» Nous devons chercher à nous rendre un compte exact du rôle que les diverses nations jouent à la surface du globe, déterminer leurs aspirations diverses, voir où ces aspirations les mènent, si elles doivent les conduire à des chocs violents ou si elles pourraient se concilier les unes avec les autres. Tandis que des discussions abstraites ne pourraient dégager ici que des possibilités ou des probabilités, un contact immédiat avec les choses et les hommes devra donner, sinon des certitudes, au moins des impressions, fermes et vivantes, communicables. «
Albert Khan, Les Archives de la planète.
Nous sommes à quelques kilomètres de la capitale rwandaise, sur des collines de ce qu’il convient d’appeler Kigali rural. Le soleil déclinant enflamme la terre, les verts sont plus intenses, les peaux se cuivrent, l’air est doux. Tout semble si paisible. Je sais qu’il y a eu sur cette terre un génocide, mais je ne vois rien, si ce n’est quelques hommes et femmes attelés au travail. Je ne sais s’ils sont hutu ou tutsi, je les vois simplement poser des briques les unes sur les autres. Déjà, une trentaine de petites maisons sont sorties de leurs mains, dans cette nature en friche, jadis prospère. Elles sont destinées aux veuves et aux orphelins, rescapés du génocide ou rapatriés de l’ex-Zaïre ou de Tanzanie.
A quelques pas de là, des voix s’élèvent dans un chant plein d’espérance. Augustin, l’architecte de l’ARDEC* qui m’accompagne parle de » réconciliation « . Depuis quatre ans, m’explique-t-il, les mouvements charismatiques se sont développés au Rwanda et les églises jadis pleines le sont encore aujourd’hui malgré les dizaines de milliers de victimes en ces lieux profanés. Ces hommes et femmes chantent et donnent du courage aux survivants bâtisseurs d’un nouveau Rwanda. Ceux-là se taisent. Le soleil poursuit sa course vers l’horizon. Nous marchons. Augustin parle encore et encore, comme pour traquer l’oubli. Il a retrouvé le Rwanda en août 94, après un exil de 22 ans, mais pas ses parents, emportés par le génocide. Il parle de justice, de celle qui n’a pas encore été rendue mais qui de toute façon ne rachètera pas les morts. Il est tutsi et parle de sa sur adoptive, hutu, qui voulait contre l’avis du père inscrire la mention tutsi sur sa carte d’identité. Elle a dû fuir vers le Zaïre avec son mari. Aujourd’hui, elle est revenue à Kigali au côté d’Augustin.
Quelques instants plus tard, l’architecte me prend la main et doucement, en silence, me mène devant un bâtiment communal visiblement à l’abandon. A deux pas du chantier, l’horreur est là. Une pièce emplie de squelettes empilés les uns sur les autres. Qui sont ces morts ? Quels noms, quels visages se cachent derrière ces victimes anonymes ? Pourquoi personne ne les a enterrés ? Parce qu’il n’y a plus personne pour le faire, plus de famille, plus de parents même éloignés ou ont-ils peur de venir ici chercher les leurs ? Ou encore sont-ils trop pauvres pour les enterrer comme le dit Augustin ? Plus personne ne se soucie d’eux. Et qui sont ceux qui nous entourent, ces paysans attelés au travail de la reconstruction ? Les assassins ? Peut-être, répond Augustin, impossible de savoir, de toutes façons, personne ne parle… Ici au Rwanda, on ne parle pas…
» Avec mes frères et soeurs, nous n’évoquons jamais les circonstances épouvantables de la mort de nos parents, nous ne cherchons pas à savoir pour ne pas éveiller la haine peut-être. Aujourd’hui, nous devons apprendre à vivre tous ensemble. Nous n’avons pas le choix. » Alors le silence plutôt que l’oubli. » Qui a gagné cette guerre ? Personne. Nous sommes tous victimes du génocide. » Mais cette souffrance enfouie, non exprimée, n’hypothèque-t-elle pas l’avenir ? Cela me rappelle cet enfant qui se dessine sans nez, sans bouche, mais avec des yeux immenses, exorbités. Il a trop vu et ne peut plus parler. Le traumatisme est trop profond. Encore cet enfant aura-t-il peut-être la chance, grâce aux soins attentifs d’un psychologue, d’apprivoiser à nouveau son corps et ainsi d’exprimer sa douleur. Mais les autres ? Les adultes ? On ne peut demander à un écorché vif d’examiner froidement ses plaies. Alors, il faut passer à l’étape suivante, noyer la complexité des vraies difficultés dans le silence, immoler les rescapés sur l’autel de la réconciliation et de la reconstruction…
Ici à Kanombe, secteur de Buzanza, nous ne sommes pas sur un lieu mémorial, mais dans une simple commune comme il y en a des milliers dans ce pays aux mille collines. Les morts côtoient les vivants, rescapés ou rapatriés, innocents ou coupables, et les chrétiens, innocents ou coupables, chantent la réconciliation et donnent du courage aux autres… Est-ce cela le Rwanda d’aujourd’hui ? Peut-être. Mais il y a aussi ceux qui se battent à Gisenyi, à Ruhengeri, ou près de Gitarama. Pour terminer » le travail « , selon la terminologie de Radio mille collines, ou reprendre le pouvoir ? Les deux, probablement.
Pourtant, on ne cesse de nous répéter que hutu, tutsi, ça n’a pas de sens. Une même langue, une même culture, ciment d’une identité commune ? Puiser dans ces racines, seuls les artistes commencent lentement à s’atteler à ce lourd travail de mémoire. Encore sont-ils si peu nombreux. » Beaucoup sont morts. En 94, il fallait exterminer les détenteurs de la mémoire ; d’autres ont fui, et ceux qui sont restés ont également vu trop de choses, ils n’ont plus de courage « , me dit Gaston Yasasa. Pour ce jeune Rwandais de la diaspora (il vient du Burundi), plasticien, musicien, écrivain, » un pays sans culture, c’est un pays muet ! Autrefois, nos ancêtres vivaient en paix, notre culture était très développée. Il faut retourner aux sources, et donner le message utile à tous. Alors je vais dans les campagnes, je rencontre les vieux, les jeunes, on parle. En ville, je suis avec les enfants des rues, les orphelins. Je m’inspire du bon et du mauvais « … » Il y a la guerre, il y a la paix, comme il fait jour, comme il fait nuit. C’est le changement. On prêche la paix mais aussi on prêche la haine « ,écrit-il dans une petite nouvelle, L’ironie du store, qui vient d’être primée par le Magazine littéraire et RFI. Ses collages exposés au Centre d’Echanges culturels franco-rwandais exprime la confusion du monde. Gaston Yasasa n’a pas de temps à perdre. Il travaille jour et nuit, dort parfois dans son atelier au Centre international Martin Luther King, une ONG basée à Kigali. Il ne mange pas toujours à sa faim, l’art ici moins qu’ailleurs nourrit son homme. » L’art, c’est une chose étrange ici. Ce n’est pas une priorité dans notre pays. » Le génocide, il l’écrit, il le peint. C’est un des seuls. Pourtant, il n’ose exposer ses toiles à Kigali devant ses compatriotes, la plaie est trop profonde. Il hésite également à les exposer en Suisse, comme on le lui demande. On ne gagne pas son pain sur la douleur des siens. Et ce n’est pas l’image du Rwanda qu’il veut donner. Il préfère chanter et danser la paix avec les enfants des rues qu’il initie à toutes formes artistiques pour que » le Rwanda de demain soit une pépinière d’artistes « . Dans la cassette qu’il vient d’enregistrer, il chante » les larmes des orphelins « . Chanson sans texte, longue plainte pour tous les enfants du monde.
Jeanne Kayitesi a 25 ans. Ancienne secrétaire au Haut commissariat aux droits de l’homme à Kigali, elle fait aujourd’hui partie de la troupe de Tharcise Kalissa. Elle danse, elle chante mais surtout elle joue du tambour, l’enseigne également depuis un an à de jeunes garçons. C’est un homme du nord-ouest du pays qui l’a formée à cet instrument traditionnellement réservé aux hommes. » Tout est possible aujourd’hui pour les femmes au Rwanda, nous sommes les plus nombreuses » 70 % de la population depuis le génocide ; le pays compte 500 000 veuves, 300 000 orphelins et près de 75 % des foyers sont à la charge de femmes seules. » Traditionnellement, les femmes ne bâtissent pas non plus leur maison ; elles n’avaient pas accès aux biens de la famille mais tout a changé et nous avons donc droit à la parole parce que nous participons à la reconstruction du pays. »
A Nyamirambo, le quartier musulman de Kigali, Jeanne, en ce dimanche de mars 98, mène tambour battant ses jeunes musiciens. Avec force et détermination, elle les façonne et les invite au-delà des prétendues différences ethniques et quelque soit leur passé récent à se plonger aux sources de leur culture commune. » La danse, la musique, le théâtre, le tambour, tous ces arts peuvent jouer un rôle déterminant dans le processus de réconciliation, pense-t-elle. Si c’était possible, j’appellerais tous les Rwandais à être artistes ; je les inviterais à apprendre la culture rwandaise d’autrefois, celle que nous essayons de ressusciter aujourd’hui. Notre culture doit être le ciment de la nouvelle société rwandaise, enfin, je l’espère… Cela peut nous aider « .
Dimanche 8 mars, journée internationale de la femme, le chant des tambours s’élèvera pour la paix.
Voilà pour ceux qui parmi d’autres prennent aujourd’hui la parole dans cette société de l’oralité par excellence qui a fait du silence sa règle d’or.
D’autres artistes se sont tus, ou s’expriment différemment parce que la spirale du temps les aspire non plus dans la reconstruction de l’âme mais dans l’impérieuse nécessité de survivre. Tel Athanase, l’architecte venu de France qui a rangé ses crayons et pinceaux depuis son retour à Kigali. Juste après le génocide, en Normandie, il peignait l’indicible ; aujourd’hui, il travaille d’arrache pied, de 5 heure du matin à tard le soir, pour faire sortir de terre ces petites maisons comme celle de Kanombe et repeupler les collines. Priorité parmi d’autres priorités, comme celle de penser et de dessiner les plans d’un futur musée du génocide. Pourtant, il rêve d’un atelier et s’emballe à la perspective d’une rencontre d’artistes venus du continent pour écrire sur cette histoire tragique. Lui aussi voudrait apporter sa pierre à l’édifice de la mémoire. L’envie de reprendre les pinceaux le démange. Mais les jours devraient compter bien plus que 24 heures.
Enfin, il y a ceux qui veulent hurler mais n’ont plus, comme cet enfant, de bouche pour le faire. Les rescapés du génocide, les oubliés de cette guerre fratricide. Douleur trop intense. Venuste fait partie de ceux-là. Réfugié avec sa femme et deux de ses enfants en avril 94 au Centre culturel français de Kigali où il travaillait depuis 20 ans, le départ des Français l’a laissé là impuissant alors que cinq autres enfants et ses parents étaient à l’extérieur, à la portée des machettes. Sa rage, il l’a écrite à François Mitterrand depuis Nairobi, en juillet de cette même année, après qu’il ait réussi à fuir, laissant derrière lui des cadavres. Longue lettre d’indignation, reprise dans la presse internationale de l’époque mais restée sans réponse.
A cette époque, on lui a reproché d’avoir trop parlé, alors il s’est tu, la rage au cur. Depuis, quatre lourdes années ont passé, mais la douleur est toujours là, paralysante. Venuste a repris son travail et s’en veut de n’avoir pas encore écrit cette part de son histoire. » Certains d’entre nous doivent le faire, je ne voudrais pas mourir sans témoigner pour que le silence ne fasse pas le lit de l’oubli. «
* ARDEC, Agence rwandaise pour le Développement et la Coopération, une ONG rwandaise associée au programme de villagisation en cours au Rwanda. 1000 maisons ont ainsi été construites depuis juin 95 par l’ARDEC.
** Abakaraza signifie tambourinaire en kinyarwanda. ///Article N° : 337