cela » sur scène), on ne peut échapper à la violence de la situation et à la virulence de la résistance. C’est en cela probablement que cet Afternow est un opéra contemporain, voire du futur au sens où l’on entend Nora Chipaumire dans la citation produite ci-dessus. Non seulement il s’agit de raconter en musique (et plus généralement en sons) une histoire, mais il s’agit de la raconter avec des moyens expressifs qui correspondent à une époque et à un lieu : la sono mondiale telle qu’elle s’exprime au Zimbabwe, en particulier dans le sillage de Thomas Mapfumo et ses Blacks Unlimited. Et peu à peu, presque sans s’en apercevoir, les ambiances, les musiques et les voix font entendre la pugnacité de la lutte, la violence de l’occupation, le mépris des colons, la force et la beauté des peuples en résistance.

Si internet et ses outils ont été un recours important pour les créateurs et créatrices, la proposition de Nora Chipaumire va bien au-delà de la mesure d’urgence pour artistes confinées. En effet, l’ensemble a tout de même l’allure d’une performance live enregistrée (version live qui existe ou a existé par ailleurs) et l’on ressent clairement l’énergie se dégager non seulement des interprètes (les musiciens et musiciennes en particulier) mais aussi du propos politique et historique que le livret véhicule. L’ampleur du projet (presque 4h pour la version radiophonique / installation) est à elle seule une aventure. Aucun ennui néanmoins à l’écoute de cette traversée. Pour qui ne connaît pas cette histoire, l’apparition de cette femme forte et combattante à la fin du 19e siècle alimente un imaginaire dont on sait ce qui a dû être amputé par des décennies d’historiographies impérialistes, blanches et masculines.

C’est normal qu’il y ait des « erreurs de lecture ». Je pense que ces « erreurs » de lecture rendent le monde joyeux d’une certaine façon. Une fois que l’œuvre est vivante, l’œuvre est vivante, elle est sa propre chose. Ce que je voulais qu’elle soit est maintenant hors de mon contrôle. Je ne peux pas dire  » Non, ce n’est pas comme ça que vous devez le lire « . Si c’est ce que vous avez ressenti, compris de l’oeuvre, ce n’est pas nécessairement un reflet de qui je suis. C’est le reflet de qui vous êtes. Ça me va.

Cette provocation – c’est son mot – de Nora Chipaumire à l’intention du genre opératique, est probablement à prendre plus au sérieux qu’il n’y paraît. On peut bien sûr se réjouir que les planches des maisons d’opéra et des orchestres s’ouvrent à des talents venant d’autres horizons que par le passé mais il n’en reste pas moins urgent de questionner le genre lui-même. Qu’est que faire un opéra aujourd’hui ? À qui s’adresse-t-il ? Qui parle ? Qui chante ? Qui danse ? Qui écrit l’h(H)istoire ? Et l’on pourrait même aller plus loin : qui le finance ? Par quels vecteurs ? etc. 

 

Peut-être n’est-ce pas un hasard si c’est d’une chorégraphe que vient en l’occurrence la provocation. La sacralité de notre rapport à un certain patrimoine culturel (dont l’opéra pourrait bien être l’un des paradigme) a bien du mal a être contestée par l’intérieur. Cette installation, appelons ça, ou pas, de l’opéra, il n’en demeure pas moins que d’écouter une chorégraphe née au Zimbabwe nous raconter en musique la lutte de son peuple pour résister à l’occupation et à l’oppression est une réjouissance. Amère, mais ô combien motrice pour qu’ici aussi nous regardions en face notre histoire. 

Le Nègre heureux, le corps africain heureux, ce corps subversif, remuant, heureux, Nègre africain ; ce corps subversif, remuant, volant, maudit, maternant, heureux, africain. C’est l’une de mes absurdités préférées, bien sûr. Ha ! Comme il est chargé, comme il est explosif ce stéréotype – et je l’utilise – le corps noir, heureux, africain, Nègre.

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L’installation Afternow sera visible dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis à La Dynamo de Banlieues Bleues à Pantin, du 20 au 31 mai 2022 – https://www.rencontreschoregraphiques.com/festival/nora-chipaumire-afternow 

Le 20 mai, l’ouverture de l’installation sera suivie d’une Dub Night conçue par La Dynamo et la chorégraphe. https://www.banlieuesbleues.org/dynamo/ 

Et le 21 mai, uns discussion avec l’artiste est organisée, également à la Dynamo à 17h. https://billetterie.rencontreschoregraphiques.com/evenement/21-05-2022-17-00-talk-avec-nora-chipaumire 

Enfin, la radio ∏node (www.p-node.org) diffusera l’intégralité de l’opéra radiophonique le samedi 14 mai à partir de 18h30 sur le WEB ainsi qu’en DAB+ à Paris et Mulhouse. 

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Adrien Chiquet

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