Nous avons été mal colonisés

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A l’examen des causes et des conséquences actuelles du carnage de l’armée américaine sur le peuple irakien, il est difficile de ne pas jeter un regard rétrospectif sur la manière dont mon pays, le Sénégal, a été occupé et colonisé par la France. Non pas pour déterrer des motifs de haine ou faire des rapprochements mal venus quand Chirac et les siens ont su choisir clairement le camp de la paix, mais pour chercher à comprendre l’extraordinaire exercice de trapéziste (même point de vue que la France et totalement d’accord avec Bush) dans lequel se sont complus mon Président et son Gouvernement et surtout pour mieux lire les raisons qui ont permis une telle situation.
Parce que le problème n’est pas de chercher ou de trouver des armes de destruction massive ni de blanchir Saddam, mais de choisir entre la logique impérialiste et terroriste des USA et le refus de voir des milliers d’enfants irakiens et des innocents massacrés.
Les politologues et historiens avertis seront plus compétents pour analyser les choix néo-libéraux et l’alignement inconditionnel du Président Wade sur toute gesticulation de Bush. Egalement, ils pourront mieux distinguer les dissertations sur un  » islam à la sénégalaise  » des circonlocutions sur le Sénégal  » futur pays émergent  » et toutes ces BIZARRERIES QUI POSENT ENCORE AVEC DAVANTAGE D’ ACUITE LES SOURCES DE CE DEPHASAGE ENTRE LE VECU CULTUREL DES SENEGALAIS ET LES EXERCICES DE HAUTE VOLTIGE DE LEUR GOUVERNEMEMT BIEN AIME.
A voir le Président Wade se pavaner de Conférence en Inauguration ici et outre-atlantique, à l’entendre Népadiser pour un oui ou un non, on se croirait revenu aux premières années senghoriennes ou le Président-poète parcourait le monde pour faire entendre la beauté de la syntaxe française promettant alors que le Sénégal sera un pays émergent en l’an 2000 et que Dakar sera comme Paris !
Et les faits sont là, plus de 43 ans après : le Sénégal rural et populaire est sorti déçu de l’accession à l’Indépendance (la première Alternance ?). L’abondance en tout qui était promis et la souveraineté internationale proclamée se sont muées en chômage accru, en délinquance, en violence, en voyages de sinécure. L’aide internationale et les programmes d’assistance ont beaucoup servi à créer une caste de nouveaux riches qu’une logique de développement. Le Sénégal n’a jamais été aussi pauvre et aussi démuni qu’à l’heure des tapages sur la lutte contre la pauvreté.
Des slogans sont généreusement distillés pour dire que  » l’éducation des filles élimine la pauvreté « , que  » l’enseignement religieux à l’école sauve de la pauvreté « , que  » les forages sont les clés du succès de la lutte contre la pauvreté « . Et l’on en oublie que cette trouvaille de la Banque Mondiale est une opération pour masquer la forme des nouveaux plans d’ajustement structurel, et qu’elle subira un ECHEC LAMENTABLE, MALHEUREUSEMENT AU SEUL DETRIMENT DES DEMUNIS, comme vient de le souligner le Fonds International pour le Développement Agricole dans son Rapport annuel.
Quel que soit le domaine d’activités considéré, il ne reste que des interrogations sur les promesses des Indépendances-Alternance et même sur l’identité civilisationnelle du Sénégal. Quand l’oubli délibéré des promesses remplace les engagements non respectés, quand par l’image le Texas et New Orleans sont plus proches aux Sénégalais que Bargny et Gandiole, peut-on encore espérer du Sénégal sénégalais ?
Où trouver des perspectives de promotion pour les producteurs de culture (artistes, techniciens, réalisateurs, auteurs) quand la source des espérances d’hier (Indépendance ? Alternance ?) s’est tarie et que de partout le Sénégal se voit encerclé par l’abondance d’images et de textes de toutes sortes vantant l’american way of life ?
Que représente le budget du ministère sénégalais de la Culture face aux enjeux pour que le Sénégal continue d’exister comme volonté de vie commune de millions d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux dans la dignité, l’éthique et le respect d autrui ?
Un questionnement qui pourrait se poursuivre pour situer l’équation Sénégal dans la contemporanéité. Une équation à plusieurs inconnues quand on voit encore les plus hautes autorités de Dakar, les larmes aux yeux, donner crédit à la logique d’infantilisation des valeurs sénégalaises dans laquelle les lambris de Paris, d’Oslo et de Washington les enserrent.
Comment caractériser autrement cette situation, lorsqu’à peine prononcé le mot Espoir avec l’Alternance politique de l’année 2000, nous voilà courant le monde en queue-de-pie pour juxtaposer phrases et périphrases, phraséologie et bavardage distingué. Au nom de quoi ?
Comment Kocc Barma, Ndaamal Gosaas Xaali Majaxate Kala seront-ils connus et lus dans de telles conditions ? Qui a intérêt à parler de la culture sénégalaise par accident et à maintenir dans l’anonymat les thèses de Cheikh Anta Diop, de Aram Faal, de Seex Ndaw ? Qui disait que le respect de sa culture commence par la considération accordée à ses valeurs intrinsèques en tous temps et en tous lieux ?
Il est vrai, la francophonie offre un espace linguiste de communication. Mais pour qui ? Est-ce juste d’additionner les populations du Sénégal, de Guinée et d’ailleurs dites francophones, pour parler d’un empire linguistique ? Quand à peine 5/1000 Sénégalais comprennent et parlent la langue française, il est exagéré de parler de Sénégal francophone.
Ensuite, l’environnement d’images à la TV nationale extraverties à 80 pour cent, la facilité de trouver chez le voisin les chaînes des bouquets TV5 et Canal+ et avoir ainsi le monde à portée de télécommande, ont développé dans une grande frange de la jeunesse non pas une attention aux appels au patriotisme qui fleurissent tous les discours officiels, mais une envie de construire leur avenir ailleurs que dans ce pays sans neige ni avenues éclairées, sans métro ni tramway !
L’on se rend compte alors que nous avons été mal colonisés par la France, cette France dont l’œuvre a été brusquement rappelée à nos mémoires par la barbarie américaine en Irak, cette France de Pinet-Laprade et de Faidherbe, cette France de l’holocauste colonial, cette France qui a vu le Cayor payer au prix du sang le chemin de fer, qui a vu Alboury, Lat-Dior préférer l’exil et la mort face au déshonneur que cherchait le Gouverneur de Ndar.
Le Sénégal a été mal colonisé : un constat pour mesurer la profondeur de la dérive civilisationnelle dans laquelle nous nous situons. IL NE S’AGIT PAS BIEN SUR DE PENSER UN SEUL INSTANT QU’IL PEUT Y AVOIR DE BONNE OU MAUVAISE COLONISATION, ENCORE MOINS DE COLONISATION COMME DESASTRE NECESSAIRE. lA DOMINATION POLITIQUE, ECONOMIQUE ET CULTURELLE, QUELLE QUE SOIT SA FORME EST UNE IMPOSTURE, UN CANNIBALISME, UNE ANTHROPOPHAGIE.
L’Amérique envahisseur s’abreuve du sang irakien et dépèce ce territoire en donnant leur part de sang à l’Angleterre et à la Pologne. L’Irak colonisé sous nos yeux au 21ème siècle : une situation qui condamne et réduit à néant tous les discours proclamés par l’Amérique sur l’humanisme, le pacifisme, les droits de l’homme.
Il est paradoxal cependant que mon pays n’ait pas encore tiré toutes les leçons de ce terrorisme de l’Etat US et qu’il ait battu tous les records de manifestations clairsemées pour la paix en Irak et contre l’occupation américaine. De qui le Sénégal tire-t-il une telle attitude ?
Assurément pas de la France d’aujourd’hui qui a été la locomotive du camp pacifiste. Certainement de la France coloniale qui lui a laissé une école inadaptée, un système politique obsolète, une culture maintenue dans un complexe d’infériorité par rapport à l’occidentale, une langue étrangère comme langue officielle. Sûrement de ses dirigeants qui n’ont fait que continuer ce massacre civilisationnel en faisant venir leurs honneurs des salons d’Europe et en jetant sur la poitrine de n’importe quel envoyé de son Excellence les distinctions nationales. On ne banaliserait pas mieux une symbolique nationale.
C’est vrai : il est facile de rejeter d’un revers de main ce mal colonisation du Sénégal au nom du pardon et des urgences de l’heure. Il est encore plus aisé de s’en vouloir aux pleurnichards et à tous ceux qui parlent de faire payer à l’Occident ses crimes contre l’humanité. Mais, il est impossible de gommer les travers que nous avons fièrement hérités de notre pacification par la France.
Car ce sont aujourd’hui de telles infirmités qui font qu’une distinction locale (titre universitaire, diplôme professionnel) n’est rien comparée à un vulgaire parchemin ramassé à coups de cours du soir dans une obscure école scientifique des environs de la banlieue de Saint-Etienne, à un diplôme forgé dans des instituts belges pour Nègres d’Afrique ou à une attestation émérite délivrée par une Grande Ecole du côté de Milan.
Peut-on trouver d’autres raisons pour expliquer cette douce folie des dirigeants de mon pays pour des C.V. agrémentés de diplômés de Berlin, docteur en Sciences Po à Madrid ou ancien élève de Mr. Untel de Boston ?
Peut-être, c’est notre mal colonisation qui nous joue encore de mauvais tours amenant les médias du service public à jouer la musique composée par le Président Wade à chacune de ses sorties, en lieu et place de l’Hymne National du Sénégal. C’est comme si chaque Président de la République en France laissait les radios et télévisions de service public jouer une musique forgée par Vincent Auriol, De Gaule, Mitterrand ou Chirac, en lieu et place de la Marseillaise.
Ce n’est donc pas une vue de l’esprit que de parler, 43 ans après l’Indépendance-Alternance, de décolonisation du Sénégal. Il est temps que la République et ses symboles soient respectés de tous. Il est grand temps que le Sénégal comprenne, par ses dirigeants surtout, que l’Indépendance c’est l’affirmation de ses valeurs de culture propre, que l’Alternance doit être le changement sous peine de se traduire par une caricature des espoirs placés en elle.
Ce sont là des exigences pour que soit coupé enfin le cordon ombilical qui nous lie de la tête aux pieds aux travers coloniaux, je ne dis pas à la colonisation. Et il n’y a pas d’autre voie que celle de la culture pour que s’affirme davantage la sénégalité, cette identité du Sénégal qui la distingue de la France et des USA. Mais, les menaces qui pèsent sur elle chaque jour un peu plus du fait de l’environnement extraverti, sont encore bien lourdes.
Mais encore, il n’y a que le pari de la culture qui peut permettre à la sénégalité d’être debout. Et si, l’invasion américaine de l’Irak peut aider les Sénégalais à regarder dans le rétroviseur pour comprendre que le jeu d’équilibriste de leurs dirigeants provient de très loin, ils auront là en même temps, des directions de réflexion et d’action pour décoloniser des modes d’être et de faire qu’une école coloniale, des mœurs politiques et une culture de domination a posé au tréfonds de leurs gènes.
C’est toute la question du rôle et de la place des arts dans la quotidienneté sénégalaise qui est ainsi posée.

///Article N° : 2896


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