Réédition de « Terre Somnambule » : rêvactiver l’histoire du Mozambique

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Il est des rêvactivations qui permettent aux grandes œuvres de cheminer hors du temps et de l’oubli. La réédition de Terre Somnambule aux éditions Métailié, premier roman de l’écrivain mozambicain Mia Couto, écrit en 1992, en est une. Traduit à l’époque dans un français classique par Maryvonne Lapouge, le texte refait surface en ce début d’année dans une traduction du portugais (Mozambique) signée Elisabeth Monteiro Rodrigues, orfèvre fidèle à l’auteur.

Livre Terre somnambuleRéédité trente-trois ans après l’accord de paix signé entre le FREMILO et le RENAMO qui mit fin aux hostilités de la guerre civile au Mozambique [1], Terre somnambule raconte l’histoire de deux rescapés ayant fui un camp d’agonisants : le vieux Tuahir et le gamin Muidinga, dont les corps maigrelents « vont par-delà nulle part » sur une route désolée. Ce binôme cocasse élit alors refuge dans un autobus calciné, sur le bas-côté du chemin, à bord duquel ils trouvent une dizaine de cahiers d’écolier gribouillés de lettres hésitantes : les cahiers de Kindzu.

Dans ces cahiers, écrits à la première personne, se déploie l’histoire de Kindzu, enfant de l’Indépendance, dont le destin contrarié par l’avènement d’une guerre civile et ses conséquences désastreuses sur sa famille, le pousse à un désir de justice et d’ailleurs. Ébloui par l’apparition d’un naparama[2], guerriers bénis par les guérisseurs qui luttent contre les faiseurs de guerre, il décide alors de partir à leur recherche et de rejoindre les rangs de la résistance. Quête existentielle, conte initiatique, pont entre le monde réel et le monde rêvé, ces cahiers truffés de nanga*, de nhamussoro*, de psipocos*, de chissila* nous projettent avec force dans un univers propre à l’auteur lusophone. Ils disent la métamorphose du monde en cours, les croyances et les mythes, les violences et le racisme, les désirs entaillés par la guerre avec une grande liberté.

C’est cette liberté déployée via une langue re-sémantisée – en métaphore constante – par l’écrivain, à l’époque, qu’a cherché à restituer Elisabeth Monteiro Rodrigues dans cette réédition. Un travail de longue haleine (quatre années) non pas sans embûches, explique-t-elle :

« le texte est d’une telle densité qu’une phrase peut parfois prendre plusieurs jours, des semaines voire des mois à traduire. Il faut s’armer de patience et attendre que les mots viennent à vous. Pour traduire ce livre, je suis revenue aux sources de l’écriture de Mia Couto […] et à mes premières traductions de ses œuvres, je pense notamment aux recueils de nouvelles Le Fil des missangas ou Histoires rêvérées ou encore au roman Le Dernier vol du flamant. J’ai essayé de recréer le mouvement de la langue et ses créations lexicales dans le flux narratif, sonore, visuel et sensible. »

Laboratoire des romans et nouvelles à venir de Mia Couto, ce premier ouvrage met, en effet, en place « un dispositif narratif complexe où se côtoient les histoires orales et les cahiers écrits, les personnages raconteurs d’histoires, les introspections… qui préfigurent déjà son œuvre et créent des motifs récurrents : la folie du père, la sépulture dans un bateau, l’absence de frontières entre l’humain et le non-humain, l’humour», ajoute-t-elle.

Outre ces leitmotivs, le texte abrite également une poétique de la relation, héritage d’Edouard Glissant [3], qui saisit. Elle dit la créolité et l’humaine condition, donne à voir des géographies repensées, redistribuées, du fait de la colonisation. De nombreux personnages comme Farida, Juanito, Surenda, Dona Virgínia Pinto, subissent des arrachements, des séparations, des métamorphoses et sont voués à repenser leur logique de filiation ou leur manière d’être en relation.

– Tu vois, Kindzu ? De l’autre côté se trouve mon pays.
– Et il me passait une pensée : nous, ceux de la côte, étions les habitants non d’un continent mais d’un océan. Surenda et moi partagions la même patrie : l’Océan Indien.
Et c’était comme si sur cette mer immense se déroulaient les fils de l’histoire, pelotes anciennes où nos sangs s’étaient mêlés. Voilà pourquoi nous nous attardions dans l’adoration de la mer : nos ancêtres communs étaient là, flottant sans frontières. La racine de cette passion de m’enmaisonner dans le magasin de Surenda Valà était là.
– Nous sommes de la même race, Kindzu : nous sommes indianocéans !
Il riait, répétant : non pas indiens mais indianocéans.

Dans l’univers déployé, l’eau relie les hommes entre eux. Cette image est reprise dans le conte du faiseur de fleuve : « aucun fleuve ne sépare, il coud plutôt les destins des vivants ».

Néologismes, archaïsmes, glissements sémantiques, emprunts aux langues étrangères accompagnent et nourrissent cette poétique. Par exemple, page 117, Kindzu confie dans ses lettres : « chaque jour qui passait, mon cœur ressemblait de plus en plus à ce bateau. J’étais amarré à cette femme, comme les fers flemmardeux étaient plantés sur le banc de sable. » Comment alors ne pas penser au créole réunionnais dans lequel « amarres » peut aussi bien signifier « poser l’ancre » que « tomber en amour » ?

Dans un autre passage, page 47, « Muidinga imagine comment peut bien être un village, ceux d’autrefois, tout pleins de tonalités. Il griffonne alors sur la poussière du sol :  AZUL […] il contemple le mot écrit sur la route. A côté il gribouille à nouveau. Un autre mot lui vient, instinctivement : LUZ . Il recule d’un pas et examine son œuvre. Alors, il pense : « Le bleu, azul, porte bien son nom, parce qu’il a les mêmes lettres que le mot lumière, luz, comme si c’était son féminin à l’envers. »

Ainsi, Mia Couto – dès son premier roman – vise un état de création poétique permanent et préserve une harmonie polyphonique. Cette nouvelle traduction invite à puiser dans les imaginaires les plus intérieurs et féconds. En cela, Terre somnambule s’inscrit dans une créolité qui libère du monde ancien et « oxygène une perspective ». C’est un livre puissant comme « une voix lointaine, comme une mémoire d’avant que nous soyons humains […] le souvenir d’une racine profonde qu’ils n’ont pas été capables de nous arracher ».

Marine DURAND

*Lexique : Nanga : devin, celui qui jette les osselets divinatoires / Nhamussoro : féticheur / Psipocos : fantôme, esprit / Chissila : malédiction.

[1] Un accord de paix est signé le 4 octobre 1992 à Rome sous l’égide de la communauté de Sant’Egidio et avec l’appui de l’ONU, entre Joaquim Chissano pour le FRELIMO et Afonso Dhlakama pour le RENAMO. Le conflit entre le Frelimo (Front de libération du Mozambique) et la Renamo (Résistance nationale du Mozambique) remonte en effet aux luttes pour l’indépendance du Mozambique et aux heures sombres de la guerre froide. Peu après l’accession à l’indépendance en 1975 de cette ancienne colonie portugaise, la Renamo avait combattu le gouvernement dirigé par le Frelimo durant 16 ans. Cette guerre civile, qui a fait un million de morts, a pris fin en 1992.

[2] Les Naparamas tirent leur nom d’une milice paysanne qui s’est formée vers 1988 pour combattre aux côtés du FRELIMO dans la guerre civile du Mozambique. Le groupe original a été fondé par un guérisseur traditionnel, Manuel António, dans la province de Zambezia. Ce dernier prétendait qu’une vision de Jésus-Christ l’avait conduit à inventer un médicament (vaccin) qui transforme les balles en eau. Les Naparamas évitaient les armes à feu et ne se battaient qu’avec des lances, des machettes, des arcs et des flèches. Leur mode d’attaque préféré consistait à charger l’ennemi en masse, en chantant aussi fort qu’ils le pouvaient, effrayant les jeunes combattants inexpérimentés de la RENAMO et les poussant à battre en retraite. En un an, le mouvement est passé de quelques centaines à plusieurs milliers de membres et s’est répandu dans les provinces du centre et du nord du pays. En 1991, le Naparama était présent sur les deux tiers du territoire nord mozambicain et son succès a conduit à une stabilité jusque-là inconnue en temps de guerre, du moins pendant un certain temps.

[3] Poétique de la relation, d’Édouard Glissant est un recueil d’articles publié en 1990 aux éditions Gallimard dont l’intention est d’interroger le « lieu commun » quand « une pensée du monde rencontre une autre pensée du monde » et de relier, relayer, relater. Il conceptualise notamment l’identité-relation et la pensée de l’errance. « J’appelle Poétique de la Relation ce possible de l’imaginaire qui nous porte à concevoir la globalité insaisissable d’un tel Chaos-monde, en même temps qu’il nous permet d’en relever quelque détail, et en particulier de chanter notre lieu, insondable et irréversible. L’imaginaire n’est pas le songe, ni l’évidé de l’illusion. »

 


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