« Nous sommes nés comme écrivains de la migration, mais notre langue maternelle est l’italien »

Entretien de Livia Apa avec Cristina Ali Farah

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Rencontre avec l’écrivaine italo-somalienne Cristina Ali Farah qui vient de publier en Italie un beau roman sur la diaspora somalienne.

D’où vient l’idée de votre roman « Madre Piccola » ?
J’ai débuté en écrivant des nouvelles quand je travaillais pour l’agence Migra, une agence de presse liée au monde de l’immigration, et j’ai commencé un recueil d’histoires racontées par des femmes. J’ai beaucoup réfléchi à la question de l’interlocuteur et je me suis rendue compte à quel point est importante la manière dont sont posées les questions et qui est la personne qui les pose.
Je faisais mes entretiens avec des femmes immigrées de toutes origines : si avec les Somaliennes je parlais un mélange d’italien et de somalien, avec les autres, je ne parlais qu’italien. Je savais qu’il y avait de fortes potentialités dans la manière dont ces voix se formaient, non pas certes à cause des imperfections, mais pour la forme que prenait la langue grâce aux expressions utilisées par ces femmes.
C’est ainsi que j’ai commencé à écrire mes nouvelles, bon nombre de ces femmes avaient mon âge, il y avait une même césure dans notre vie, à savoir, la guerre civile ; toutes ces femmes avaient un secret lié à ce moment précis. J’ai alors pris la décision d’écrire quelque chose de plus grand : mais comment raconter la diaspora ?
J’ai très vite compris que je n’aurais pas pu le faire de façon linéaire. Il y a d’abord eu les entretiens qui ont été suivis par des appels téléphoniques à la famille et aux amis somaliens éparpillés dans le monde. Ainsi, je recevais de fortes émotions et de nombreuses histoires. A l’agence Migra on me disait tout le temps qu’il fallait que je raconte ces histoires et c’est comme ça que je me suis sentie investie de cette responsabilité.
L’idée a surgi de ne pas faire raconter les histoires par les voix tout simplement mais de faire en sorte que celles-ci s’adressent directement à un interlocuteur. Parce que ces voix n’existent que dans la relation avec quelqu’un.
Mes personnages ont fait une tentative pour construire une carte « du vécu » dans laquelle les protagonistes se reconnaissent bien au-delà des histoires et des expériences qui les lient, il s’agit plus d’une carte de relations que de lieux.
Comme Domenica, l’un des personnages de mon livre, qui décide de prendre en main la diaspora en filmant les lieux et en affirmant que les lieux sont les personnes.
De quelle façon considérez-vous que votre livre peut être défini comme un roman ?
Mon livre est un roman car depuis sa première version les nouvelles séparées y étaient déjà, tout comme les voix que j’ai rassemblées au fur et à mesure. Le livre est né comme un projet unique autour des différents interlocuteurs qui multiplient les personnages. Les trois personnages en effet parlent à un interlocuteur proche et lointain, un plus intime et l’autre en rapport avec la vie publique. C’est ce double aspect de la personne qui m’intéressait, l’extérieur et l’intérieur de chaque voix. Oui, le livre a suivi le même projet dès le début.
En Italie la question des écrivains « italophones »est d’actualité. Est-il naturel pour vous d’écrire en italien ? De quelle façon travaillez-vous avec la langue ?
Evidemment tous me demandent si je serais capable de traduire mon livre en somalien. Quel est le public de ce roman ? A vrai dire, j’ai toujours étudié en italien, c’est la langue que je connais le mieux. Bien sûr, il y a certaines choses que je ne sais dire qu’en somalien, mais par exemple la génération de mon père parle parfaitement italien.
Au fur et à mesure que j’avançais dans mon roman, j’ai senti le besoin de créer un rythme différent. Lorsque l’on parle de littérature africaine, la question de l’oralité revient toujours… mon livre essaye plutôt, à travers ses voix, de reconstruire un registre choral. Barni par exemple, l’un des personnages de Madre Piccola, peut-être bien le plus structuré, celui ayant une identité plus consciente et définie, utilise un langage plus concret et utilise donc les registres de notre tradition, elle utilise les mots italiens faisant désormais partie du somalien, elle est plus libre de violer la langue. C’est elle qui nomme Domenica, qui lui permet de reparler, c’est encore elle qui fait parler un personnage devenu muet, elle est sage-femme et a un rapport créatif avec le langage.
Le personnage masculin, par contre, invente les mots en italien et est fortement lié à son univers encore enfantin. Domenica est la seule à écrire. Chacun a son propre rapport avec la langue.
Lorsque je suis arrivée en Italie, j’avais environ vingt ans, on me disait que j’utilisais des mots archaïques. J’ai atterri à Vérone qui est une ville très fatigante, fermée où je n’avais que ma mère, je m’y suis sentie rejetée, ma grand-mère n’était déjà plus là. Je n’avais plus de forts repères.
Ma compétence linguistique était ma force, il était important pour moi de faire comprendre aux autres que j’avais étudié et que j’excellais en cela, c’était une rigidité de ma part.
Domenica, la plus partagée, la plus « occidentale », celle qui se cherche dans différents parcours mimétiques, construit son discours sur l’écriture, sur la trace, même sur son corps, en se coupant.
Ensuite l’on arrive au bout du livre et beaucoup m’ont avoué que ce n’est qu’à ce moment qu’ils ont compris que ces langages n’étaient pas dus au fruit du hasard : comme s’il fallait encore prouver que ma littérature n’est pas un jeu ou de l’incompétence !
A quelles épreuves doit se soumettre une personne qui a une histoire comme la vôtre ?
L’épreuve de la langue, savoir écrire. Pour moi, la chose la plus dure à faire est d’anéantir mon « moi » intérieur, de l’abandonner et le détacher de ses histoires. Mon parlé difficile est l’une de mes faiblesses, comme le fait de m’identifier excessivement aux personnages. Ma compassion à leur égard fait que je ne sais pas me détacher de ce miel sorti des rapports que nous avons noués.
Par rapport à la vie, pour écrire un livre je crois qu’il faut une grande ténacité, rien n’est jamais donné pour acquis. Pour moi, il n’était pas du tout évident de réussir à écrire un livre.
Quelles sont les lectures qui vous ont accompagnées ?
Guimarães Rosa, pour ma formation (je suis diplômée en littérature brésilienne), j’ai relu toutes ses nouvelles dans la phase finale du livre lorsque je devais revenir sur la question des voix. Sandra Cisneiros, Toni Morrison que j’aime énormément, mais au fond…je ne sais pas pourquoi j’ai suivi ce parcours, j’aime beaucoup certains auteurs africains, mais lorsque j’écrivais, je me suis aperçue que je les lisais moins, ce qui m’intéressait c’était la recherche de l’identité de certains brésiliens, j’avais besoin de construire un rapport entre l’Afrique et l’Occident et c’est là que j’ai trouvé des réponses.
Pensez-vous que l’on puisse dire, comme certains l’affirment, que la littérature africaine d’aujourd’hui est une littérature de diaspora ?
J’y réfléchis beaucoup mais je crois qu’il y a certaines exceptions, comme par exemple le cas de Paulina Chiziane. Pour ce qui est des écrivains « italophones », je me rends compte que les livres que je lis se déroulent ici, il y a toujours une tension entre les deux pôles, il y a quelque chose de continuellement progressif, ne pas réussir à mettre racine, ne pas réussir à s’attacher à un lieu. Même la maternité ne parvient pas à enraciner les gens. Je parle pour nous les Somaliens mais le cas du Cap Vert, qui pourtant n’a pas connu l’expérience de la guerre, est probablement semblable. J’aimerais vraiment faire un travail sur la paternité, je pense aux jeunes Cap-verdiens qui comme les Somaliens ont des pères évanescents, absents et lointains.
Quel regard portez-vous sur le rapport que les générations précédentes avaient avec l’Italie et sur celui que les Italiens ont aujourd’hui avec l’Afrique ?
J’ai une position différente de celle de Gabriella Ghemardi, autre écrivaine définie italophone comme moi. Mon père appartenait à la génération de l’indépendance, ensuite la dictature est arrivée et, pour lui, le rapport conflictuel a surgi directement avec son pays et non pas avec l’Italie. Ensuite il a épousé une Italienne et il a vécu un tout autre rapport avec elle.
D’habitude, ici, ce sont les mères qui sont somaliennes, dans mon cas, au contraire, c’est moi qui ai été accueillie dans la société somalienne et mon « italianité » était perçue comme de l’exotisme, comme quelque chose de différent : j’avais une mère italienne, la peau claire, je parlais italien, et j’étais même une enfant cajolée. Je fréquentais la Casa d’Italia (1), les Somaliens au début n’avaient pas le droit de la fréquenter, moi en quelque sorte, je représentais l’élément de fierté de la famille. La Casa d’Italia était par ailleurs un endroit fermé, lourd et de droite, elle était fréquentée par tous ceux qui exerçaient encore une activité là-bas…
Mon père appartenait à une génération d’intellectuels qui parlait parfaitement italien, mais lorsqu’il est arrivé en Italie personne ne voulait lui accorder cette compétence. Même par les africanistes et les hommes politiques italiens, ils étaient considérés, au mieux, comme des « informateurs », ils n’étaient jamais considérés au même niveau qu’eux. Cela est très violent.
Beaucoup de personnes me demandent quelle image des Italiens ressort dans mon livre, or, personnellement, je n’ai pas de rancoeur mais ce rapport devrait être entièrement re-parcouru. J’aimerais travailler sur la mémoire des Somaliens qui vivent ici, ou par exemple sur le théâtre somalien, qui est né à l’intérieur des compagnies italiennes… Il est important de créer une nouvelle mémoire de cette présence. Il y a eu conflit culturel mais il a été très peu étudié.
Quel est, selon vous, le rapport entre la mémoire coloniale et l’immigration en Italie ?
Je crois simplement que si la Corne de l’Afrique est aussi dévastée, cela dépend de la façon dont l’Italie s’est posée sur ces lieux. L’Italie a de très fortes responsabilités. Ce qui me surprend, c’est qu’une littérature post-coloniale abordant ces questions n’existe pas depuis longtemps en Italie. Le passage s’est réalisé avec l’augmentation de l’immigration, nous sommes nés comme écrivains de la migration, et pourtant notre langue maternelle à tous est l’italien !
Dans quelle mesure votre littérature pourrait-elle être considérée comme étant de la littérature italienne, dans le sens d’une littérature qui décrit et interprète une réalité enfin ouverte à une dimension « multiculturelle » ?
Moi comme d’autres écrivains, avons reçu une éducation en italien, nous avons lu les écrivains italiens parce que nous avons fréquenté ce type d’école, notre canon littéraire a été l’italien et notre littérature se confronte aujourd’hui, évidemment à ce type de littérature, pas à une autre.
Est-ce qu’il existe une littérature de la diaspora en Italie ? Qu’est-ce que la littérature italophone ou post-coloniale italienne ?
Oui, elle a effectivement commencé dans les années 90 par des autobiographies écrites à quatre mains par des migrants. Je pense à « Io venditore di elefanti » (Moi, vendeur d’éléphants), qui raconte le début de l’histoire de l’émigration, ensuite il y a eu un grand vide.
Lorsque j’ai commencé à écrire, j’ai été lancée dans ce monde, j’étudiais le portugais, j’ai connu un garçon cap-verdien qui écrivait déjà (pour ma part, j’avais écrit pendant mon adolescence), c’est grâce à lui que j’ai rencontré le groupe « Scritti d’Africa » (Ecrits d’Afrique) qui avait un spécialiste par domaine linguistique. C’est à l’intérieur de ce groupe que mes idées ont pris forme. C’est là que pour la première fois j’ai lu l’un de mes textes en public et que j’ai commencé mon parcours dans ce monde.
Certains d’entre eux étaient déjà connus, ensuite ils nous ont mis en contact les uns les autres et nous avons fondé, avec Gabriella Ghemardi, la revue en ligne « El Ghibli », centrée sur le thème du voyage. Une partie était consacrée aux « Mots du monde », c’est-à-dire à la littérature traduite, et une autre section nommée « La chambre des hôtes » a été en quelque sorte notre vitrine, un laboratoire où nous nous sommes connus entre nous et grâce auquel nous sommes devenus des références pour les autres. Oui, c’est grâce à ce travail que nous avons mûri.
Il y a eu aussi la revue papier « Il Caffé ». Ensuite, à l’improviste, la question a explosé et des écrivains comme Amara Lakus sont arrivés, mais nous travaillions depuis longtemps déjà !
Il y a beaucoup d’écrivains définis d’italophones actuellement et qui ont été lancés sans passer par nos mêmes expériences de groupe. A un certain moment, le monde de l’édition nous a lancés, nous étions devenus des écrivains intéressants ! J’étais liée à ce groupe par la possibilité du dialogue, il était difficile de dialoguer par exemple avec les écrivains italiens. Par la suite, il y a eu un numéro de la revue « Nuovi Argomenti », coordonné par Carola Susani, sur les jeunes écrivains « migrants » et c’est à partir de là qu’un dialogue ouvert avec les écrivains italiens a pu naître. Nos histoires et nos thématiques ne concernent plus uniquement que nous, tous ces personnages, comme Domenica dans mon livre, représentent un égarement assez typique de nos jours.
Actuellement, il y a peut-être d’autres personnes qui apprennent à avoir un double regard.
Oui, il y a des traces, je pense au film « Lettere dal Sahara » (Lettres du Sahara, 2006), du réalisateur Vittorio de Seta qui décide, à son âge, de faire un film sur l’immigration en comprenant qu’il s’agit là du vrai sujet de l’Italie contemporaine…
Il est vrai que vous, les Italiens, avez une certaine difficulté à écrire l’expérience de l’altérité. Même dans les arts visuels, vous n’y êtes arrivés que tardivement. Je pense quand même qu’il y a eu des traces, je pense au film « Un’altra vita » (Une autre vie) de Carlo Mazzacurati en 1992 et ensuite un grand vide, une longue difficulté de regard…

1. Sorte de club privé avec terrains de tennis, un bar, un restaurant italian, une aire de jeux pour les enfantsentretien traduit de l’italien par Chiara Signore, Rome, octobre 2007
Madre piccola, Frassinelli, 2007.///Article N° : 7655

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