Comme toute histoire, celle du réseau Revues plurielles a son « mythe » fondateur. André Chabin, chroniqueur averti de la planète Revue et compagnon de cette aventure depuis son début l’évoque ainsi : « Tout a commencé il y a plus de dix ans par la volonté du financeur commun à toutes ces revues – inventif quant aux dispositifs qu’il pouvait mettre en oeuvre. Appelé FAS naguère, FASILD hier, c’est aujourd’hui l’ACSE (l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances). Conscient des difficultés récurrentes rencontrées par l’ensemble des revues qu’il soutenait, il les a incitées à se rapprocher, à mieux se connaître, à mutualiser leurs efforts et leurs moyens, confiant à Ent’revues le soin d’imaginer des actions collectives et d’être le mécanicien de cette petite machinerie inédite. Des revues certes souvent complices dans leurs objectifs – toutes engagées sur le terrain de l’intégration et de la diversité culturelle – mais fort disparates dans leur rayonnement, leur statut et leur inscription éditoriale, voire les thématiques qu’elles privilégient. De la recherche universitaire à la création littéraire : l’écart n’est pas mince. » (1)
Cette impulsion fondatrice prit dans les années 90 la tournure d’une migration : un salon pérégrinant de ville en ville (Paris, Grenoble, Lille, etc.), sous la bannière « Autres revues, autres cultures ». Équipée ponctuée de séminaires et d’élaborations d’objets et de buts communs, elle a forgé une expérience collective transformant les écarts « pas minces » de la diversité de ces revues en une force qui prit forme ou visage d’un portail Internet (2) : « Revues plurielles » (3), et, par là-même, illustra l’une des dimensions de leur éthique : la pluralité comme facteur de solidarité.
Qu’offrait et qu’offre toujours ce portail ? Un bouquet certes de revues sur l’actualité de l’interculturel, diverses dans leurs sensibilités, leurs exigences et leurs créativités : petit trésor en soi dans le paysage actuel des logorrhées sur l’immigration et ses fantasmatiques menaces sur l’identité nationale. Mais également un patrimoine symbolique de et sur l’interculturel, une mémoire qui en témoigne : l’obtention d’une subvention du Centre national du livre avait permis en effet de numériser les archives de ces revues et de faciliter ainsi leur accès à tout public. L’opération a doté l’ARP plus que d’un habit ou d’une parure, d’une profondeur lui ouvrant la voie vers d’autres possibles. Ainsi fut signée par exemple, dans la suite, une convention de partenariat (sans doute l’une des premières) avec la toute fraîche Cité nationale de l’histoire de l’immigration, en 2007, dont il faut rappeler par ailleurs et pour faire bonne mémoire que certaines associations éditrices de revues furent partie prenante de l’élaboration du projet, voire actrices de sa fondation. Ce partenariat a non seulement permis de contribuer à animer l’espace de la Cité – par l’organisation de débats et d’événements culturels mettant en perspective une autre idée de l’immigration, de son histoire et de sa production – mais avait également projeté l’idée de doter la Cité d’un appui important à sa mission : mettre à la disposition de son public les archives des revues.
Cependant, la singularité de l’aventure ARP ne réside pas uniquement dans la richesse de ses contenus ou le dynamisme de ses actions. Elle résonne avec l’enjeu historique même de l’immigration et de l’interculturalité, tel que Abdelmalek Sayad en avait esquissé les premiers contours au tournant des années 70-80 : la quasi-non signifiance ou la non-dignité de cet objet dans le traitement scientifique et culturel (hormis ses facettes « utiles » ou son incantation comme « problème »). Ce traitement partiel voire partial contribuait à mettre en marge l’objet immigration dans la construction des auto-représentations historiques, sociales, politiques et culturelles de la société. Une mise en marge aux prolongements ramifiés : ainsi et jusqu’en 1999, lorsque La Revue des revues entreprit par exemple de publier un dossier sur les « Revues de l’intégration et de l’immigration » (catégorisation déterminée sans doute par les débats de l’époque), José Manuel Ruiz-Funes qui avait prospecté le champ des études sur les revues se trouvait toujours en heurt au même genre de « vide » concernant celles se donnant pour objet l’immigration : « pour le moment, il n’existe qu’un nombre restreint d’études dédiées à l’ensemble des revues abordant les questions de l’immigration » (4). Les revues existaient par elles-mêmes mais sans donner lieu à un intérêt de ce qu’elles représentaient, à la manière de l’objet immigration en quelque sorte : elles existaient sans vraiment peser (en dehors de leurs cercles de lecteurs). L’immigration était apparemment plus objet de presse – plus objet événementiel que mémoriel et plus objet de décisions que de réflexions. Et, même ainsi, il aura fallu que l’association Génériques, se donnant pour objet l’histoire même et la mémoire de l’immigration, s’intéressât à la presse et aux revues produites en France par les communautés d’origine étrangères elles-mêmes pour produire les premiers écrits et l’une des premières expositions là-dessus (5).
Ce fut probablement le décalage entre la montée en puissance des questions de l’immigration sur le plan politique dans les années 80-90, et la « secondarité » dans laquelle étaient maintenues les productions revuistes sur ces questions (à la fois au niveau de leurs moyens et dans la prise en compte de leurs apports) qui avaient incité ainsi les acteurs du FAS – s’alliant le savoir-faire d’Ent’revues – à encourager la mise en réseau et la visibilité de ce type de revues. Bien leur en avait pris : depuis, plusieurs revues de l’ARP témoignent de l’apport qu’elles constituent pour des études diverses et variées, des articles de presse, des colloques, etc. De même, le nombre de visites du portail de l’ARP témoigne de la demande et de l’attente sur ces questions et du rôle joué par ses revues membres. Un rôle multiple ou pluriel : de ressources sur les questions de l’immigration et de l’interculturalité, de compréhension historique de ces phénomènes, d’anticipation sur les perspectives fondamentales concernant ces champs, de médiation culturelle au niveau aussi bien de l’analyse que de la créativité interculturelle, etc. Elles jouent autrement dit un rôle fondamental, complémentaire à d’autres acteurs mais incontournable, dans la reconnaissance des apports de l’immigration au récit de l’histoire sociale, culturelle et politique de ce pays comme de son histoire démographique et économique et à la production de son devenir dit « divers » ou interculturel. De manière critique, tant il ne s’agit pas ou pas seulement pour ces revues de rendre « visibles » des minorités comme on le dira plus tard, mais de travailler cette visibilité, de la rendre lisible pourrait-on dire plutôt : la sortir autant de l’invisibilisation de ses apports que de la dénégation de son rôle historique dans ce qu’est la France d’aujourd’hui comme idée, comme idéal et comme cap d’elle-même et non seulement comme corps divers. Les revues sont des fabriques avant-gardistes de ce cap : elles frayent son chemin et impriment les traces qui en font mémoire, reliant ainsi le devenir à l’histoire.
Cela n’a évidemment rien d’étonnant en soi : en tant que fabriques, les revues sont des lieux d’expérimentations de nouveaux liens de compréhension entre les faits et et les énoncés de ces faits, entre les réalités empiriques et leurs constructions symboliques. Ainsi, s’agissant du champ migratoire, « On peut dire que, les rapports d’interdépendance qui s’établissent entre le(s) phénomène(s) de l’immigration et les études qui lui sont consacrées, les revues agissent comme une sorte de miroir : leurs pages sont ouvertes à l’exposé des avancées dans la recherche tout en étant le reflet des débats qui animent les études sur l’immigration et des nouvelles thématiques successivement prises en compte. » (6) Les revues constituent ainsi l’un des premiers lieux où se développe un savoir sur ces débats et sur ces avancées. Analyser les usages des mots par exemple avec lesquels on dit l’immigration, l’identité, etc. dans nombre de discours (usages-écrans pour scotomiser certaines réalités ou usages de bouc-émissairisation ou de stigmatisation pour en monter en épingle d’autres, etc.) Ou construire des liens de compréhension entre les multiples dérivations et disséminations que le monde contemporain (le monde télé-technologique, le monde économique, le monde citoyen, etc.) connaît et les productions de nouvelles configurations de soi et des autres (en rupture avec le tête-à-tête traditionnel entre catégories-dominantes (hommes, riches, possédants, ex ou néocolonisateurs, etc.) et subalternes (tiers-monde, femmes, immigrés), etc. Les revues de l’interculturel travaillent ainsi sur les jalons d’une nouvelle poétique et d’une nouvelle politique du divers, de la relation, dans l’histoire et dans le devenir.
L’analyse (sociologique, historique, ethnologique, psychologique, politique, etc.), la créativité (littéraire, théâtrale, cinématographique, picturale, sportive, etc.), le vécu (personnel, professionnel, social, culturel, politique, etc.), aucune dimension de l’expérience – mais aussi de ce qui n’est pas donné par l’expérience mais par le « jugement réfléchissant » – se rapportant à l’immigration et à l’interculturalité n’échappe ainsi à la vigilance et à l’élaboration dans les pages des Revues plurielles. En cela, elles constituent un laboratoire de la mesure ou de la pesée autant qu’une archive de ce que ces mots et leurs usages disent et font.
De par toutes ces singularités donc, les revues de l’ARP constituent un outil pour tout lecteur ou chercheur intéressé par leurs contenus. Mais sans doute peuvent-elles jouer également un rôle plus direct encore pour les acteurs des réseaux qui se positionnent dans cette mise en perspective de l’histoire et du devenir de l’immigration et de l’interculturalité (le présent dossier en est l’illustration même en quelque sorte). Elles peuvent accompagner, compléter, refléter tout type d’initiative (événements culturels, débats, expositions, salons, etc.), sur le plan national comme sur le plan régional (7), en faire mémoire en somme : en témoigner et en ériger ou en constituer la trace mémorielle, lisible au-delà de son événementialité, c’est-à-dire dans la manière dont cette trace contribue à la transformation du paysage des représentations et au devenir historique de la société
À la condition toutefois, que l’intérêt suscité socialement, politiquement et institutionnellement par cette question, traduise à sa juste valeur son soutien à ces revues !
Cet article est également publié dans Migrance 36, voir [murmure 8220]
1. André Chabin, Préface à Allers-Retours, Ouvrage collectif ARP, Téraeèdre/Revues Plurielles, 2008.
2. [/www.revues-plurielles.org]
3. Ce titre regroupe actuellement les revues : Africultures ; Algérie Littérature/Action ; L’Autre ; Diversité ; Diasporiques ; Écarts d’identité ; Étoiles d’encre ; Hommes & Migrations ; Latitudes ; Migrance ; Migrations Société ; Olusum Genèse ; REMI ; SAKAMO, Savoirs et formation ; Sigila.
4. José Manuel Ruiz-Funes, « Enquête sur les revues de l’immigration et de l’intégration », In La Revue des revues n° 27, 1999.
5. Driss El Yazami, « Les revues du domaine maghrébin », in La Revue des revues, n° 5, 1988. Voir également le catalogue Presse et mémoire : France des étrangers, France des libertés, éditions Ouvrières/Mémoires-Génériques, 1990.
6. José M. Ruiz-Funes, op.cit.
7. Bien des revues de l’ARP (Migrances, Hommes et Migrations, Écarts d’identité, Africultures, etc.) ont souvent joué ce rôle : voir les sommaires sur le site de l’ARP.Abdellatif Chaouite :
Président de l’Association des Revues Plurielles
Rédacteur en chef de la revue Écarts d’identité – ADATE Grenoble///Article N° : 10519