Ce texte a été écrit à l’annonce de la rencontre organisée au théâtre de la Colline le 30 mars 2015, visant à interroger l’absence de la diversité sur les plateaux français (Lire le compte rendu Africultures ici ]et à vanter l’existence et le développement de formations de théâtre spécialement créées pour les « comédiens victimes de discrimination », dans lesquelles on retrouve déjà de façon quasi unique, de jeunes comédiens noirs et d’origine maghrébine.
À cette rencontre, au moment où j’écrivais ce texte, il n’était pas prévu, de donner la parole, sur le plateau à un-e metteur-e en scène noi-er, un-e- comédien-ne noir-e, un-e auteur-e noir-e.
Dans ma dernière pièce Des doutes et des errances, représentée au Musée Dapper – musée d’art africain – à Paris les 30 et 31 janvier 2015, le personnage de Suzanne cite un extrait du texte d’August Wilson, « The ground on which I stand » :
« Le fait pour un acteur noir de se tenir sur une scène, au sein d’un milieu social qui lui a dénié ses dieux, sa culture, son humanité, ses murs, l’idée qu’il se fait de lui-même et le monde dans lequel il vit, c’est faire alliance avec des milliers de capitulards qui visent à affaiblir sa vigueur et son courage ».
Pourquoi avoir choisi de mettre cet extrait dans la bouche de l’un de mes personnages, femme metteure en scène et auteure qui se trouve confrontée à l’impossibilité de jouer ses pièces ?
Tout simplement parce que cette phrase ne se contente pas de simplement évoquer une « couleur de peau », mais fait référence à tout un ensemble d’éléments qui ne sont généralement pas la préoccupation de ceux qui plantent – ô combien rarement – des Noir-e-s sur une scène de théâtre parce qu’il faut bien « de la diversité ».
Cette phrase d’August Wilson interroge au plus profond, non pas simplement les directeurs de salles que vous êtes, les metteurs en scène que vous êtes, messieurs qui êtes ici ce soir, mais nous interroge nous-mêmes aussi, nous qui nous sentons empêché-e-s de rencontrer un public auquel nous avons tant de choses à faire découvrir de notre histoire, de notre vie quotidienne, de nos spiritualités, de tout ce qui, en nous, devrait concourir à faire tomber les préjugés au lieu de les renforcer, à faire exploser les représentations que l’on se fait des Sénégalais, des Camerounais, des Congolais, des Éthiopiens, des Djiboutiens – généralement regroupés sous l’appellation Africains -, des Guadeloupéens, des Martiniquais, des Guyanais, des Mahorais, des Réunionnais, des Calédoniens, des Tahitiens, généralement regroupés sous l’appellation Domiens, des jeunes français généralement étiquetés deuxième ou troisième génération, ou jeunes des cités !
Ce travail de déconstruction des certitudes, nous pensons qu’il nous appartient de le faire car nous assistons, depuis des dizaines d’années, et sans qu’il nous soit accordé la parole, à différentes entreprises paternalistes, censées nous sortir de l’ornière, de « l’apartheid », ce grand mot utilisé par un premier ministre aux abois, car il faut être aux abois pour habiller de mots trop larges pour elles des situations que l’on n’a cessé de recouvrir de pastilles diversement colorées et qui, en grandissant, en s’élargissant vous font paniquer.
Nous avons tout vécu : le développement social des quartiers, le recours aux « grands frères », l’aide aux cités, les zones d’éducation prioritaire, les classes préparatoires ouvertes aux défavorisés. À chaque fois, ces dispositifs ont échoué parce que, s’il est un élément qui ne bouge pas, c’est bien la peur que le pouvoir échappe à ceux qui se le partagent et qui, quelle que soit leur couleur politique, se pressent au-devant de tous ces dispositifs pour que le gouvernail leur reste entre les mains. Akhenaton disait déjà : « Les artistes de mon cul pompent les subventions DSU » (in « Demain c’est loin »)
Ce désir de tenir ferme le gouvernail soi-même tire ses racines du plus profond de la société française. Inutile de renommer les maux, vous n’avez pas envie d’en entendre parler (colonialisme, esclavage, racisme), tire ses sources de ce qui est central dans l’éducation des enfants de France : l’idée que ce peuple est porteur, en son essence et de toute éternité, de la plus belle des visions du genre humain et doit donc généreusement l’imposer au reste du monde. Quiconque provient d’une autre pensée, d’un autre système de valeurs n’a pas sa place à la direction des affaires culturelles, centre vital de la domination, sauf s’il fait allégeance absolue, sauf s’il devient un « capitulard », comme le dit si justement August Wilson.
Nous devons poser des questions bien plus profondes que celles que nous prévoyons d’entendre ici ce soir : l’on veut ouvrir une école pour accueillir des « victimes de la discrimination » ? Encore une discrimination ! Et puis, que deviendront ces nouveaux formés lorsqu’ils seront lâchés livrés dans une société dans laquelle la discrimination règne à tous les carrefours et où le racisme connaît une expansion indéniable. Formés ? Mais pour jouer quoi ? Quels textes ? Sous quelle direction ? Accueillis où ?
Que de fois, ceux et celles qui sont là ce soir vous ont contactés ! Que de fois vos secrétariats nous ont rejeté-es avec cette phrase méprisante : « notre directeur ne programme que ceux qu’il connaît ! » Que de fois nos envois de dossiers, de textes, de propositions sont restés sans réponse s’ils n’ont pas été balayés par un « mais tu ne peux pas jouer ça, tu es noir » de la part des plus
francs.
Que de fois nos mises en scène ont été rejetées sur le thème « il n’y a pas de théâtre en Afrique, vos spectacles sont bavards, illustratifs » ! Que de fois nous avons été cantonnés au « conte » et au « coupé-décalé » pour nous entendre dire par un directeur du 104, (bien avant Exhibit B, déjà) : « Ah, moi, je ne connais pas de metteurs en scène antillais ».
Que de fois nos auteurs se sont retrouvés dans la caravane de queue de la francophonie quand, à New York, par exemple, des pièces franco-françaises bien blanches étaient reçues avec les honneurs !
Le déshonneur niche du sommet de l’état aux personnels les plus subalternes qui, nous voyant pénétrer dans un théâtre, nous regardent arriver avec indifférence, mais le plus souvent, avec méfiance, se préparant, a priori à nous rejeter car il est tellement évident à leurs yeux que nous sommes bons pour l’animation sociale et non pour la grande culture que dispense leur théâtre. Quand ils ne nous indiquent pas le local de la femme de ménage ! Et l’on s’étonne que les publics ne soient pas plus variés ! Et l’on se demande pourquoi si peu de « gens des cités » fréquentent les théâtres !
Mais qui nommez-vous à la tête de vos théâtres ? Qui êtes-vous ? Vous interrogez-vous sur vous-mêmes et sur votre méconnaissance totale de cultures riches et vivantes ? De quelle indignité êtes-vous le signe qui s’ignore ? Jusqu’à quand subventionnera-t-on des chasseurs de subvention sans se préoccuper de ce qu’ils peuvent véritablement porter comme capacité réelle de transformation de la société et des rapports entre groupes humains opposés ?
Au fait, je nous pose à nous aussi la question : que voulons-nous ?
Pour ma part, je me vis comme une artiste qui voudrait que son art ne demeure pas confidentiel.
Je me vis comme une artiste dont le travail, alors qu’il est apprécié par un public divers, est cantonné aux seuls « DOM », aux « espaces dédiés à la francophonie », cette sous-classe du français, moi dont le département est censé être français – de force, puis de gré – depuis 1635, avant Nice et la Savoie.
Je me vis comme une artiste dont les créations ont autant droit à considération que bien d’autres créations financées avant d’être crées et fortement décevantes une fois sur le plateau.
Je me vis comme une artiste persuadée que ceux avec qui elle crée ont vocation à former eux aussi, à offrir au théâtre français une approche contemporaine, riche d’expériences nouvelles, de langues nouvelles, de conception nouvelle de l’espace scénique, que certains professeurs de conservatoire, assis sur leurs pré carrés depuis des dizaines d’années ne soupçonnent même pas !
Et si nous créons nos propres lieux, nos propres écoles, nos théâtres, notre économie parallèlement à celle de cette société qui ne sait quoi faire de nous, qu’on ne nous accuse pas de communautarisme et qu’on se rappelle bien qui s’est lancé dans ce petit jeu
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