La dernière fois qu’on s’était parlé c’était autour du Paradis infernal de Tiburce Koffi dont vous avez fait la mise en scène (cf. Africultures n°18) et vous voilà aujourd’hui à Limoges avec Minkana et Minlan ;, c’est un virage à 90 degrés. Comment vous est venue l’idée d’écrire des contes pour un jeune public et de les théâtraliser ?
Ce n’est pas un virage mais une sorte de retour aux sources car à la base je suis conteur. D’autre part ces contes ne sont pas de moi mais m’ont été transmis par ma grand-mère. Tous ces personnages et ces situations que je réutilise avec des variations bien sûr, je les tiens d’un patrimoine traditionnel qui est venu à moi grâce à ma grand-mère.
Je suis arrivé au théâtre un peu par défaut. Car en tant qu’enfant du conte et de l’écran, c’est du cinéma que je voulais faire au début, mais cela n’était pas possible au Cameroun. Le théâtre, pour moi, c’est le prolongement du conte, comme le cinéma d’ailleurs.
La légèreté de vos spectacles à une seule voix correspond-elle à une volonté esthétique ou envisagez-vous de leur donner plus d’ampleur, avec plusieurs comédiens, des décors et une théâtralisation des situations du conte ?
Dans les années 80 au Cameroun, je me suis essentiellement appuyé sur le conte à une voix qui me permettait de travailler seul et d’échapper ainsi à la lourdeur des troupes qui manquaient en plus cruellement de moyens. Je faisais des tournées dans les écoles, les comités d’entreprise. Mais l’approche scénique est totalement ouverte. J’ai même un de mes contes qui a été adapté pour des marionnettes par la comédienne Atou Écaré.
Vous n’utilisez pas de musique, mais jouez beaucoup avec des vocalises, des onomatopées…Quelle est la langue que vous utilisez dans le spectacle ?
Le Beti. C’est la langue qu’on parle du centre au sud du Cameroun, jusqu’au nord du Gabon chez les Fang et les Ntoumou de Guinée Equatoriale. J’utilise les accents et les inflexions musicales de la langue pour essayer de rester très proche de l’esprit de la culture beti.
La transmission traditionnelle des contes passe par la parole, mais avec le théâtre s’ajoute, le geste, l’image, la danse…
La dramatisation vient elle aussi de la culture beti, du mvett hérité des Fang. A chaque fois qu’un joueur de mvett passait par chez nous au village, mon grand-père l’invitait et j’ai écouté de nombreuses épopées de mvett que nous appelons minlan.
Est-ce une forme de théâtre ?
Non, on ne peut pas dire cela. Le mvett est, toute proportion gardée, l’équivalent du griot. Contrairement au griot Malinké, le mvett n’est pas attaché à une cour, à un roi. Chez moi il n’y a pas de roi, chacun est roi chez lui. Ce n’est pas non plus une caste : on devient mvett par initiation. Le mvett est la base même de toute la culture fang et beti. Le mvett raconte le combat entre les Immortels (les gans) et les Mortels (les gous) qui aspirent à l’immortalité que leur refusent les Immortels. Voilà pourquoi je suis très sensible à la littérature d’anticipation. Ces super héros, comme Dragon Ball Z, qu’on voit par exemple dans les dessins animés japonais, c’est du mvett ! Le mvett est un peu pour les Fang et les Beti ce que la bible est pour les Juifs. C’est une vraie mythologie.
La force dramaturgique du conte africain c’est aussi cette capacité à faire participer l’auditoire, à stimuler l’écoute et à permettre ce qu’il est à la mode d’appeler « l’interactivité ».
Quand je dis les contes, je ne me préoccupe pas de savoir si mon public est un public d’enfants ou d’adultes. Les adultes sont de grands enfants et quand je dis les contes, je me retrempe dans mon enfance. Le chant qui ouvre le conte, est une espèce d’invocation. Je me remémore ma grand-mère, pour l’invoquer. Parfois quand je chante cela me conditionne au point d’avoir les larmes aux yeux. Le conte c’est oser redevenir enfant. Le rituel que je met en place pour démarrer le conte n’est pas artificiel, j’ai vraiment besoin de cette énergie que me donne le public pour soulever ensemble la lourde charge du récit. Afian nzo ! pour démarrer…. Vrrrrrou adjabé ! La prise de parole a besoin d’énergie.
Ces contes ont bien sûr une portée éducative ?
Oui, mais c’est une fois adulte que je l’ai compris., que j’ai mesuré la portée des contes que ma grand-mère me racontait. En fait avant de partir, elle a réussi à travers toutes ces histoires mythiques à m’enseigner la vie. Chaque conte parle de situations que nous vivons.
Vous évoquez l’importance de votre grand-mère dans cette transmission, et la génération de vos parents ?
Dans ce domaine, mon père et ma mère ne m’ont rien transmis. Tout me vient de ma grand-mère.
Cela veut dire qu’en Afrique, aujourd’hui, cette transmission se perd ?
Elle se perd, c’est évident. La télévision a pris la place et, en Afrique plus encore qu’en Europe, les enfants n’ont pas le choix, ils n’échappent pas au « canardage » médiatique. Moi-même je suis un enfant de l’écran, mais c’est quoi le cinéma aujourd’hui ? C’est quoi l’essentiel du spectacle humain qu’il nous est donné de voir à l’écran ? Tout est violence, et on cherche vainement un film où l’on ne tue pas quelqu’un.
Est-ce pour éviter que ces contes ne disparaissent défensivement que vous avez choisi de les faire exister par le théâtre ?
C’est là que se joue ma mission. En tant qu’artiste j’ai la responsabilité de transmettre ces histoires. Un proverbe beti dit : L’éléphant passe, il laisse les empreintes de ses pattes, la plante rampante passe, elle laisse les citrouilles. L’existence est un passage pendant lequel il faut pouvoir transmettre. C’est une raison d’être pour l’artiste.
Il y a des générations qui ont perdu tout contact avec le village ?
Pendant le MASA (1), j’ai monté un projet avec des jeunes de la génération urbaine, ceux qui n’ont pas eu de contact avec la culture traditionnelle, qui n’en ont qu’un écho lointain souvent déformé par la superstition. et qui ne connaissent que la violence de la rue : viol, braquage, meurtre, désespérance… Ces jeunes-là, on ne s’en préoccupe pas. Je ne me sens pas si loin d’eux.
Bien sûr, une partie de moi est bien vissée dans la culture traditionnelle, mais je suis aussi un urbain, j’ai grandi en ville, j’ai une culture de série B, je séchais l’école pour les films péplums, les westerns, les films karaté.
Cela m’intéressait de travailler avec ces jeunes souvent désespérés, de voir ce qu’ils ont dans la tête, ce que je pouvais aussi leur apporter. J’ai réuni des jeunes d’Abidjan, parmi lesquels, il y avait des repris de justice et nous avons formé un groupe : « Les conteurs urbains » et c’est pour introduire leur spectacle que je me suis remis à faire des contes.
Pourquoi avoir choisi le théâtre ?
Le théâtre s’appuie sur le partage et la rencontre, c’est en cela qu’il peut proposer une vraie alternative à la culture de la violence. Il parvient à expliquer l’inexplicable parce qu’il utilise l’émotion et la poésie. Il est une initiation à l’existence, à la vie.
Mais aller à la rencontre de ces jeunes n’est pas facile, ce sont les plus démunis qui n’ont jamais accès au théâtre ?
Il y a la nécessité de jouer dans les écoles. Mais il n’y a aucune volonté réelle de l’Etat pour prendre en charge ces questions-là. C’est nous, les artistes qui nous démenons dans notre coin, et nous nous démenons plutôt mal. On se désintéresse de la jeunesse jusqu’à ce que les jeunes deviennent fous et se mettent à braquer.
Que pourrait-on imaginer pour utiliser le théâtre à des fins éducatives ? Quel type de structures faudrait-il créer ?
Déjà créer simplement des espaces. Quand j’avais accepté d’aller aider Were-Were Liking, j’espérais une telle expérience. Mais j’ai suspendu ma collaboration avec elle parce que le projet Ki-Yi a été détourné de l’orientation que nous avions fixée. Le village Ki-Yi devait être un endroit ouvert, un espace communautaire, et non pas la chose d’un individu.
Pourtant, quand on parle de théâtre pour enfant en Côte d’Ivoire, force est de constater qu’il n’y a que le village Ki-Yi ?
Oui, mais ce n’est pas du théâtre pour enfant. La démarche est purement mercantile et ne s’inscrit pas dans une réflexion sur le théâtre pour enfant. La démarche n’est pas saine : il s’agit de faire de l’argent. Le culturel n’est qu’un alibi et il manque un engagement social réel. La création souffre de cette espèce de misère spirituelle, d’ailleurs issue de la pauvreté matérielle, qu’on remarque chez la plupart des aînés et qui accouche souvent de réflexes d’arriviste. Cela aboutit à ce qu’on voit aujourd’hui au Ki-Yi où désormais le théâtre est sorti de la scène pour s’installer dans les comportements de la vie ; on devient soi-même un personnage et une entreprise culturelle devient une secte.
Pensez-vous qu’il puisse y avoir d’autres types de théâtres pour la jeunesse que celui issu du conte ?
Franchement, je n’en vois pas. En tout cas en ce qui me concerne je ne vois pas ce que je pourrais proposer d’autre que le conte aux jeunes.
(1) Marché des Arts et Spectacles Africains, Abidjan février 1999.///Article N° : 1066