Distraction prisée des colons, le théâtre est présent dès le milieu du XVIIIe siècle dans les îles caribéennes colonisées par la France, où il représente un médium privilégié pour assurer le rayonnement de la culture française et où il participe à la politique d’assimilation : il fait office de divertissement tout en offrant un prétendu modèle à imiter pour « civiliser » les esclaves, qui sont admis à accompagner leur maître au spectacle. L’ethnomusicologue Jacqueline Rosemain explique qu’en Martinique l’activité théâtrale se développe rapidement grâce aux riches commerçants de Saint-Pierre qui souhaitent « créer à l’instar des grandes villes de France une vie théâtrale dans leur cité (2) » ; ce petit bourg pittoresque et tranquille, aujourd’hui endormi au pied de la Montagne Pelée, fut à l’époque la capitale intellectuelle, culturelle et artistique des Antilles. Les colons, qui « entendent vivre au diapason de Paris et suivent scrupuleusement son évolution artistique (3) », délaissent généralement les spectacles de boulevard (vaudevilles, mimes, pantomimes) pour leur préférer les formes savantes (opéras, opéras comiques et ballets) ; ils n’hésitent pas à faire venir de célèbres comédiens pensionnés par le roi (tels M. Fleury et Mlle Chapizeau plus connue sous le nom de la Mars an), ce qui occasionne des frais considérables. Les subventions s’avèrent rapidement insuffisantes et le nombre de comédiens professionnels se voit réduit. Les amateurs se joignent alors aux acteurs et aux musiciens français sur la scène tandis que des esclaves sont mis à la disposition des metteurs en scène par les colons. Des éléments musicaux et chorégraphiques de couleur locale sont ainsi progressivement intégrés aux opéras classiques ; cette tendance gagne même les cours européennes, qui montrent un vif enthousiasme pour les ballets exotiques.
Le théâtre est à son apogée dans les colonies avant la Révolution française et les conventions métropolitaines y sont scrupuleusement imitées jusque dans le choix des bâtiments : en 1780 est édifié à Pointe-à-Pitre un théâtre arborant les bustes de Molière, Corneille et Racine tandis que s’érige en Martinique à Saint-Pierre en 1786 une version réduite du Grand Théâtre néoclassique de Bordeaux ; surnommé Le Petit Chaperon Rouge, ce théâtre demeure pendant très longtemps la fierté des Pierrotins et fait salle comble jusqu’au rétablissement de l’esclavage en 1802. Des pièces et des opéras y sont régulièrement joués ; des bals de carnaval sont également célébrés dans ce théâtre où se tiennent parfois des réunions politiques. A la fin du XVIIIe siècle, les troubles révolutionnaires réduisent très nettement l’activité théâtrale : quelques comédiens royalistes font de brefs passages en Martinique cependant qu’en Guadeloupe les représentations du théâtre de Pointe-à-Pitre, édifié en 1780, sont suspendues et remplacées par le « spectacle » des colons guillotinés par les Républicains (4).
Au XIXe siècle, la production théâtrale décline considérablement en Martinique comme en Guadeloupe : les comédiens succombent aux épidémies, notamment à la fièvre jaune. De plus, les luttes de pouvoir et la mauvaise gestion administrative rendent la situation de plus en plus incertaine et expliquent la diminution du nombre des spectacles. Louis François dit César Ribié, à la tête d’une troupe de comédiens talentueux, tente vainement de redonner vie au théâtre en proposant un répertoire varié (opéras, vaudevilles, comédies) mais il ne parvient qu’à attirer un petit nombre de spectateurs. Ces difficultés n’empêchent toutefois pas l’émergence, au milieu du siècle, d’un théâtre nouveau délibérément distinct du répertoire classique français : des pièces écrites par les colons, très souvent en créole, sont jouées dans les colonies et en France. Les saynètes créolophones de Paul Baudot (1801-1870), écrivant sous le pseudonyme de Fondoc, sont montées en Guadeloupe, tandis que les uvres en français de Julien de Mallian et de Philippe Pinel Dumanoir, deux dramaturges nés en Guadeloupe et auteurs de pièces exotiques sur le préjugé de couleur, sont représentées à Paris au Théâtre de la Porte-Saint-Martin : L’esclave Andréa (1837) et Docteur noir (1846). À Saint-Pierre, l’activité théâtrale finit par reprendre malgré le terrible cyclone de 1891 qui a ravagé la ville. Le petit théâtre classique, entièrement rénové, rouvre ses portes en décembre 1900 et offre un programme de qualité avec de célèbres opéras (Faust, La Travatia, La Belle Hélène) pour les refermer définitivement en 1902, date de l’éruption volcanique de la Montagne Pelée.
Au début du XXe siècle en Guadeloupe, le théâtre créolophone croît avec les comédies en créole et en français de Gilbert de Chambertrand : L’honneur des Monvoisin, Les méfaits d’Athanaïse et Le prix du sacrifice sont jouées à Pointe-à-Pitre en 1917 et 1918. Dans les années 50, on revient à un répertoire français mi-classique, mi-vaudevillesque avec la célèbre troupe de Jean Gosselin qui joue les morceaux choisis du théâtre de boulevard parisien en Martinique et en Guadeloupe : ces productions d’importation réservées à un public bourgeois participent à la promotion de la langue et de la culture françaises et prolongent la politique d’assimilation culturelle pratiquée par la France du temps de la colonisation ; elles entravent ainsi le développement d’un théâtre local en faisant de l’ombre aux associations théâtrales antillaises. Ces dernières subsistent toutefois et continuent à susciter l’engouement populaire dans les communes rurales où sont organisées les fameuses après-midi culturelles et récréatives ; le public s’y rend en famille pour assister aux saynètes, créations collectives non écrites, le plus souvent improvisées et jouées par des comédiens amateurs.
Il faut attendre la fin des années 1950 pour voir émerger un théâtre écrit par des auteurs guadeloupéens et martiniquais. Aimé Césaire, père de la négritude, député-maire de Fort-de-France pendant plus de quarante ans, est le premier écrivain antillais à accéder à un statut littéraire reconnu. Son uvre poétique et dramatique, tout comme son engagement politique, connaissent un retentissement mondial. L’écrivain martiniquais choisit dans les années 60 de se détourner de l’espace solitaire intime de la poésie pour explorer l’espace public ouvert du théâtre. En cette période de grands bouleversements historiques occasionnés par l’accès à l’indépendance de nombreuses colonies, il écrit quatre pièces qui constitueront un véritable point d’ancrage pour le théâtre antillais ; le long poème dramatique intitulé Et les chiens se taisaient (1956) est suivi de trois autres pièces dont l’action se situe dans un contexte de décolonisation et de lutte pour l’indépendance : La tragédie du roi Christophe (1963), Une saison au Congo (1966) et Une tempête (1969). Étroitement associé aux revendications de la négritude, le théâtre césairien revisite l’histoire caribéenne et africaine pour dénoncer l’asservissement et engager au combat pour l’émancipation.
L’uvre littéraire césairienne ne cesse d’inspirer les écrivains de la Caraïbe et parmi eux les dramaturges et les metteurs en scène. Dans les années 70, les montages poétiques élaborés à partir des textes des auteurs de la négritude prolifèrent sur les scènes antillaises, témoignant de l’esprit militant de metteurs en scène investis dans la lutte contre le colonialisme et pour l’indépendance. Ces montages marquent l’affirmation d’une identité noire, la volonté de se réapproprier une histoire falsifiée par les manuels scolaires. Ils signifient aussi la protestation contre l’assimilation et l’aliénation à la France. Résolument militant et politiquement engagé, ce théâtre exprime des revendications d’ordre social et politique et s’emploie à dénoncer l’exploitation de la main-d’uvre par le patronat ainsi que l’attitude néocolonialiste de la France envers ses anciennes colonies. Il reflète aussi l’agitation qui règne à cette époque sur la scène sociale et politique antillaise : les grèves, les manifestations étudiantes et ouvrières se multiplient et mettent en lumière le mécontentement grandissant d’une population déçue par la départementalisation et par la France qui pratique une politique d’assimilation sans tenir compte des spécificités culturelles, linguistiques, économiques et sociales des îles.
Des mouvements d’opposition se font jour et sont violemment réprimés, notamment lors des manifestations de 1959 à Fort-de-France en Martinique et en 1967 à Pointe-à-Pitre. Les associations étudiantes (l’AGEG et l’AGEM, Association Générale des Étudiants Guadeloupéens / Martiniquais) s’engagent dans la lutte contre l’assimilation et pour l’indépendance. Le théâtre devient dès lors une arme pour réveiller les consciences. Parmi les jeunes auteurs engagés, on peut citer Joby Bernabé qui dénonce la politique d’immigration organisée par la métropole et le bureau du BUMIDOM (Bureau pour le Développement des Migrations Intéressant les Départements d’Outre-Mer) dans Kimafoutiésa, création collective jouée à Paris en 1973 puis à Fort-de-France en 1976 ; le créole prédomine dans cette pièce, ce qui n’est pas le cas dans Les Négriers, pièce écrite par Daniel Boukman deux ans plus tôt et qui compare la politique d’immigration française avec la traite négrière. En Martinique, Auguste Macouba, auteur de Eia Manmaille-la (1968) met en scène la répression policière brutale lors des émeutes de Fort-de-France en 1959 tandis qu’Henri Melon dénonce la toute puissance du pouvoir colonial dans sa pièce Fils de la nuit mise en scène par l’auteur et jouée par la troupe du TPM (Théâtre Populaire Martiniquais) en 1973. En Guadeloupe, Sonny Rupaire prend pour cadre de sa pièce Somambil (1975) une bananeraie où s’opposent ouvriers agricoles, syndicats et patronat. La scène théâtrale devient rapidement un lieu de débats, un espace de parole, où les échanges verbaux et idéologiques parfois houleux remplacent la recherche dramaturgique. La langue créole est portée en étendard comme un symbole d’affirmation identitaire, comme une arme censée permettre de se libérer du joug de l’aliénation. Le message politique se marie cependant parfois à la recherche esthétique pour les troupes d’avant-garde comme le théâtre du Cyclone fondé en 1972 par Arthur Lerus, ou la troupe Poulbwa créée la même année par Robert Dieupart, ou encore le théâtre du Volcan fondé en 1976 par Alex Nabis. Ce théâtre créolophone idéologique très engagé dans la revendication politique et identitaire est le produit de créations collectives fondées sur l’improvisation, et demeure par conséquent un théâtre largement inédit. Les metteurs en scène privilégient un travail sur la gestuelle, les mouvements du corps, les mimiques, la voix car ils sont conscients des potentialités physiques de l’acteur, ayant pour certains bénéficié de l’enseignement de maîtres comme Jean-Marie Serreau, qui a conduit des stages d’art dramatique et a su donner confiance aux membres de la troupe du Cyclone, la plus ancienne de Guadeloupe.
Dans les années 80-90, l’intérêt pour le théâtre créolophone se confirme avec une prédilection pour la veine comique exploitée par José Jernidier et sa troupe TTC + Bakanal. La célèbre comédie Moun Koubari (1990), jouée à guichet fermé pendant plus d’un mois au Centre des Arts à Pointe-à-Pitre, fait date dans les annales théâtrales de la Guadeloupe et témoigne de l’enthousiasme des spectateurs pour les comédies farcesques et les sketches en créole. En Martinique, Georges Mauvois et Daniel Boukman, qui ont commencé à écrire dans les années 60-70, continuent d’explorer le registre comique et satirique, et optent pour le bilinguisme : le jeu entre le français et le créole permet de ridiculiser la petite bourgeoisie martiniquaise assimilée. Dans Delivrans ! (1995), Daniel Boukman se moque de Monsieur Cupidon, fonctionnaire martiniquais et petit bourgeois créolophone et créolophobe qui nourrit un amour inconditionnel pour la langue et la culture françaises et tyrannise son entourage. Georges Mauvois dénonce quant à lui les abus du pouvoir politique local et sa propension à la corruption : sa première pièce, Agénor Cacoul, écrite dans les années 60, est une satire politique et sociale qui dépeint avec humour l’opposition entre le prolétariat agricole pauvre et honnête et le patronat de la bourgeoisie assimilée et vendue à la France. Georges Mauvois a écrit de nombreuses pièces dans lesquelles il alterne subtilement le français et le créole, conformément aux schémas classiques de la diglossie, pour rendre compte des jeux de pouvoir entre les personnages. Défenseur invétéré de la langue créole, il a aussi traduit en créole le Dom Juan de Molière et l’Antigone de Sophocle dans les années 90 et a été suivi dans cette voie par de nombreux dramaturges qui portent un intérêt croissant aux traductions et aux adaptations de textes classiques et modernes : Beckett, Brecht, Koltès sont aujourd’hui transposés sur les scènes antillaises. Cette reterritorialisation de la matière littéraire européenne dans un contexte linguistique et culturel caribéen manifeste l’esprit d’invention, voire de contestation d’auteurs qui se réapproprient et se dissocient d’une tradition qui les a nourris, dont ils sont tributaires et qu’ils cherchent aujourd’hui à réévaluer. Cette « caribéanisation » du répertoire théâtral occidental rend aussi possible le dialogue interculturel et la rencontre de plusieurs mondes qui se concilient et se réconcilient au sein d’uvres dramatiques hybrides.
Parallèlement au théâtre comique, mais dans la lignée du théâtre césairien, se développe un théâtre à caractère historique : on représente la tragédie de la colonisation et de l’esclavage en même temps qu’on célèbre les luttes de libération passées et présentes, voire à venir. Le théâtre devient un moyen de relire le passé, de se le réapproprier en jouant une histoire qui, falsifiée et raturée hier par des historiens officiels soucieux de valoriser la conquête impérialiste, est aujourd’hui réécrite par des dramaturges parfois enclins à la mythification. Les grands personnages de l’histoire caribéenne (Toussaint-Louverture, Dessalines, Delgrès, Ignace) sont élevés au rang de héros légendaires dans les pièces de Vincent Placoly avec Dessalines ou La passion de l’indépendance (1983), d’Édouard Glissant avec Monsieur Toussaint (1986), de Maryse Condé avec An tan révolisyon ou Elle court elle court la liberté (1989) et plus récemment chez Jean-Michel Cusset avec 1802 ou Le dernier jour (2002) ou encore Suzanne Dracius avec Lumina Sophie dite Surprise (2005).
Dans les années 1990, la mise en scène de l’histoire collective alterne avec celle d’un modèle nouveau du drame, plus intimiste et qui se caractérise par une attention renouvelée à la langue française, parfois subtilement remodelée par le créole. L’ethnologue et dramaturge martiniquaise Ina Césaire donne la parole aux femmes dans Mémoires d’isles (1985) pièce dans laquelle Aure et Hermance se remémorent et se racontent, au soir de leur vie, les épreuves qu’elles ont traversées ; les couches du temps s’interpénètrent dans des récits de vie personnels, qui portent l’empreinte de l’histoire collective de la Martinique. Ina Césaire s’est également inspiré de ses travaux de recherches sur la tradition orale pour adapter dramatiquement des contes antillais dans L’Enfant des passages ou La Geste de Ti-Jean (1987). Patrick Chamoiseau explore lui aussi la relation intime entre les langues et entre l’oralité et l’écriture dans son « théâtre conté » avec Manman Dlo contre la fée Carabosse (1982). En Guadeloupe, Maryse Condé est l’auteur d’un théâtre social qui explore les relations conflictuelles entre les hommes et les femmes sur un mode tantôt dramatique avec Pensions les Alizés (1988) tantôt comique avec Comédie d’amour, pièce inédite écrite en collaboration avec José Jernidier en 1993. L’esprit critique et contestataire de Condé s’affirme dans ses deux dernières pièces Comme deux frères (2007) et La faute à la vie (2009) où elle révèle les non-dits d’une société marquée par son passé et par une histoire violente qui induit d’inévitables et de redoutables rapports de force. Dans Ton beau capitaine (1987) c’est l’exploitation, la solitude et le désespoir d’un travailleur immigré haïtien qui sont évoqués par Simone Schwarz-Bart. On remarque que les dramaturges antillais contemporains vivant en France s’intéressent davantage aux maux qui rongent la société moderne et révèlent le malaise et le mal être d’individus isolés ; on trouve des personnages en proie à la folie dans Folie ordinaire d’une fille de Cham (1985) de Julius Amédée Laou, victimes de la drogue et de la hantise du passé dans Enfouissements (2000) et Trames (2008) de Gerty Dambury, du racisme et de la barbarie dans Vénus et Adam (2004) d’Alain Foix ou plongés dans l’abîme de la prostitution dans Trottoir Chagrin (2002) de Luc Saint-Eloy ou encore traumatisés par la guerre dans Les immortels de Pascale Anin. Ce théâtre contemporain dit la souffrance de l’exil, de la séparation, les difficultés du rapport au passé et aux origines, la violence des relations humaines dans une société inégalitaire et injuste où prédominent les conflits entre les sexes et entre les races. Ces dramaturges en « ex-île » explorent de nouvelles problématiques en mettant en scène des personnages pris dans la tourmente et le vide du monde moderne, dans la complexité de la rencontre avec l’autre, qui n’est pas seulement l’ancien pouvoir colonisateur. Ils proposent un théâtre sans doute moins marqué culturellement, moins reconnaissable, mais qui explore d’autres espaces, prend des chemins de traverse à la rencontre des voies dramaturgiques européennes contemporaines.
1. Cet article est partiellement inspiré du chapitre I de mon ouvrage Théâtre des Antilles : traditions et scènes contemporaines (Paris, L’Harmattan, « Images plurielles », 2009).
2. Jacqueline Rosemain, La musique dans la société antillaise, 1635-1902, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 40.
3. Ibid., p. 45.
4. Pendant la Révolution française, la Martinique, occupée par les Anglais, maintient la politique de l’Ancien Régime alors que la Guadeloupe est rapidement libérée par les troupes de la Convention, qui abolit l’esclavage et envoie Victor Hugues pour installer la Terreur et guillotiner les planteurs.///Article N° : 9321