Danseuse exotique dans le Paris noir des années quatre-vingt, Sylvie Perault, nous ouvre les coulisses d’un monde où les sauvages ne sont pas où on les attend.
Lorsque je débute au music-hall, je prends la place de Mariem qui est partie du Milliardaire pour l’Alcazar. Je me dis que si Mariem que j’ai connue très pudique a accepté de travailler là, cela doit être correct. Lorsque je l’ai rencontrée, elle arrivait de Mudra Afrique au Sénégal, une des écoles de Béjart. Je me présente morte de peur: ce n’est pas évident car dans ce genre d’audition il faut savoir danser mais il faut se déshabiller. Cela s’apprend de montrer son corps. L’audition est une épreuve dans tous les sens du terme car une nouvelle n’a ni les codes, ni les usages. Je suis étonnée car je suis prise. Je suis déjà une professionnelle, j’enseigne la danse et j’ai un atelier qui fonctionne. J’ai dû tout abandonner : fac, petits boulots, même mes cours de danse pour devenir une girl et être à leur disposition. Lorsque je suis prête à entrer sur scène presque quatre mois plus tard, la chorégraphe m’informe que mon prénom ne va pas, il y a déjà une danseuse qui s’appelle comme moi. Une plantureuse Italienne à la peau laiteuse et aux cheveux noirs. Je comprends aussi qu’il est trop occidental. Je choisis mon surnom africain qui résonne comme un cri trois voyelles, une syllabe. C’est un nom d’homme et de guerrier mais elle ne le sait pas sinon elle aurait refusé. C’est simple, c’est assez primitif. Pour elle cela fait sens, elle est contente. Ce prénom protègera mon intégrité et je rentre au music-hall comme on entre en guerre : Gladys – l’autre fille noire, c’est la noire foncée, je suis la noire claire – et moi détestons le numéro pour lequel nous avons été engagées. Le numéro de la capture et du filet dans lequel nous devons évoluer chacune notre tour. Nous sommes consolées par les places de solistes que nous avons. Comme nous cassons « l’identique » en raison de notre couleur, à nous les places de solistes et les robes en perles hors de prix.
J’ai lâché prise et je joue le jeu. Je suis devenue une girl sophistiquée dedans et dehors. J’ai mis un peu de temps, j’ai même été suspendue un mois et demi pour surmenage et comportement rétif. Ils auraient pu me virer mais je sens que quelque chose de l’ordre du pouvoir se met en place. J’ai un ordre : à mon retour en septembre je dois faire à mes frais une coiffure « à la lionne ». C’est un procédé nouveau qui arrive des États-Unis, cela prend une journée entière et assèche toutes mes économies. Lorsque je vois mon reflet, c’est une étonnante jeune femme que je vois. Que tout le monde voit d’ailleurs, ce n’est peut-être pas si mal de ne pas se cacher. Je vais réfléchir à ce que je vais en faire. La chorégraphe a un moment d’hésitation lorsque j’arrive à la répét’ générale. Elle est ravie car je corresponds à ses attentes, elle regarde si je n’ai pas de casque intégral mais j’ai promis : j’ai lâché ma mobylette. Princesse jusqu’au bout, je rentre en taxi. Le soir de la vraie première, j’ai peur, je me concentre sur la girl que je suis devenue. Peu à peu, nous découvrons une autre facette de notre condition : la fascination que nous exerçons. Je regarde en face ceux qui me contemplent, j’y vois de la crainte et de l’admiration. Je décide d’utiliser ce nouveau pouvoir.
Lorsqu’on nous cherche des histoires, nous faisons bloc au lieu d’être en compétition en faisant « les négresses ». Cela marchait bien et on n’a jamais autant ri. Tout d’un coup notre entourage était déstabilisé et ne savait plus s’il fallait rire ou avoir peur. L’effet miroir est en général efficace. Mais faire la sauvage est difficile, le seul moyen de le supporter passe parfois par l’agressivité. Sans le savoir – nous sommes jeunes et malléables – nous jouons le jeu attendu, encouragées par les images très à la mode de Jean-Paul Goude. Il a transformé sa compagne Grace Jones en conception graphique. C’est l’impératrice « des sauvages », plus forte que Lisette Malidor qui est vedette aux Folies Bergère et dont l’étrange beauté impressionne car elle est sculpturale et sa tête est entièrement rasée. Je rencontre régulièrement cette dernière au cours de barre au sol de Jacqueline Fynnaert, c’est là que nous nous retrouvons entre professionnelles. Les classiques devant la glace, les variétés derrière, les vedettes comme Lisette entre les deux. Dans les vestiaires j’entends des « qu’est-ce qu’elle est gentille ! qui pour moi reflète le fil d’une pensée un peu tordue. Et pourquoi ne serait-elle pas gentille ? Parce qu’elle est impressionnante ? Je ris pour désamorcer la grenade : la danseuse vient de comprendre ce que j’insinue, elle est gênée. Je la regarde, royale, avec amusement. Elle n’y est pour rien. Nous participons de plein gré à cette peur diffuse. Nous savons que nous avons perdu notre âme mais nous gagnons très bien notre vie et nous sommes admirées et sollicitées. Dans le monde de Paris la nuit – ce sont les années du Palace et autres extravagances – nous sommes des icônes inhérentes à ce milieu. C’est le monde du paraître et il ne faut pas l’oublier.
Nous sommes loin de l’époque d’internet et des portables. On voit peu de corps dénudés à cette époque et la nouvelle chaîne cryptée canal + crée la révolution avec ses pin-up d’une part et ses programmes coquins et cryptés d’autre part. Les seuls corps féminins accessibles à tous sont au Collaro show, avec la play mate du samedi soir. Les danseuses, les cocos girls, ont un grand succès et du coup le Collaro show devient un équivalent de foyer de l’Opéra : des hommes célèbres et fortunés y rencontrent leur compagne d’un jour ou de toujours. Parmi elle, Natty qui épouse Belmondo ou une ancienne du Moulin Rouge qui épouse Afflelou. Bigard en allant au Crazy Horse va s’écrier « j’en veux une » et va effectivement trouver chaussure à son pied. (1) Il y aussi celles qui ont des liaisons avec des vedettes, une eut ainsi un enfant avec Anthony D, fils d’un non moins célèbre acteur de cinéma français. J’appelle cela le syndrome Rita Hayworth (également ancienne danseuse). Elle expliquait que lorsque l’Aga Kahn l’avait épousé, il avait cru épouser Gilda
Je suis protégée car j’ai une vie que je tiens secrète en dehors du cabaret et je prends ce lieu pour ce qu’il est : un lieu pour s’amuser, bien gagner sa vie et se construire un ego en béton : nous sommes associées aux plus belles filles de Paris. Je sais que Gladys aimerait travailler avec Goude, moi pas. Il y a des contrats et des auditions ou je ne me présente pas. Pourtant j’ai un agent important – rançon de la gloire – qui me garde « sous le coude ». Je tourne au cinéma, à la TV, mais rapidement je commence en avoir assez. Trop ceci, pas assez cela. Les rôles toujours les mêmes : bonne ou prostituée.
Quelque temps plus tard, alors que je maîtrise mes rôles et mon image, je me réinscris à la fac. J’en ai besoin. Je ne dis rien à personne et j’ai une double vie ainsi qu’une double personnalité. Je n’ai pas trop de difficultés car depuis toujours je m’arrange avec deux cultures. La nuit, le monde gay qui fait son coming out m’adopte, je me sens bien avec eux car leur regard ne m’agresse pas. Pour eux je suis une féminité accessible qui ne juge pas : nous sommes étonnés les uns et les autres. Dans les loges, je passe pour l’intello de service et la capitaine me prend en grippe. Elle me fait passer pour une syndicaliste, mot honni qui fait entrer la loi dans un milieu qui ne fait que dicter la sienne. Elle a l’habitude qu’on n’argumente pas une décision. L’activité intellectuelle me sauve car je ne suis pas qu’un corps. Un de mes professeurs de fac, Dominique Desanti est intriguée par ce que je raconte à mi-mots sur la danse, le corps et le féminin. Elle m’encourage à ne pas me cacher et me prouve que la place que j’occupe est unique. « Ma petite, les danses rituelles d’Afrique on s’en moque un peu. Vous rendez-vous compte que ce que vous vivez est l’étonnant véritable ? Réfléchissez-y ! » C’est un tournant pour moi. Les notes et impressions éparses vont s’organiser et prendre sens. C’est vrai que qui n’est pas danseuse ne pénètre pas dans cet univers. Entre-temps, certains castings et auditions auxquels j’ai accès me déplaisent. Je n’y vais pas, je ne serai pas une Mélissa chez Julien Clerc et je ne veux pas défiler pour Goude. J’en ai assez des rôles de pute ou de bonne. Certaines me traitent de folle, mon agent se lasse – moi aussi-. Quelques années plus tard je serai en mesure de mettre ces refus en mots.
Le Paradis Latin auditionne pour une reconstitution de la revue nègre. Elle sera proposée en direct dans une émission de Drucker. Je me dis, « c’est pour moi ». Lorsque je rentre l’odeur du tabac froid m’écure et me repousse. Je sens que bientôt je ne vais plus pouvoir supporter cette vie en décalage. Je suis en conflit avec le dernier music-hall où j’ai travaillé. Une fois les fêtes de fin d’années achevées – nous avons fait du non-stop avec plusieurs spectacles par jour – ils ferment une semaine pour que nous nous reposions. C’est souvent une période creuse et nous ne sommes pas étonnées. Lorsque nous revenons, il y a une autre équipe à notre place : des danseuses de l’Est qui auraient vendu père et mère pour venir. Pas une réunion, pas une lettre officielle. Du bétail. Je ne supporte pas que mes affaires personnelles soient dans un sac-poubelle. Je vais attaquer et je les préviens. Ils me disent ne pas avoir peur, cela tombe bien, moi non plus. Je me rendrais compte après que mes chaussures argentées ont été dérobées. C’est comme Dorothy et ses chaussures à paillettes rouges dans le Magicien d’Oz. Elles me suivent depuis mes débuts. J’attaque et je suis ainsi à la reconquête de mon humanité. Il y a trop de vide autour de moi, le SIDA est passé par là. Seul Shelley, compagnon fidèle y échappe. C’est consciente de tous ces événements que j’auditionne. Comme d’habitude, Molly M. la chorégraphe est très attentive aux Américaines. Pour une fois je n’ai pas peur, encore une remarque : trop claire vous êtes sur la liste d’attente. Joséphine et moi avons la même carnation !!! J’ai envie de hurler de rire. Lorsque je sors je sais que je viens de tirer ma révérence, je n’ai pas peur non plus à ce moment-là. Je suis libre Joséphine, je me suis bien amusée mais j’arrête. Quelques jours plus tard une sorte de miracle : je reçois une convocation de ma famille africaine, il y a des cérémonies importantes qui vont avoir lieu dans deux mois, je suis conviée. C’est le moment de tout rééquilibrer. Je pars pour danser réellement. C’est comme un grand nettoyage au cours duquel je dis adieu à mon personnage de music-hall.
1- Ces différents couples sont tous séparés aujourd’hui mais certains ont eu des enfants.///Article N° : 11657