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Big

Joseph Fumtim
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Est auteur de plusieurs textes poétiques et romanesques encore inédits. Il crée, à 26 ans, en 2000, à Yaoundé, une maison d’édition (Editions Interlignes) où depuis lors il mène sa carrière d’éditeur.

Je viens d’une région où on ne parle pas. On ne parle pas de ce qui fait mal, on ne dit rien de ce qui fait mal. Là-bas, les bouches ont été fabriquées, rabotées, puis rodées pour chanter louanges et prières. Les mains, polies pour caresser dans le sens du poil et applaudir à tous les sons. Et les oreilles, curées et toilettées pour n’entendre que louanges, chansons lyriques et panégyriques. Quand tu dis ce que tu penses, on dit que tu fais de la politique, que tu te mêles de ce qui ne te regarde pas, ou encore de ce qui doit être vu et dit par d’autres. Et comme on vit dans la misère totale, tout ce que l’on pense, mange, croit, espère, imagine n’est que misère. On n’en doit pas parler, au risque de choquer les oreilles et heurter les sensibilités. Ah oui ! Ici c’est très mauvais de blaguer avec les sensibilités.
Dans ma région, lorsqu’on parle de Big, certaines personnes tremblent comme des fougères au passage du vent d’avril. Parce que cela demande une circonspection digne de menthe religieuse. Certains l’appellent « il », oui, pronom personnel de la troisième personne du singulier. D’autres, par contre l’appellent « on ». En tout cas, ceux qui s’y sont mal pris jusqu’ici ont dû payer de leur vie. Et on dit que c’est comme ça, oui, comme ça, rien à faire.
Quand le grand Mollah passe, pas une bicyclette ne circule dans la ville. Ça pourrait faire un grand panneau de signalisation destiné à être affiché sur le fronton de toutes les gares et tous les aéroports du pays. On, pas « on » s’est souvent plaint. Nos parents de nous rétorquer que Big ne se déplace que rarement dans la ville, soit quand il la traverse pour aller dans sa plantation de chènevière, soit quand il se rend à l’aéroport pour emprunter son avion personnel pour un voyage à l’étranger. Et ils ajoutent qu’à de telles occasions, il faut remettre à César ce qui lui revient. Les honneurs….Ah oui, les honneurs, chez nous on ne joue pas avec ça.
Alors, le chez nous là, je ne pouvais vraiment pas y vivre longtemps, car, j’ai une bouche mal fabriquée, mal taillée, mal huilée, qui ne se contente pas tout simplement d’avaler, mais qui rejette trop de choses finalement. Elle reverse ce que traquent mes oreilles, mes yeux, mon nez, mon doigt…Et parlant justement du doigt, Dieu seul sait jusqu’où je l’enfonce souvent ! Et quand je ne dis pas, quand je ressens ma bouche cadenassée, j’agis.
Je suis orphelin et je vis depuis deux ans à Yoff. C’est un quartier que j’aime beaucoup parce que là-bas on oublie tout. On oublie qu’on peut parler, qu’on peut voir, qu’on peut entendre, vraiment on oublie tout. On se contente de vivre et d’attendre on ne sait quoi, on ne sait qui ! Mais on attend quand même. On a de temps en temps envie de se rendre à Tiarroye pour se souvenir de beaucoup de choses. Je suis orphelin parce que je n’ai plus de père et je suis à Yoff parce que j’ai assassiné un médecin de chez nous et je suis recherché pour ce crime. Et si je l’ai tué, c’est qu’entre autre raison, Big passait…
Je suis à Yoff, vous ai-je dit, depuis deux ans. Je jouis d’une hospitalité légendaire de la part des habitants de ce quartier. Ma petite case me convient bien. Elle me plaît. Les femmes sont très gentilles et moins chères, surtout elles concèdent qu’on fasse à crédit. A condition d’être bon payeur. Le maire est très gentil. Il intervient souvent lorsqu’on menace pour les papiers. On raconte qu’il a épousé une femme de chez nous et insinue par là qu’il protège ses beaux-frères. Quoi de plus normal ! Rien n’est pour rien !
Or donc, depuis deux ans, je n’ai pas eu un seul pépin avec quelqu’un, sauf quand les Lions de la Terranga croisent leurs crocs avec les rois de chez nous. Ca fait toujours des victimes. Seulement, voilà, ce matin, mon voisin, monsieur Ndiaye m’a accusé auprès du chef de quartier. Le chef d’accusation tient en ceci : il m’a surpris il y a deux jours en train de partager un pot avec son épouse Miryam, au moment où le Big d’ici passait. Il insinue ainsi que j’ai dû lui faire ça et veut absolument que je m’explique là-dessus.
Le Chef Soulemane Kane est un dégingandé, un peu nonchalant dans ses vestes. Mais ce qui établit sa personnalité c’est, sans doute, sa voix de stentor. Il est chef de ce quartier depuis trente deux ans. Des générations de jeunes son passées devant sa cour avec leur chapelet de problèmes. Il a l’art, dit-on, de solutionner les mésententes dans le quartier et ne manque pas de temps à d’autre d’être sollicité pour intervenir dans d’autres quartiers ; d’ailleurs, Saint-Louis, Tambacouda ou Rufisque gardent encore ses empreintes.
« D’où viens-tu ? Qu’es-tu venu chercher ici ? » m’a-t-il demandé ce matin.
J’ai d’abord hésité. Finalement, j’ai été obligé de lui raconter tout, mais alors absolument tout !
Il fait une chaleur de haut fourneau. Elle est épouvantable, surtout pour mon père qui se tortille à même le sol. Sa cheville gauche saigne. Il éprouve de grandes douleurs à cet endroit. Il masse. Il est tout trempé de sueur. Il tremble aussi, il ne peut pas parler. Sa gorge est contractée.
Lorsque je m’approche, il me désigne un coin de la maison. Un petit serpent gisant, fier d’avoir chanté son hallali. Je déchire le rideau et j’obtiens un ruban grâce auquel je forme un garrot au niveau de sa cuisse. J’appelle partout. Rien. Maman est au marché ? Les enfants à l’école ? Je téléphone à l’ambulance de la Clinique de l’Amitié, non loin du quartier. On m’assure que la voiture sera à nous dans « une poignée de minutes ». Juste de quoi traverser l’artère principale de la ville.
Dix minutes. Aucune ambulance ! Mon père continue de se tordre et de suer à grosses gouttes, cependant. Je tente un second appel. On me rassure que l’ambulance est en route. J’appelle l’Hôpital général, l’ambulance est en panne. La Clinique Loka loka, en panne. La Clinique Otala, en panne. La Clinique « que ton règne vienne », en panne. Le Centre chrétien de la santé, pas d’ambulance. Le CHU, personne ne répond ! Finalement, je reviens sur la Clinique de l’Amitié. Même situation : l’ambulance en route, patati et patata !… Je raccroche.
Je décide, aidé de quelques voisins, de le transporter à un centre de santé. Malheureusement, où sont passés tous les propriétaires de taxis dans le quartier ? Il va falloir emprunter un taxi course. Le premier taxi ne s’arrête pas. Le second freine, écoute notre destination puis repart sans mot dire. Le troisième est conduit par un monsieur un peu âgé. Il a un bonnet du genre Jacques Prévert ! Il nous signale entre deux coups de freins que « l’Emir passe ». Mais son discours n’attire pas mon attention. Je le plie en quatre morceaux et le range dans le registre des alibis.
Entre temps, mon père, couché sur le brancard, semble avoir perdu connaissance de ce monde. Sa cheville est considérablement enflée. Quelques voisins s’affairent autour de lui, et sur leur visage, se lit le désespoir. Jusque là l’ambulance ne fait pas signe. Mon père bouge à peine. Un attroupement irrégulier se crée autour de nous. Et moi, je n’arrive plus à me concentrer. Je sens mes adrénalines tirées jusqu’à la corde.
Un vieillard me tapote à l’épaule. Il a un visage très sérieux. Il me dit : « mon fils, ramène ça à la maison et alerte la faille ». Il s’en va, soulevant de ses chaussures de caoutchouc une légère traînée de poussière. Je comprends enfin que mon père vient de mourir. Je lis sur les visages la compassion adressée à mon égard. Seulement, une colère m’étrangle. Je me sens à la fois vidé et complètement exténué. Deux individus entreprennent de me soutenir et de me protéger contre les vertiges. Deux autres transportent les restes de mon père à la maison. Pendant que je médite sur le sort de mon père désormais scellé par je ne sais s’il s’agit du serpent, de Big, de l’ambulance…Une voix soudain m’interpelle. Je me retourne. Je remarque un petit homme en blouse blanche. Il a un visage très frais, genre qui vient d’Europe, avec les traits précis et ferme détermination sur le front. Il transpire. Il halète. C’est le médecin de la clinique de l’amitié. Lui, le patron lui-même. On m’apprend que ça a chauffé là-bas. Si bien que le boss lui-même est monté dans l’ambulance. A force de coups de fil et de pression.
Je lis dans ses yeux amertume et compassion. Il lit dans les miens fureur et vengeance. Il pose doucement sa mallette à même le sol et avance. Il sent une force qui le retient sur place. Mais il refuse de céder à cette providence là. Sur ses lèvres, je lis la désolation. Sur les miennes, il lit le dépit. Mais il avance toujours. Je me retire doucement de l’emprise des individus qui me soutiennent. J’étouffe à la fois de colère et d’impatience. Je sens aussi l’adrénaline conquérir tout mon corps. L’odeur de ma sueur m’enivre. Je commence à voir flou. Le médecin s’arrête. Il tremble à grande amplitude. Ses lèvres dansent à la manière de celles d’un Haussa dont le troupeau s’est égaré dans la vallée. Je ne comprends plus ce qui m’arrive. Mes deux avocats défenseurs contre les vertiges essayent de revenir à la charge. Je les foudroie du regard. Le médecin est toujours là.
« Mais enfin que fait ce type ? »
Je retrouve ma voix. Le temps d’un instant, je bondis sur lui comme un tigre. Sa tête s’écrase contre une pierre qui lui ouvre la nuque, laissant des litres de sang dans la pâte blanche. Le médecin n’a juste eu que le temps et la force de dire : « l’émir passait… », quand je le renvoie au royaume des ancêtres par un violent coup de poing sur le frontal.
Le chef Souleymane soupire. Il me fixe droit dans les yeux puis regarde l’horizon et murmure, comme dans un rêve. Une moue légendaire se noue en contrebas de son visage. Il a une haleine de bière et de cola. D’un ton très passionné, il martèle :
« Un jour, il cesseront ça ».
Or justement il y a deux jours, toutes les artères de la ville ont été bloquées. Le Big national était de passage. Il devait effectuer une visite en République populaire de Chine. Et comme par hasard, je me trouvais dans un bar du coin. Miryam passait. Elle s’est arrêtée. Elle a bien voulu accepter de prendre un petit pot avec moi. On n’a même pas parlé de la chose. Du coup le vent a soufflé, beaucoup soufflé.

///Article N° : 4220

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