Quel avenir pour mon Afrique passée

Du fantasme à la réalité, de la pensée à l'action…

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Témoignage de Sarah Bouyain sur son travail de cinéaste et d’écrivaine qui se situe entre plusieurs cultures. « J’ai envie, dit-elle, d’aller plus loin dans l’évocation d’une Afrique personnelle et fantasmatique et de continuer à m’inspirer de personnages et de situations issues de mon histoire familiale, de naviguer dans un univers entre rêve et réalité ».

En 1960, au moment des indépendances, mon père, Joseph, avait 18 ans. Il en avait 20 lorsqu’il partit en France, faire des études de biologie. Son « plan » alors était de rentrer après ses études pour contribuer à la construction de son pays. Sa rencontre avec ma mère, une Française, blanche, ne le détourna pas de son projet : ils iraient s’installer en Haute-Volta lorsque ma mère aurait terminé ses études de médecine.
En attendant le grand Retour (qui n’eut jamais lieu) nous vivions en région parisienne. Nous nous rendions en Haute-Volta puis au Burkina Faso tous les deux ans, lors des vacances d’été. Coincée dans la cour familiale à Bobo-Dioulasso, j’étais désireuse de me faire des amis de mon âge, mais incapable d’affronter les « toubabou » (1) que me lançaient les enfants lorsque je mettais le nez dehors. Constamment surveillée par mon arrière-grand-mère, assise, parce que je ne devais pas me fatiguer, à l’ombre, parce que le soleil est méchant, j’étais prise dans le tir croisé des conversations en dioula qu’échangeaient les gens autour de moi, et auxquelles je ne comprenais rien. Bref, je garde de ces vacances le souvenir d’un ennui profond et d’une grande solitude en total décalage avec les récits passionnants que mon père me faisait de son enfance. Avec son frère et ses sœurs, il avait sillonné le pays au gré des affectations de mes grands-parents paternels, une sage-femme et un instituteur.

Enfant, je ne voyais pas ce qui distinguait ma famille paternelle des autres familles africaines. Les recherches que je fis et les témoignages que je recueillis pour réaliser « Les enfants du Blanc« , me la montrèrent sous un autre visage. Celui d’une famille singulière à la lisière entre deux territoires, l’Afrique et l’Occident et deux époques, la colonisation et l’Indépendance. Ma grand-mère parce qu’elle était métisse et mon grand-père parce qu’il avait été distingué par l’instituteur de son village, avaient tous deux été arrachés à leur famille pour être élevés dans des institutions coloniales. Adultes, mariés, ils firent tout ce qu’ils purent pour se conformer à l’image du couple moderne, évolué c’est-à-dire, occidental. Jusqu’à ce que mon grand-père réalise que la France ne les traiterait jamais en égal, et qu’il ne s’engage pour l’indépendance de la Haute-Volta. Celle-ci obtenue, il fut profondément déçu par la gouvernance mise en place et se retira de la politique. Il quitta ma grand-mère et la ville pour se rapprocher de son village mais ne fit jamais le chemin en entier préférant rester à mi-chemin entre la route goudronnée et sa terre natale. Les rares fois où mon père, ses frères et sœurs allèrent au village, on les y traita de « Blancs ». Ils ne parlent ni le gourounsi, la langue maternelle de mon grand-père ni le peuhl, la langue maternelle de ma grand-mère. Ils parlent le dioula, langue parlée à Bobo-Dioulasso et dans de nombreux pays de la sous-région. Une langue qui les lie à une région mais pas à une ethnie. Quand je visualise ma famille, la sage-femme métisse, l’instituteur et leurs cinq enfants, me vient l’image d’hommes et de femmes flottants à quelques centimètres du sol parce que leurs racines sont insuffisamment plantées. Je les vois comme d’éternels élèves qui ont mené leur vie en croyant que s’ils travaillaient bien à l’école puis donnaient le meilleur d’eux-mêmes au travail, alors ils auraient accompli leur devoir et tout irait bien. L’éloignement géographique et aussi le rapport nostalgique qu’entretenait mon père avec une jeunesse passée au Burkina ont probablement contribué à façonner cette image d’individus légèrement décalés. Néanmoins, quand je pense à la mort prématurée de mon père et de deux de ses sœurs, je ne puis m’empêcher de penser à des destins qui ne se sont pas accomplis, à des promesses non tenues, à l’image des promesses non tenues par les Indépendances.
Il m’est difficile d’analyser moi-même les sources de mon inspiration et je ne saurais dire avec exactitude quel est le terreau que je laboure sans cesse et ce que je rêve d’y voir pousser, mais j’ai le sentiment que ce que j’ai essayé d’explorer dans mon travail, c’est la distance qui existe entre Le Burkina réel, passé et présent, et le Burkina qui m’a été transmis à travers les récits de mon père et de ma grand-mère. (Il n’est pas étonnant alors que la plupart de mes histoires se situent à Bobo-Dioulasso, ville on ne peut plus nostalgique. Cette ancienne capitale économique dont les politiciens promettent régulièrement de relancer l’activité depuis des décennies se meurt doucement. Les jeunes sans avenir déambulent sur ses routes défoncées encore bordées par quelques vieux bâtiments coloniaux.)

Ainsi dans Les enfants du Blanc, je me suis appuyée sur la relation que j’entretenais avec l’histoire de ma grand-mère pour relater le destin méconnu des métis nés au Burkina Faso durant l’époque coloniale.
En 2003, dans une nouvelle intitulée « Dix filles sans papier » (2), j’ai revisité l’émouvante journée passée à l’orphelinat de Bingerville lors du tournage des enfants du Blanc. Je m’y étais rendue avec trois femmes métisses. J’avais été bouleversée en les voyant retomber en enfance sitôt franchi le portail de l’institution où elles avaient grandi. À travers le personnage central de la nouvelle, une petite fille nommée Cassandra, j’ai voulu témoigner de la façon dont les métis coloniaux – leur destin singulier, les lieux de leur histoire comme l’orphelinat de Bingerville et leur présence à la fois émouvante et sereine – avaient rempli mon esprit et ma vie durant tant d’années. J’ai aussi voulu évoquer les tentations et les possibilités de fiction engendrées par ces histoires souvent poignantes.
Étrangère
Au moment de l’écriture des nouvelles, j’étais inquiète à l’idée que mes descriptions de la vie quotidienne en Afrique ne soient pas crédibles. J’étais terrorisée par la fausse note, le détail qui ne trompe pas et qui me démasquerait aux yeux du monde comme une auteure qui ne savait pas ce dont elle parlait. Bizarrement, je n’éprouvais pas la même gêne lorsque je décrivais un vieux colon vivant dans le seizième arrondissement de Paris, réalité pourtant très éloignée de la mienne ! Je crois aujourd’hui que cette inquiétude exprimait mon désir désespéré d’être acceptée par le pays de mon père.
Programmée depuis l’enfance pour le retour au pays, j’ai toujours mal vécu le fait d’être montrée du doigt et taxée de « Blanche » lorsque je marche dans la rue, au Burkina. Les rires perplexes qui retentissent lorsque j’annonce que je suis métisse, que mon père est burkinabé continuent à me heurter…
J’ai plusieurs fois tenté d’apprendre à parler le dioula, mais n’aie réussi à m’y mettre sérieusement qu’après la mort de mon père. Il y a eu à ce moment, pour moi, une nécessité impérieuse de m’ancrer dans un pays avec lequel mon lien le plus direct, mon père, avait disparu.
De mon lien avec cette langue, de ma frustration de ne pas la comprendre à mon désir de l’apprendre, de mon émerveillement pour ses sonorités et les images qu’elle suggère, est rapidement née l’envie d’écrire un projet de long métrage, d’abord intitulé « Mon dioula à moi ». J’y relatais les trajectoires d’Anna et de Mariam. La première était une jeune fille noire résidant en France après avoir passé ses huit premières années au Burkina. Elle réapprenait le dioula, sa langue maternelle et retournait au Burkina chercher sa mère. La seconde, Mariam, était une femme de 40 ans, émigrée Burkinabé qui vivait en région parisienne. Femme de ménage, elle donnait des cours de dioula à Esther, une Française, cadre de l’entreprise où elle travaillait.
Je définissais alors le sujet central comme étant la langue en tant qu’objet affectif. Une langue, lorsqu’on l’apprend, vous rapproche intellectuellement de ceux qui la parlent, mais aussi physiquement, dans le sens où l’on met dans sa propre bouche des sonorités jusque-là étrangères et qui deviennent vôtres.
Au fil des réécritures, au fil de la vie et à mesure aussi que mon apprentissage du dioula se poursuivait, le sujet du film a glissé, presque malgré moi. Si le rapport à la langue est toujours là, il n’est plus le sujet central mais plutôt l’illustration du sujet central, lequel est une réflexion sur la question de l’appartenance et sur le sentiment intérieur d’être étranger. Le film, désormais, s’appelle Notre étrangère. Quant au personnage principal, Anna, elle a également changé de nom. Elle se nomme Amy et surtout, elle est devenue métisse, comme moi.

Des derniers stades de l’écriture jusqu’au tournage, le surgissement de nombreux éléments autobiographiques dans ce projet ont fini par me donner le vertige. Au cours de toutes ces années d’écriture, je m’étais inspirée de la cour familiale pour décrire le lieu principal du film au Burkina. C’est la cour où j’avais passé mes vacances, celle où j’avais déjà tourné avec ma grand-mère dans Les enfants du Blanc. Mais je n’avais pas imaginé tourner Notre étrangère dans cette maison alors occupée… Malheureusement, au cours de ces dernières années, ma grand-mère et deux de mes tantes ont disparu. L’oncle et la tante qui me restent m’ont encouragé à tourner dans cette maison désormais vide. Cela la fera revivre un temps, m’ont-ils dit. Cela a été une expérience troublante que de tourner dans la maison qui m’avait inspirée à l’écriture, d’y voir se côtoyer et parfois se confondre des scènes réelles issues de mon souvenir et les scènes inventées, écrites.
Dans ce film à petit budget, chacun a contribué en prêtant costumes et accessoires. C’est ainsi qu’Amy porte deux de mes T-shirt, qu’Esther prend l’argent des cours pour Mariam dans mon portefeuille et que sa méthode de dioula est celle avec laquelle j’ai appris !
Et maintenant ?
Notre étrangère était mon premier tournage de fiction. Ce fut une expérience riche mais aussi très déstabilisante et dont l’enjeu pourrait se formuler ainsi : comment amener une cinquantaine de personnes, dont la plupart ne me connaissaient pas, à agir de concert, chacun dans son domaine, pour fabriquer des images et des sons dans lesquels je devais pouvoir me reconnaître intimement. Entre deux prises de vues, le concret reprenait ses droits, les coulisses se substituaient à la scène… Les personnages redevenaient des comédiens, les techniciens envahissaient le plateau pour remettre en place et il m’était parfois difficile de me projeter pour imaginer le résultat final. Certaines prises de vues que j’imaginais s’avérèrent impossibles à effectuer, de même qu’il me fut parfois impossible d’entendre dans la bouche des comédiens les intonations que je souhaitais. Mais ces frustrations et contretemps ont le plus souvent débouché sur des scènes inattendues et parfois plus proches de l’essence de mon sujet que celles inscrites dans le scénario. À l’issue du montage et du mixage, le film s’est finalement confondu avec l’image intérieure que j’en avais, comme si une force mystérieuse avait guidé en secret le chaos et les aléas de la fabrication.
Quitter l’Afrique et me rendre au Burkina Faso
Cette expérience a fait surgir en moi deux envies très différentes…
J’ai envie d’aller plus loin dans l’évocation d’une Afrique personnelle et fantasmatique et de continuer à m’inspirer de personnages et de situations issues de mon histoire familiale, de naviguer dans un univers entre rêve et réalité, de faire partager l’émotion qui m’étreint lorsque je feuillette les albums de photos noir et blanc laissés par mon père.
Mais j’ai envie aussi de cesser de parler de l’Afrique, c’est-à-dire d’un lieu quasi-imaginaire pour parler du Burkina d’aujourd’hui. J’ai envie d’y être physiquement, d’y poser mes bagages un temps et de me mettre à l’écoute des rêves et des aspirations de ses habitants. Ma rencontre avec de nombreux acteurs burkinabés de talent est pour beaucoup dans cette envie. J’ai envie d’explorer le réel qui les entoure et de travailler cette matière avec eux.
J’ai grandi en France et par conséquent je pense que ma façon de penser est marquée par la culture occidentale et cela sera un travail passionnant pour moi que de vivre cette immersion et de tenter de comprendre en profondeur les personnages et les situations que je serais amenée à décrire. C’est un travail que j’ai déjà commencé à faire lorsque j’ai décidé d’apprendre le dioula, dans le sens où une langue contient aussi une vision du monde.
Je réalise que je n’ai jamais écrit au Burkina. J’ai toujours attendu d’être revenue chez moi, à Paris, pour ordonner sur papier toutes les émotions et les sentiments qui ne manquent jamais de m’assaillir avec trop de force et de violence lorsque je suis au pays de mon père. Jusque-là, je n’ai jamais su me passer de cette distance protectrice.
Dans mes travaux précédents, mon point de vue d’étrangère au Burkina était incarné par des personnages (Moi-même dans Les enfants du Blanc, Rachel dans Métisse façon et Amy dans Notre étrangère). Aujourd’hui, je suis désireuse de trouver comment exprimer autrement ma différence et mon rapport au monde à travers le choix d’une histoire, d’un procédé narratif ou d’une façon de filmer.

1. Le Blanc, en dioula
2. Parue dans le recueil Métisse Façon, Paris, La chambre d’échos, 2003.
///Article N° : 9660

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