Alain Bidjeck dirige le MOCA, forum des cultures d’Afrique et des diasporas en France qui vient d’achever. Expert des musiques et industries culturelles africaines depuis 20 ans, il s’inquiète des répercussions de la pandémie de coronavirus. Il livre ici un plaidoyer pour un soutien renforcé en faveur des entrepreneurs culturels afro-français.
L’épidémie de la Covid-19 affecte profondément l’ensemble des activités artistiques et culturelles en France. La nouvelle vague de restrictions, bien que nécessaires, porte un coup dur aux acteurs culturels. Comme leurs « collègues », les artistes et entrepreneurs culturels afro-français ont été sévèrement affectés par cette crise. Ils se distinguent déjà par l’éloignement des circuits institutionnels du secteur et le développement de formes d’entrepreneuriat en dehors des pratiques courantes de la plupart des acteurs de la profession. Cet éloignement des canaux institutionnels combiné à l’effet Covid-19 sur la culture, opèrent comme une double peine pour les acteurs du domaine. Une méconnaissance ou manque d’informations des institutions sur le profil des opérateurs culturels, de leurs défis et de leurs valeurs ajoutées peut parfois amplifier un sentiment d’exclusion et malheureusement amenuir l’impact des mesures ou des dispositifs gouvernementaux.
Au Centre des cultures d’Afrique et des Diasporas (CCA), nous soutenons que ces artistes et ces entrepreneurs culturels jouent un rôle important dans l’innovation et participent activement au renouvellement des imaginaires. Ils contribuent au dynamisme de l’économie culturelle en France et au rayonnement de l’identité culturelle française à travers le monde. Soucieux de comprendre l’impact de la crise sanitaire sur leurs activités, le Centre des Cultures d’Afrique et des Diasporas a initié une étude en ligne du 10 juin au 31 juillet dernier auprès des entrepreneurs culturels de la diaspora africaine, tout domaine confondu (musique, théâtre, littérature, mode, danse, etc.).
En 39 questions réparties en 6 thématiques, le CCA a souhaité faire un état des lieux du milieu, des profils, des statuts et des domaines mais aussi l’impact économique du Covid-19 et surtout les stratégies d’adaptation, d’innovation. 184 artistes et entrepreneurs culturels ont participé à l’étude, principalement des français (75%).
Quelles leçons tirées de l’étude?
La restitution de l’étude lors l’édition digitale du MOCA 2020, nous montre que le secteur est marqué par un fort entrepreneuriat féminin, un certain dynamisme malgré une grande précarité. En effet, un profil type de répondant se dessine: une française âgée de + 35 ans, résidant en Ile de France et active dans les arts de la scène. Les répondants nous disent privilégier l’entreprenariat culturel et l’associatif comme statut juridique pour leurs activités. Qu’ils exercent majoritairement dans les secteurs de la musique, du spectacle vivant et de l’audiovisuel, et ce souvent dans des structures faiblement génératrices de revenus (75% des répondants exercent dans des structures générant moins de 50 000€ en 2019) et 61% d’entre eux ont perçu un revenu annuel inférieur à 20 000€ en 2019.
L’effet Covid-19 a été ravageur avec une chute drastique des revenus: 79% des répondants déclarent une baisse de leur revenu à hauteur de 10 à 50 k€. La crise a été synonyme de cessation d’activité pour 42% d’entre eux voire l’annulation pure et simple de leur projet (54%). 55% d’entre eux se retrouvent sans aucun revenu d’appoint et seulement 12% disent avoir bénéficié du chômage partiel. Parmi les répondants, nombreux exercent des professions non culturelles dans la culture, souvent des cadres commerciaux de spectacles etc. Quid des aides débloquées par le gouvernement ? Bien que 52% des répondants se disent informés des aides, près de 80% d’entre eux disent ne pas avoir bénéficié d’aides mises en place.
Mais face à cela, ces acteurs ne se laissent pas abattre bien au contraire. Ils créent, innovent, pour faire face au changement dans la crise mais aussi pour continuer de faire vivre la culture.
Ils proposent des pistes pour sortir de l’ornière : un meilleur accès aux leviers de financement public & privé, la création d’une plateforme digitale des créateurs des ICC de la diaspora ; une meilleure formation à la digitalisation et à la monétarisation de contenus entre autres. Et bien évidemment une amélioration de la programmation des créations de la diaspora. Il serait inutile de mettre en place ces stratégies si les créations culturelles ne sont pas mieux valorisées. Pour faire face, nombre d’entre eux ont digitalisé leur activité avec un recours massif aux réseaux sociaux (Facebook 54%, Instagram 50 %) avec des conférences (68 %), de formation via zoom ou des performances live sur les réseaux sociaux.
En lançant cette étude, le CCA prend sa part et continue de rassembler, de réfléchir avec tous les acteurs sur les enjeux futurs. Cette crise a bouleversé les modes d’action, elle a aussi « consacré » la place de la culture dans notre vie quotidienne, comme refuge, source de collaboration, moyen de garder le lien avec les autres, outil d’engagement social voire politique. Des concerts numériques ont rassemblé des millions de spectateurs dans le monde. Des artistes se sont engagés de manière virale pour des causes sociales. Les moyens de circulation de la culture se transforment en profondeur. Qui en sont les acteurs ? Quels sont les processus et stratégies mis en place ? Pour quels objectifs ? Comment se préfigure la culture dans le monde de demain ? Autant de questions qui ont été abordées lors de la 5ème édition du MOCA, forum des cultures d’Afrique et des diasporas, du 2 au 8 novembre dernier.
Pendant une semaine, 55 intervenants, en France et en Europe (Belgique, Suisse, Suède, Angleterre),en Afrique (Bénin, Sénégal, Cameroun, Nigéria) et aux USA (Atlanta), ont échangé sur l’adaptation aux changements et les innovations pour faire face à cette situation. Avec les acteurs clés de la musique en France (Jean Noel Tronc, dg de la SACEM – Jean Philippe Thiellay, président du CNM – Blick Bassy, Wilfried Lauriano Do Rego, président du CPA -Penda Diouf- Laurence Lascary – Ayoko Mensah -Eric Bellamy – Sébastien Lagrave – Jean Fall – Tabué Nguma – Adama Paris), les intervenants ont pu faire l’état des lieux des dispositifs mis en place pour faire face à la crise, un diagnostic sur les changements nécessaires dans le futur pour valoriser les contenus crées par les africains et la diaspora (Antilles inclus). Les artistes et entrepreneurs culturels ont identifié les obstacles mais aussi les leviers de succès comme la qualité de contenu, la place des artistes et la valorisation de leur travail.
De nombreux évènements culturels ont été annulés voire reportés. Le déroulement du MOCA montre déjà une forme de résilience à l’oeuvre; et indique aussi la place grandissante des réseaux sociaux, considérés comme des médias à part entière.
Innover dans les moyens d’action de l’Etat
Face à cela, le silence des autorités culturelles et son absence sont pesants.
Madame la Ministre, les fonds et les mesures d’aide mis en place sont nécessaires mais insuffisants. La crise nous force à repenser nos modes de fonctionnement. Les décisions prises sans consultation de toutes les parties prenantes, présentes sur le terrain, manquent parfois leurs cibles et peuvent faire “pschitt”. Rencontrer les acteurs du secteur, prendre en compte leur expertise terrain, réfléchir ensemble sont autant d’urgences. Non pas dans le but d’avoir des règles spécifiques, mais afin de mieux cibler, calibrer les aides, informer les parties prenantes, pour gagner en efficacité et en pertinence.
Cet appel est loin d’être une complainte pour la prise en compte de particularisme, mais l’expression d’une véritable ambition, d’une volonté de fournir des données empiriques, une expertise terrain aidant à co-construire une stratégie inclusive et les outils pertinents pour accompagner efficacement les acteurs du secteur et mieux promouvoir leurs créations. C’est un impératif pour rassembler le corps français autour de sa culture unique et riche, relancer l’économie culturelle, tout en renforçant son rayonnement dans le monde dans un idéal de fraternité.
Alain Bidjeck