Fin 2012, New York accueillait à [l’International Center of Photography] et au Walther Collection Project Space deux expositions d’envergure sur le rôle essentiel qu’a joué et continue de jouer la photographie dans la construction de la nation sud-africaine. Retour sur deux projets (1) à la fois différents et complémentaires, présentés cette année en Allemagne.
Au crépuscule de sa vie, la figure de Nelson Mandela, dont le destin incarne à lui seul tous les tourments de l’histoire sud-africaine, est plus que jamais célébrée à travers le monde. L’exposition événement Rise and Fall of Apartheid : Photography and the Bureaucracy of Everyday Life (2), présentée récemment à la [Haus der Kultur] de Munich, ne fait pas exception, rappelant aussi que la photographie, depuis son invention, témoigne de toutes les luttes engagées contre l’apartheid en Afrique du Sud.
Co-organisée par l’historien et critique d’art sud-africain Rory Bester et le commissaire d’expositions, conservateur et critique d’art Okwui Enwezor, actuellement directeur de la Haus der Kunst à Munich, Rise and Fall of Apartheid : Photography and the Bureaucracy of Everyday Life est une exposition monumentale sur la photographie sud-africaine produite entre 1948 et 1994. Accompagnée d’un impressionnant catalogue (3), elle ne présente pas loin de cinq cents photographies, des extraits de films, de livres, de magazines, de journaux et une sélection de documents d’archives qui couvrent plus de 60 ans de production photographique et visuelle sur l’histoire contemporaine de l’Afrique du Sud.
Plusieurs styles, du documentaire social à l’essai photographique, en passant par le reportage, se côtoient dans cette exposition chronologique qui tente de saisir les effets de l’héritage politique, économique, social et culturel de l’apartheid. Si cette exposition respecte la chronologie de l’histoire sud-africaine durant le régime d’apartheid, elle respecte tout autant celle de l’histoire de la photographie sud-africaine, permettant de découvrir ce qu’était la photographie sud-africaine durant cette période qui ne se limite pas, comme on aurait tendance à le croire, à la photographie « de lutte » qui a rendu célèbre un collectif comme Afrapix (4). Les commissaires de l’exposition ont identifié trois principaux temps forts dans l’histoire de la photographie sud-africaine entre 1948 et 1994 : en premier lieu, l’avènement du photojournalisme (qui dès les années 1950 témoigne de la situation de la manière la plus frontale possible), puis le documentaire social dans les années 1960-1970 qui conduit à la publication d’essais photographiques qui font date (comme House of Bondage d’Ernest Cole en 1967) et enfin de plus en plus d’interventions artistiques dans l’espace médiatique à partir des années 1980.
Par ailleurs, cette exposition propose au visiteur divers supports de narration (des photographies bien sûr, mais aussi des affiches, des extraits de films, des clips vidéos, des livres, des revues, des dessins) qui permettent d’appréhender l’image sous toutes ses formes, une image de tous les combats, aussi bien dans les médias que dans les milieux activistes anti-apartheid, que du côté du pouvoir (et de la propagande officielle) ou de la société civile avec, par exemple, le mouvement des [Black Sash] (écharpe noire – symbole de l’organisation féminine non violente contre l’apartheid).
Il faut prévoir au minimum trois heures pour « venir à bout » de cette exposition ambitieuse qui se révèle une passionnante leçon d’histoire, bien que trop à l’étroit dans un espace comme l’International Center of Photography (ICP), où le visiteur a vite fait de saturer, victime du trop-plein d’une exposition qui pêche par son désir d’exhaustivité (5). S’il est attentif et en pleine forme, il saura toutefois de lui-même dénicher les pépites qui se trouvent dans ce magma d’images, comme, par exemple, ces huit petits tirages argentiques noir et blanc de Jürgen Schadeberg, extraits de sa série sur la danse de transe des San (1959). Ils rappellent qu’au cur de la tourmente, le mental est toujours resté fort : la spiritualité, les chants, la danse, la non-violence constituent la principale forme de résistance au régime d’apartheid, surtout dans sa première phase.
C’est dans les grandes villes sud-africaines que l’apartheid a été le plus visible, entre autres incarné par le mobilier urbain destiné à isoler les Blancs de tous les autres « non-Européens ». Pour preuve, ce cliché de 1956 intitulé Nanny and Child signé Peter Magubane, qui dénonce toute l’absurdité de ce système ségrégationniste dans une scène quotidienne, de prime abord anodine : à Johannesburg une nourrice noire n’est pas autorisée à s’asseoir sur le même banc que la fillette blanche dont elle a la garde. Bien que séparées artificiellement, toutes deux restent en contact le plus naturellement du monde : la nourrice ne peut tout simplement pas ignorer cette enfant dont elle est proche et qui n’a pas encore l’âge de comprendre.
L’auteur de ce cliché très efficace, Peter Magubane, a été formé chez Drum Magazine, média essentiel dans la résistance des premières heures, qui nous rappelle que la photographie, si elle a pour principale fonction de documenter le réel, permet également de se représenter et de s’affirmer comme on l’entend. Plusieurs couvertures du célèbre Africa’s Leading Magazine fondé en 1951 mettent en lumière des Africains et des Africaines de leur temps, conscients du rôle qu’ils ont à jouer, politiciens, artistes engagés, mais aussi pin-up aux courbes vertigineuses, bref aux antipodes des images ethnographiques d’un A.M. Duggan-Cronin (évoqué dans la première partie de cet essai). Les clichés de Drum Magazine reflètent avant tout la bohème du Johannesburg des années 1950, vécue en particulier dans le quartier cosmopolite et branché de Sophiatown ou siégeait le magazine, et ce vent de liberté qui soufflait envers et contre tout, qui a soufflé tant qu’il a pu, avant le durcissement du régime qui a mené à la destruction de Sophiatown et au déclin du magazine. Des photographes de toutes les communautés ont participé à l’aventure de Drum Magazine qui mélangeait reportage, mode et art, à l’image de ce portrait devenu icône de Miriam Makeba chantant les yeux fermés, pris par Jürgen Schadeberg en 1955.
Contrebalançant l’euphorie libératrice de Drum Magazine, quelques images issues de la propagande gouvernementale sont exposées en vis-à-vis, comme la revue South African Panorama (1956-1994), vitrine internationale de l’apartheid, de même qu’une revue féminine des années 1970 désespérément blanche. Heureusement, bien loin des raideurs de cette propagande officielle, Billy Monk saisit les oiseaux de nuit du Cap des années 1960, dans sa célèbre série « white trash » avant l’heure, Les Catacombs, du nom de la célèbre boite de nuit où il officiait comme videur.
Après cette parenthèse de liberté que seul permet le monde de la nuit, retour aux images choc de la résistance. Tandis que le régime d’apartheid devient de plus en plus répressif et violent, interdisant l’ANC et le parti communiste, condamnant Nelson Mandela aux travaux forcés et à la prison à perpétuité en 1963, au terme d’un procès largement documenté, s’ensuit un boycott international, dans lequel Nelson Mandela apparaît vite comme le symbole de la résistance. Dès cette époque, les images en provenance d’Afrique du Sud sont plus radicales, tout comme leurs auteurs, acteurs engagés dans la lutte contre un régime de plus en plus meurtrier. Personne n’a oublié les images du massacre de Sharpeville en mars 1960 ou celles du soulèvement de Soweto en juin 1976, où Sam Nzima immortalise le jeune Hector Pieterson agonisant dans les bras de son ami, première victime de cette nouvelle répression sanglante ordonnée par le pouvoir blanc. Malgré le filtrage sévère de la police, Sam Nzima parvient à faire sortir en cachette sa bobine de film, glissée dans l’une de ses chaussettes, et dès le lendemain, la photo tragique d’Hector Pieterson fait la une de toutes les manchettes dans le monde.
Les années 1970 voient aussi le durcissement des lois, avec la création des bantoustans qui fait désormais des Noirs des non-citoyens (6), matérialisée dans l’exposition par un grand tirage d’une autre série choc de Peter Magubane, intitulée Mine worker inspection (1968). Sur le mur d’en face, George Hallett porte un regard plein de poésie sur un modeste quartier du Cap, District Six, où toutes les communautés vivaient en harmonie jusqu’à l’éviction de la communauté noire et la destruction du quartier. La « nation arc-en-ciel » se construit en dépit de tout, durant ces années de durcissement, comme nous le rappellent les photographies de Lesley Lawson d’un quotidien banal, loin des affrontements, présentant une communauté hippie blanche dans les années 1970-1980 à Crown Mines, ancien site minier dans la banlieue de Johannesburg. Ailleurs, le conflit armé inégal s’amplifie : à Soweto, les « insurgés » lancent des pierres contre les chars blindés et les habitants n’en finissent plus de pleurer leurs morts. Les funérailles, très médiatisées, donnent une visibilité politique aux activistes anti-apartheid.
Dans la dernière partie intitulée State of Emergency and the Fall of Apartheid, rien n’est oublié, pas même le célèbre collectif de photoreporters Bang-Bang Club, immortalisé à l’écran en 2010, qui a officié, au péril de la vie de ses membres, dans les années de radicalisation armée entre 1990 et 1994. Dans cette dernière section, on découvre également le travail des artistes plasticiens qui, à partir des années 1980, se sont clairement positionnés contre l’apartheid. Outre les faux panneaux publicitaires de Hans Haacke dénonçant les intérêts du géant minier canadien Alcan en Afrique du Sud, le visiteur peut admirer deux uvres importantes de Gavin Jantjes. Avec le soutien de l’UNHCR (Agence des Nations Unies pour les réfugiés), ce dernier réalise en 1978 une affiche, Anti-apartheid, dans le cadre de l’année internationale Anti-Apartheid, dans laquelle il intègre les célèbres clichés de Sam Nzima pris lors du soulèvement de Soweto en juin 1976. Dans sa série A South African Colouring Book (1974-1975), mélangeant photographies, dessins et textes, il pastiche un album de coloriage pour enfants, afin de dénoncer l’absurdité tragique d’un système qui classifie les races et sème la terreur au profit d’un groupe minoritaire. Autre série marquante dénonçant les rapports inégaux fondés sur une politique de ségrégation raciale qui n’était pas si éloignée de celle pratiquée par l’Amérique blanche des années 1950-1960, héritière d’un passé esclavagiste à peine digéré, celle de l’Américaine Adrian Piper qui, dans une série de dessins à la mine sur des pages du New York Times, Vanilla Nightmares (1986), aborde la question raciale par l’entremise de corps féminins offerts dans des poses suggestives, qui interagissent avec le contenu du quotidien new-yorkais rendant compte de la longue valse-hésitation du président Ronald Reagan tardant à imposer des sanctions contre le régime raciste de Pretoria. Hélas, ce travail puissant est passé quasi inaperçu à l’ICP, sectionné et présenté de moitié dans la petite cafétéria qui jouxte la dernière salle d’exposition. Au passage, notons d’autres uvres anti-apartheid, des photomontages datant de la même période, réalisés par deux artistes alors émergentes, Jane Alexander avec End (1986) et Jo Ractliffe avec sa série Nadir (1988), et qui sont toujours très présentes sur la scène contemporaine actuelle.
Bien que le fameux portrait de Mandela à sa sortie de prison, immortalisé le poing levé par Graeme Williams, figure en bonne place dans l’exposition, point de triomphalisme dans la toute dernière partie, mais plutôt un souhait, celui d’ouvrir le spectateur à l’héritage de cette période cruciale, à travers le regard de deux jeunes photographes issus du Market Photo Workshop. Thabiso Sekgala (né en 1981) photographie les vestiges de l’apartheid dans un ancien bantoustan (7) et Sabelo Mlangeni (né en 1980), adepte du 6×6 et du noir et blanc argentique, se fait remarquer en 2010 avec sa série sur la vie gay à la campagne, Country Girls. Si son travail aborde les communautés marginalisées de manière frontale et parfois crue, aucun misérabilisme ne transparaît dans ses images empreintes de liberté, autant que de beauté.
1. La première partie de cet essai portait sur l’exposition Distance and Desire : Encounters with the African Archive, actuellement présentée à la Fondation Walther, à Neu-Ulm en Allemagne :[article 11607]
2.Rise and Fall of Apartheid : Photography and the Bureaucracy of Everyday Life International Center of Photography, New York, du 14 septembre 2012 au 6 janvier 2013 et Haus der Kunst, Munich, du 15 février au 26 mai 2013.
3. Rise and Fall of Apartheid : Photography and the Bureaucracy of Everyday Life, sous la direction de Rory Bester et Okwui Enwezor, ICP, Prestel, 2013, 544 pages.
4. Afrapix est un collectif de photographes créé en 1982 par Omar Badsha et Paul Weinberg et dissous en 1991. Lire à son sujet l’article de Jon Soske sur le blog Africa is a country [ici] et l’entretien du photographe Omar Badsha, activiste anti-apartheid, avec Marian Nur Goni [ici]
5. À noter que l’exposition disposait de beaucoup plus d’espace à la Haus der Kultur et que les uvres semblaient y être présentées dans de bien meilleures conditions.
6. En 1970 est promulgué le Bantu Homeland Citizenship Act. Le décret n° 26 stipule que tous les Noirs deviennent citoyens de bantoustans autogouvernés, renonçant à leur citoyenneté sud-africaine.
7. Ce travail de Thabiso Sekgala, sélectionné pour le projet Transitions à Arles cet été, sera présenté dans le cadre de la biennale Photoquai, du 17 septembre au 17 novembre 2013, à Paris.[International Center of Photography, New York ]
[Haus der Kunst, Munich]///Article N° : 11732