Les 21 et 22 octobre derniers La Colonie, en collaboration avec la revue Afrikadaa et l’African Art Book Fair, a été le théâtre d’un événement signé Présence Africaine : Les universités de la Rentrée. Cette carte blanche, proposée par la première édition du Salon du livre d’art des Afriques a été animée par plusieurs tables rondes et propositions littéraires. Africultures les a suivies.
Le temps d’un week-end, Les universités de la rentrée ont fait de La Colonie leur quartier général. Alors que ce lieu culturel pensé par Kader Attia célèbre ses un an, la revue historique (1947) de la maison d’édition (1949) Présence Africaine a voulu prolonger et actualiser le débat sur la place de l’Afrique et de sa diaspora. Par exemple, la sortie récente du documentaire Kemtiyu a soulevé la question des héritages multiples du penseur Cheikh Anta Diop. La célébration par l’UNESCO de la décennie des Afrodescendants a, quant à elle, permis d’ouvrir le débat sur la diaspora, avec un focus sur l’Amérique Latine. Présence Africaine a ainsi tenté de construire un pont entre passé et présent et réaffirmer sa place de scène intellectuelle privilégiée des Afriques en France. Christiane Diop, la veuve du fondateur des éditions Présence Africaine, Alioune Diop, était présente, aussi bien que sa fille Suzanne Diop.
Face à des écrivains, critiques, artistes, intellectuels et universitaires, une assemblée de chaises, tables, canapés et fauteuils a été assiégée par une foule attentive. Durant deux jours d’affilée, il a été possible de s’attarder à plusieurs stands proposant les livres édités chez la maison d’édition (notamment des auteurs présents lors des tables rondes) aussi bien qu’une large sélection d’éditeurs indépendants comme Chimurenga ou Dagan Editions. Au deuxième étage, on pouvait assister à une exposition organisée par la plasticienne et réalisatrice Pascale Obolo. D’un débat à l’autre, l’ambiance est conviviale : les visages se familiarisent les uns aux autres, le public empoigne des livres dans l’attente d’une dédicace, les passionnés de littérature africaine font leur stock pour l’hiver.
Retour sur quatre tables rondes s’appuyant sur la production écrite et l’engagement comme moteurs d’analyse de notre contemporanéité, entre migrations, mouvements féministes et quête de liberté.
Quand l’écrivain qui parle d’immigration est lui-même immigré
Lorsqu’on parle de romans de la migration il est question de distance et d’implication à la fois, d’incarnation et de description. Est-ce qu’on peut se porter comme témoins historiques, quoique imbriqués dans des tensions vives, des combats plus qu’actuels et une prise de parole « à chaud » ? Pour Mbougar Sarr, auteur de Silence du chœur (2017), « l’écrivain est un historien du détail présent » et son rôle est celui de « traiter de façon obsessionnelle les détails pour retrouver ‘le motif dans le tapis’. Et ne pas forcément rencontrer l’histoire avec un grand H, car souvent elle coupe la tête ». Si les mots « exil » et « déracinement » nourrissent la production littéraire de certains écrivains de la table ronde « Romans de la migration », la distance évoquée doit se chercher également dans l’acte même de l’écriture. Sarr tient à souligner le processus qui mène à la création d’écrits sur ces sujets brûlants et contemporains : « J’ai partagé des matchs de foot, des repas, avec les migrants rencontrés en Italie. Mais j’ai aussi pris la distance nécessaire et peut-être la cruauté de dire les choses pour ce qu’elles sont et pas telles que je voudrais qu’elles soient ». Pour Khalid Lyamlahy, auteur de Un roman étranger (2017) « dans l’écriture il y toute cette lutte entre la possibilité de l’impossibilité de dire les choses ». Il porte des réflexions sur son propre rôle, en tant qu’auteur, dans l’implication au sujet : de quel voyage s’agit-il quand on est soi-même un écrivain immigré qui parle de migration ? Plutôt intérieur ou extérieur ? Jean-Roger Essomba, auteur de Le paradis du nord (1996) a les idées claires en affirmant « Je suis un migrant qui a écrit ». Pour Jussy Kiyindou, dont le dernier roman a pour titre Quand tombent les lumières du crépuscule (2016), le déracinement est au cœur du besoin d’écriture, alors que Sarr se définit plutôt dans un voyage intérieur, où l’écriture est déclenchée par ses lectures.
Nourrir l’échange littéraire à travers la critique
La doctorante Ninon Chavoz, lors de la table ronde « Critique littéraire : vide ou trop plein ? » affirme que la critique littéraire doit toujours être produite par les véritables lecteurs : personnes qui acceptent de se retrouver face à une autre subjectivité, celle du texte. Le thème abordé dans ce débat, où l’on trouve également Réassi Ouabonzi, fondateur du blog Chez Gangoueus, l’universitaire Romuald Fonkoua et le doctorant Khalid Lyamlahy, concerne le rôle de la critique littéraire en Afrique. Comment l’envisager là où manque un véritable réseau de promotion et de diffusion des livres ? S’agit-il d’une activité vouée à la complaisance ? Quel pont possible entre l’écrivain et le lecteur ? Fonkoua, provocateur, lance : « La littérature ne sert à rien. La critique encore moins. » en ouvrant un échange sur les difficultés que connaissent les critiques en Afrique, là où il n’y a pas, dans les médias privés, d’émissions dédiées à la littérature et où les livres sont peu diffusés. « J’ai créé un blog sur les productions littéraires liées au monde noir pour promouvoir la diffusion et commercialisation des romans de la diaspora africaine », affirme Ouabonzi. Si à travers la mise en avant des mots des écrivains, le blogueur a pour but d’éclairer les lecteurs sur les sociétés africaines, Fonkoua souhaite que la critique aide le lecteur non africain à entrer en contact avec l’univers décrit par les livres du continent.
Chavoz donne l’exemple de la série de séminaires qu’elle a co-fondés avec la doctorante Elara Bertho, Afriques transversales, où des intellectuels et critiques internationaux s’expriment sur les productions littéraires passées et présentes africaines afin de les faire connaître dans un environnement différent. Parce qu’une autre interrogation est évidemment celle concernant qui est en mesure de porter un discours critique littéraire. Lyamlahy, supposant l’existence d’une grande famille littéraire souhaite que ça puisse être « l’affaire que des spécialistes, aussi bien que des universitaires, que des écrivains eux-mêmes ». Founkoua fait d’ailleurs l’exemple d’Alain Mabanckou, romancier, universitaire et critique, ou encore des écrivaines Léonora Miano et Fatou Diome, qui abordent des thématiques littéraires dans leurs essais et interventions publiques. Ecrivains et critiques à la fois ? Oui, cela semble possible !
Ecrire et incarner la liberté dans les combats des femmes
La liberté est au cœur des trajectoires des personnages créés par les romancières de la table ronde : « L’écriture et le voyage : regards de femmes ». « Les femmes de mes récits, en cherchant la liberté, la paient plus cher que les hommes. Mais elles la souhaitent quand-même car la liberté ne se négocie pas, c’est une quête totale » nous dit Fathia Radjabou, auteure de Je ne sais pas quoi faire de ma vie… (2014). L’acte même d’écrire né d’une nécessité de liberté. Ken Bugul, auteure de Cacophonie (2014) affirme avoir commencé à mettre noir sur blanc ses pensées suite à un surplus de vécu qui l’étouffait, et un conséquent besoin d’évacuer tout cela. Nafissatou Dia Diouf, dont la dernière œuvre s’appelle La maison des épices (2014), de son côté explique vouloir dénoncer l’injustice, promouvoir l’émancipation sociale et aider de manière générale les femmes à prendre conscience de la condition dans laquelle elles sont plongées. Quand on parle de liberté, Bugul répond avec la notion de « casser le cadre », c’est-à-dire la volonté de ne pas être conditionnée par la couleur de peau, les appartenances culturelles, religieuses : « Je suis accessoirement femme. Quand cela m’arrange. Je veux toujours être dans une dynamique de recherche, jamais trouver la paix ». Une mention à la question de l’écriture « de genre » est faite lors de cette rencontre, où les écrivaines sur le plateau refusent de vouloir s’aligner à l’idée d’une écriture féminine et soulignent l’ampleur des sujets traités : faits sociaux concernant les femmes aussi bien que les hommes. Le regard de la société est d’ailleurs défié non seulement par les histoires écrites que ces femmes portent, mais aussi par les choix indépendants qu’elles assument dans leur vie.
Les nouveaux territoires du féminisme
Et si la littérature peut constituer une alternative aux ordres patriarcaux, c’est aussi par l’activisme et la prise de parole publique que la situation des femmes aspire à changer. La table ronde où se confrontent la journaliste Rokhaya Diallo, l’universitaire Maboula Soumahoro, l’écrivaine Ken Bugul et l’historienne Sophie Bessis est des plus animées. L’enjeu de « Féminisme, le grand schisme ? » : faire l’état des lieux des nouveaux territoires et des nouvelles formes du féminisme d’aujourd’hui. Et ce, dans un contexte post-colonial où le féminisme mainstream « blanc, bourgeois et hétérosexuel » n’est plus le seul à donner de la voix. Du continent africain au continent européen, beaucoup de questions sont soulevées. Celle de l’intersectionalité nécessaire aux luttes, par exemple, articulée comme un entrecroisement des formes de discrimination et oppression (origine, genre, classe sociale, orientation sexuelle et confession religieuse) pouvant atteindre une femme dans tous les domaines de sa vie, privée aussi bien que publique. Soumahoro, à ce propos, réfléchit : « C’est antinomique de vouloir promouvoir l’accès à l’instruction pour toutes et après imposer l’absence du voile dans les espaces publiques. L’école c’est un important instrument d’émancipation, on le sait bien ! ».
Bessis s’interroge sur la symbolique du voile, en trace une rapide genèse à partir des mouvements féministes des années 1920 en Tunisie, ceux qui voulaient son affranchissement, jusqu’au choix – volontaire ou induit par l’environnement – de le porter, en Europe comme en Afrique. Diallo déplace le sujet sur le plan de la liberté de façon plus général : ni pour, ni contre le port du voile, elle compte prendre la défense des femmes dans tous les domaines où la liberté sur leurs propre corps est atteinte. Bessis, de son côté, met en garde sur la différence à faire entre les contraintes venant de l’extérieur et celles de l’intérieur : « En tant que féministe africaine, je pense qu’il faut à la fois reconnaître les problèmes venant de l’intrusion coloniale, de la présence étrangère actuelle, que les problèmes qui s’originent localement, dans notre milieu traditionnel. Et donc balayer devant sa porte ! ». Pour elle, parler de féminisme décolonial, ou post-colonial, fait stagner la lutte dans un prisme où le colonial est omniprésent, alors qu’il faudrait passer au-delà, et mettre en lumière ce qui a précédé ce moment historique. « Comment y arriver, alors que la France feint d’être aveugle aux questions de discriminations perpétrées depuis, et ne veut pas poser de mots sur les faits ? » interroge Soumahoro. Bugul, de son côté, nous explique l’engagement des femmes africaines, notamment au Bénin et au Sénégal, dans les luttes pour faire valoir leurs droits face aux violences domestiques, le jugement des viols, l’accès aux terres et l’accès aux soins pour leurs enfants. Elle nous parle aussi du premier mouvement féministe sénégalais, né en 1978, le Yewwu Yewwi : « On se réveille et on réveille les autres ». Une volonté de partage qui réside encore aujourd’hui, d’une rive à l’autre. D’un contexte anthropologique à l’autre. Et qui a pu trouver une place où aboutir malgré les différentes visions, ce week-end, à La Colonie. Surfant sur cette importante participation d’auteurs, d’intellectuels et de public, les prochaines universités littéraires de Présence Africaine sont prévues pour 2018, à la même période. Après cette édition, nous ne pouvons qu’être sûrs du renouvellement de son succès, le rendez-vous est pris !