Filipe Branquinho, né en 1977, (1) est un artiste pluridisciplinaire qui vit et travaille à Maputo. Après avoir étudié l’architecture à l’université, d’abord au Mozambique et ensuite au Brésil, il décide de se consacrer pleinement à la photographie. Son projet photographique en cours, Occupations, objet de cet entretien, est actuellement présenté à la Fnac Montparnasse (2) à Paris et sera exposé en septembre prochain dans le cadre de la biennale de photographie PhotoQuai (3).
Cet entretien, initialement publié dans le Camera Leica Blog en juillet 2012, dans la [version originale anglaise], est ici actualisé à la suite d’une année chargée en expositions et opportunités nouvelles (4).
Filipe, quel est votre parcours ?
J’ai effectué toutes mes études au Mozambique où, en 1997, j’ai entamé un cursus en architecture dans la seule université publique du pays. Toutefois, en 2002, j’ai obtenu une bourse pour continuer mes études d’architecture au Brésil. Même si je devais alors tout recommencer du début, j’ai vu en cela une opportunité et décidé de l’accepter.
Pendant que j’étudiais l’architecture au Brésil, j’ai découvert, à travers les cours d’art, qu’il y avait une chambre noire et un grand studio sur le campus de l’université. Je décidai alors d’en faire usage afin d’améliorer mes compétences photographiques. À l’époque, j’utilisais un appareil Fuji 35 millimètres avec un objectif 50 millimètres. C’est à ce moment-là que j’ai compris que je devais devenir photographe. J’ai commencé alors à passer de plus en plus de temps à photographier et à lire des bouquins de photographie dans le but d’approfondir mes connaissances en la matière. Cela jusqu’au jour où j’ai décidé d’arrêter l’architecture et de me dédier complètement à la photographie et à l’illustration en autodidacte.
Lorsque je suis revenu au Mozambique, en 2006, j’ai essayé de travailler en tant que photographe mais, comme je n’avais aucune expérience et que la photographie numérique était nouvelle pour moi, cela fut compliqué. Je suis donc revenu travailler dans le studio d’architecture qui m’employait avant de quitter le pays. J’y suis resté quelques années encore, tout en continuant à étudier et développer mon travail photographique personnel et en participant à quelques expositions. Cela jusqu’au moment où j’ai enfin eu l’opportunité de travailler dans la publicité en tant que photographe. Ce coup de pouce m’a donné la possibilité de gagner un peu d’argent et, plus important, d’investir dans du matériel professionnel.
Aujourd’hui, je travaille en tant que photographe, et en tant qu’artiste utilisant la photographie et l’illustration comme moyens d’expression.
J’ai lu que vous appartenez à une famille de photojournalistes. On sait qu’au Mozambique il y a une forte tradition de la photographie. Pouvez-vous parler un peu de cela, de la manière dont ceci a pu avoir une influence sur votre pratique ou sur votre conception de la photographie ?
Mon père était journaliste, amateur de photographie, et ami de nombreux artistes. J’ai eu ainsi la chance de grandir parmi beaucoup de photojournalistes mozambicains de renom comme Ricardo Rangel, Kok Nam, José Cabral et d’autres encore.
Je me souviens que dans les années 1980-1990, avec des amis, je visitais les expositions de nos « oncles ». Il y avait alors beaucoup d’expositions dont la qualité était extraordinaire, autant du point de vue du contenu que de la technique. Bien qu’à l’époque je n’étais pas forcément là-bas pour apprécier la photographie – les petits biscuits m’y attiraient davantage – je peux dire que mon contact et la fascination que j’ai éprouvée pour la photographie ont démarré très rapidement.
À cette époque, mes amis et moi passions pas mal de temps dans les chambres noires de nos oncles, on y apprenait et on y expérimentait, on développait des images en noir et blanc. Nous prenions aussi des photographies avec le Polaroïd.
Les photojournalistes mozambicains ont traversé différents épisodes de l’histoire du pays. Dans un laps de temps très court, ils ont vécu le colonialisme, l’indépendance (en 1975), le post-colonialisme, le socialisme, le communisme, la guerre civile, la démocratie et, aujourd’hui, un capitalisme dynamique. Malgré cela, le sujet principal de leurs photographies est toujours demeuré le même : les gens et les injustices auxquelles ils ont fait face dans leurs vies quotidiennes.
Même si je suis un peu perfectionniste lorsqu’il s’agit de l’aspect esthétique d’une photographie (au niveau de la composition, de la couleur, de la lumière etc.) et que j’essaie de rendre ma photographie artistique, la condition humaine est toujours présente. Je pense ainsi que cela pourrait être la principale influence de l’école photographique mozambicaine sur ma pratique : photographier les histoires des gens, leurs places et rôles.
Vous êtes en train de travailler au projet à long terme Occupations, une sorte de fresque de la ville de Maputo aujourd’hui, regardée à travers le prisme de ses travailleurs et leurs environnements. Comment avez-vous commencé ce projet et quelle est l’idée que vous cherchiez à rendre visible ?
Occupations est un projet que j’ai commencé au début de l’année 2011, à la suite d’une invitation à présenter mon travail dans une exposition collective intitulée Temporary Occupations 2011 qui se déroulait alors à Maputo (5).
La première idée était de photographier les travailleurs urbains dans leurs milieux respectifs, ceci afin de changer de perspective par rapport aux clichés d’une Afrique rurale. Au début, mes sujets étaient des employés des services publics mais je me suis vite rendu compte qu’il y avait d’autres professions intéressantes à photographier.
Ainsi, j’ai commencé à travailler sur d’autres métiers qui recoupent des groupes sociaux, à l’instar des athlètes, des pompiers, des employés de maison, etc. Toutefois, j’y ai aussi inclus des personnes sans domicile fixe, des enfants, des gardiens, etc. Cela m’a fait comprendre que je n’étais pas seulement en train de photographier des professions mais, pour la plupart, j’essayais de saisir comment et où ces personnes occupaient leur temps et l’univers dans lequel ils s’inscrivaient. Le titre, Occupations a alors une double signification : il fait référence à la fois aux gens et à ce qu’ils font pour travailler ainsi qu’au contexte dans lequel tout cela se passe.
Certaines photographies ont été prises dans la rue, d’autres dans des intérieurs. Pas mal de personnes photographiées sont des gardiens. Comment travaillez-vous à ce projet ? Comment choisissez-vous les sujets et les endroits des prises de vue ?
Je marche dans Maputo tous les jours, je regarde la vie urbaine, la diversité des situations et personnes et leurs activités. Même si j’ai prédéfini une liste d’occupations que je voudrais photographier, je reste toujours ouvert aux surprises de la vie quotidienne. Ce sont les meilleures ! J’aime marcher avec mon appareil au cou parce qu’il arrive que des gens le remarquent et me demandent de les photographier
Et lorsque je n’ai pas mon appareil avec moi, j’enregistre cela dans ma mémoire.
L’idée, toutefois, n’est pas de photographier chaque métier mais ceux dont la situation et le dialogue présentent une synergie implicite avec la personne qui l’occupe et vice versa.
Ceux qui ont passé du temps à Maputo savent que ses rues abondent de gardes et de personnes travaillant à la sécurité. Ainsi, photographier ces occupations qui se trouvent juste à l’extérieur de chez soi était quasiment inévitable et une manière très plaisante de démarrer le projet. Toutefois, pour approfondir ce sujet, j’ai dû commencer à entrer dans certains endroits et découvrir leur vie intérieure.
Ce travail a d’abord été conçu comme une projection en plein air dans Maputo, avenue Julius Nyerere. Racontez-nous ce choix.
Cela s’est passé durant l’exposition Temporary Occupations 2011 que j’ai mentionnée tout à l’heure. La commissaire, Elisa Santos, suggérait aux artistes d’intervenir et exposer nos travaux dans des endroits inhabituels. J’ai choisi la fenêtre côté rue de l’Association mozambicaine de photographie (Mozambican Association of Photography) qui se trouve précisément sur l’avenue Julius Nyerere. J’ai choisi cet espace pour ses liens avec la tradition photographique mozambicaine et aussi à cause du fait que c’est l’une des principales avenues de la ville où touristes, hommes d’affaires, politiciens et travailleurs passent chaque jour. Ce contraste était la condition nécessaire pour la présentation de ce travail.
En considérant que les espaces d’exposition ne sont pas toujours très attractifs pour le groupe social avec lequel j’ai travaillé, je voulais que mon intervention soit publique, de manière à ce que ceux que j’avais photographiés, leurs familles et amis, aient l’opportunité d’apprécier l’exposition. Ainsi, j’ai mis en place une rétro-projection sur une large fenêtre. De cette manière, les images pouvaient être vues par toute personne passant dans la rue.
Face à la projection, j’avais installé des tabourets que j’avais achetés auprès de différents gardes que j’avais photographiés à travers la ville. Cela pour que les personnes puissent s’asseoir pour suivre le diaporama mais, surtout, je voulais inverser les rôles et faire en sorte que chefs et employeurs prennent place sur ces mêmes tabourets sur lesquels les gardiens de la ville sont assis quotidiennement devant leurs bâtiments et leurs maisons. Cela pour leur permettre de ressentir, même seulement pour une minute, ce que cela signifie d’être dans la peau d’un gardien.
L’installation s’est déroulée sur deux semaines, la projection commençait à 18 heures et continuait durant toute la nuit jusqu’à 6 heures du lendemain matin, ceci afin de coïncider avec les heures de travail.
Comment les perspectives (en termes de contenu et de forme) se sont-elles développées pour vous à propos de ce travail depuis 2012, quand nous avions commencé à échanger à son sujet ? Je me rappelle en effet que vous disiez alors vous sentir un peu seul par rapport à la possibilité d’échanger de manière constructive autour de la photographie. Toutefois, l’année 2012 a été riche en expositions : au Portugal, en France (avec notamment Paris Photo !) etc. Vous avez eu alors la possibilité d’engager un dialogue à propos de votre travail avec des personnes venant d’horizons différents. Ainsi, j’étais curieuse de savoir si et comment ces possibles échanges, retours… ont eu un impact dans la manière de le considérer, de le continuer…
Cela fait maintenant deux ans depuis la première présentation de mon projet dans le cadre de l’exposition collective Temporary Occupations 2011 à Maputo. Occupations était alors un travail en cours, je ne pouvais pas imaginer qu’il recevrait une reconnaissance et des répercussions si positives au niveau international.
Montrer ce travail dans le contexte de Maputo, où cela avait été réalisé, était très important pour moi, même si je considère l’entretien paru dans le Leica blog, le portfolio dans Afriphoto/Africultures et l’exposition de Lisbonne – où je présentais six panneaux à taille humaine dans les jardins de la fondation Gulbenkian durant le programme Near Future 2012 – comme les déclics pour la projection de ce travail en avant et assurément tout cela a facilité l’ouverture de nouvelles portes et invitations. A l’instar de la participation à Paris Photo 2012, où ce travail a été représenté par André Magnin, ou de l’invitation à prendre part à la dernière édition de BES Photo 2013, le principal prix portugais pour la photographie, également ouvert aux pays de langue portugaise.
Bien sûr, la reconnaissance acquise pour ce travail a été une motivation à en produire encore davantage, c’est ainsi que j’ai commencé le projet Showtime (2012/2013), un travail inspiré par deux photographes mozambicains, à savoir Ricardo Rangel et son livre Our bread every night, et par certains nus de José Cabral. Le projet tente de décrire la vie intime d’un hôtel de la rue historique Bagamoyo à Maputo (qui s’appelait, avant l’indépendance, rua Araújo).
J’ai aussi développé le projet « Chapa 100 » en 2013, qui est une réflexion subtile sur la condition des transports publiques au Mozambique, et en particulier sur le transport semi-collectif également connu sous le nom de « Plate 100 », qui a généré dans les années récentes des tensions sociales, politiques et économique au Mozambique.
Si mon travail en tant que photographe se résumait jusqu’en 2011 à créer des images et à en faire l’editing, ma responsabilité est aujourd’hui accrue, et elle donne lieu à un plus grand investissement ; il est important de connaître d’autres oeuvres, puis, après avoir développé des idées, il est crucial de les promouvoir dans des galeries, musées, institutions, collectionneurs, etc… Parce que j’ai appris que dans le circuit de l’art prendre des photographies est seulement l’une des étapes dans un processus plus large et constituer un réseau, c’est aussi important que d’avoir des idées.
Il est important de constater que si je veux continuer à travailler dans cette direction, je dois dédier plus de temps à étudier le marché de l’art, ainsi que les techniques de tirage, de supports, de cadres, imprimer mes planches… Et considérer que l’énorme marché des fournisseurs demande un minimum de connaissance des moyens permettant de faire le choix le plus approprié pour chaque projet.
Je crois que c’est cet investissement qui distingue la maturité d’un artiste.
Je dois ajouter que, malgré le fait que l’année dernière se soit passée bien, l’univers des arts est très incertain et la seule certitude que j’ai, c’est que je dois continuer à rêver et à travailler.
1. Filipe Branquinho est également un excellent dessinateur et illustrateur.
2. L’exposition y est présentée jusqu’au 31 juillet 2013.
3. Voir le site : http://www.photoquai.fr/2013/photoquai-2013/
4. Ainsi, par exemple, sa participation à l’édition 2012 de la célèbre foire internationale de photographie « Paris Photo ».
5. Cette exposition est répertoriée sur le site [Buala].///Article N° : 11572