Dans sa chronique Le génocide des Rwandais tutsi et l’usage public de l’histoire publiée dans le numéro 150-152 des Cahiers d’Etudes Africaines, Claudine Vidal constatait que les récentes publications (journalistiques, juridiques, universitaires) consacrées au génocide rwandais font souvent référence au génocide juif sans pour autant procéder à un travail comparatif réel qui permettrait de dégager la singularité du génocide rwandais. Pire, là où les historiens du génocide juif jugent prioritaire d’explorer les procédures d’extermination des victimes, les auteurs des travaux sur la tragédie rwandaise tentent plutôt de reconstruire la genèse du génocide un parti-pris méthodologique que Claudine Vidal critique, proposant d’abord de savoir comment le génocide a été perpétré, de déterminer les rôles de ceux qui le conçurent et la manière dont les victimes ont été traquées et massacrées informations qui nous éclaireraient sur le sens de ce génocide. A cet égard, le livre de Philip Gourevitch Nous avons le plaisir de vous informer que demain, nous serons tous tués avec notre famille : chroniques rwandaises (1999) et celui de Yolande Mukagasana La mort ne veut pas de moi (1997) vont ce sens et font déjà office d’ouvrages pionniers.
Mais une troisième catégorie de textes s’imposent, les fictions écrites dans le cadre du projet » Rwanda : écrire par devoir de mémoire » initié par l’écrivain tchadien Nocky Djedanoum, lui même auteur d’un recueil de poèmes, Nyamirambo !, consacré au génocide rwandais.
Ulcéré par le long silence des Africains sur le calvaire des Rwandais, Nocky Djedanoum, directeur de Fest’Africa, invite en 1998 dix écrivains africains en résidence d’écriture au Rwanda. A l’arrivée, une dizaine de romans en librairies. Parmi eux, deux nous semblent particulièrement souligner le propos de ce dossier : L’Aîné des orphelins, du Guinéen Tierno Monenembo, et La Phalène des collines, du Tchadien Koulsy Lamko
Le roman de Tierno Monenembo relate la vie d’un enfant, Faustin Nsenghimana (hutu par son père et tutsi par sa mère), rescapé miraculé d’une fusillade publique dans une église à Nyamata. A Kigali où il séjourne après la fusillade, Faustin mène une vie de bohème et s’installe dans un abri de fortune dénommé QG par ses habitants. Rentrant à l’improviste au QG après une longue absence, il surprend sa sur avec Musinkôro, son voisin d’infortune. Il l’exécute à bout portant avec un revolver. Au procès, Faustin se défend mal, se montre foncièrement insolent : il est condamné à mort. Refusant d’aborder frontalement le génocide, Monenembo s’intéresse à ses conséquences chez les vivants, notamment chez les enfants, qui après avoir vécu l’indicible versent, malgré eux, dans le cynisme. Par petites touches, son roman donne plus à sentir qu’à voir. Cette absence du génocide dans le livre le renforce paradoxalement. Sans le banaliser, Monenembo montre à travers une construction savante du récit (on pense irrésistiblement à Faulkner) toute la complexité du génocide. Le livre peut ainsi être lu comme une méditation sur la banalisation du mal, pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt. « On tue un homme, on est assassin. On en tue des milliers, on est conquérant. On les tue tous, on est Dieu. » Cette citation empruntée à Edmond Rostand, qui tient lieu d’épigraphe au roman, inscrit l’Aîné des orphelins dans la lignée de L’Etranger de Camus ou encore de La Métamorphose de Kafka.
On est donc en face d’une fable sur la folie humaine. A l’instar de Monenembo, Koulsy Lamko use également de la fable pour instruire le procès du génocide rwandais. La Phalène des collines relate l’histoire d’un papillon né du cadavre d’une reine rwandaise, violée lors d’une génocide de 1994 par un prêtre. Exposée dans une église-musée, site du génocide, la reine s’insurge en effet contre les vivants, notamment contre les touristes qui la réduisent au statut de fossile et se métamorphose en phalène errante sur les collines en attendant qu’un rituel funéraire consacre son entrée dans le monde des morts. Texte éminemment polysémique, La Phalène des collines peut se lire sur le plan symbolique comme l’histoire du viol du Rwanda par l’Occident. Du point de vue réaliste, ce roman explore un douloureux chapitre du génocide : l’insoutenable violence faite au corps féminin à travers le viol (souvent collectif). Mais par-dessus tout, La Phalène des collines est une méditation sur le statut de la mort dans les sociétés africaines post-coloniales – des sociétés où le lien entre les morts et les vivants à travers les cérémonies funéraires est dorénavant rompu. Et montre à quel point nos sociétés post-coloniales ont bafoué la vie.
On signalera aussi Murambi, le livre des ossements du Sénégalais Boubacar Boris Diop. Même si le point de vue choisi par l’auteur semble plus démonstratif, au sens où le souligne Catherine Coquio, ce roman a le mérite de mettre la famille au cur du génocide. Là encore, les écrivains évoquent l’un des aspects le moins connu de la tragédie rwandaise. Ici encore, ce que nous montre bien Diop dans son roman à travers l’itinéraire de Cornélius (qui de retour au pays natal s’aperçoit que l’assassin de ses frères et de sa mère n’est autre que son propre père), c’est toute la complexité du génocide.
De la sorte, là où certains observateurs distraits et pressés ne voient qu’un conflit inter-ethniques entre des sauvages exotiques, les romanciers opposent la folie humaine. Ce qui est une façon de nous prévenir que le Rwanda est aussi ailleurs en chacun de nous
Vu sous cet angle, la littérature acquiert un statut de savoir philosophique qu’il convient désormais de prendre en compte pour aborder le génocide rwandais. « La littérature, écrit Roland Barthes, ne dit pas qu’elle sait quelque chose, mais qu’elle sait de quelque chose, ou mieux : qu’elle en sait quelque chose, qu’elle en sait long sur les choses. » (Leçons, 1978, p.19). C’est en tous en cas dans cet esprit que nous abordons ce dossier Rwanda : plutôt que de décrire l’horreur, plutôt que de sombrer dans le manichéisme, nous avons essayé de comprendre, de faire en sorte que cette mémoire tragique devienne une mémoire commune
Une mémoire en partage.
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