Salé 2004 : quels écrans de femmes ?

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Le 1er festival international du film de Salé au Maroc (7-11 sept. 2004) a sélectionné pour sa compétition treize films de treize pays différents sur le thème « Ecrans de femmes » et se place ainsi comme le premier festival africain à prendre la thématique féminine comme ligne éditoriale. Mais de quel écrans de femmes parlait-on ?

« Ecrans de femmes » : les conversations allèrent bon train durant le festival pour savoir ce que cachait cette énigmatique formulation. Certes pas des films de femmes, comme au festival de Créteil qui se concentre sur les regards féminins, puisque sur treize films en sélection pour la compétition, six étaient réalisés par des hommes. S’agissait-il alors de la femme comme sujet ? Un sujet bien vaste alors que l’histoire de l’humain tient en grande partie dans ses histoires d’amour : dans quel film la femme ne tient-elle pas une grande place ?
A Casablanca, les anges ne volent pas, film marocain de Mohamed Asli sélectionné par la Semaine de la critique à Cannes et présenté ici en ouverture (cf critique), confronte essentiellement trois hommes venus travailler en ville (le jury de Salé a d’ailleurs attribué à l’un d’entre eux, le jeune Abdessamad Miftahalkhair dont c’est le premier rôle au cinéma, le prix d’interprétation masculine). Mais la femme de l’un d’entre eux, restée au village, accompagne son mari de sa belle voix littéraire et intérieure, disant la solitude et la peine de la réclusion aussi bien que sa haine de la ville qui la dépouille de son homme. Le drame final sera le prolongement corporel de son errance morale.
Dans ce film d’homme dominé par des histoires d’hommes, c’est finalement cette femme qui marque la mémoire. Même chose pour Nilofar dans la pluie (2003, 97′), de l’Afghan Homayoun Karimpour, une très inégale improvisation vidéo à petit budget où Shapour, un Afghan vivant en France, va au pays chercher Nilofar, une femme encore jeune qui le quittera lorsque son père revenu des Etats-Unis s’opposera à ce mariage. Confrontée aux insuffisances de sa relation avec un Shapour lui-même fragilisé par l’exil, Nilofar préfère se plier à un père pourtant démesurément autoritaire et méprisant.
Les films oscillent entre deux pôles : prégnance psychologique et discours sociologique. Mais la balance penchait dans la sélection vers le premier. Cet un univers schizophrénique que met en scène Visions chimériques (Rou’a Halima, 2002, 110′) de la Syrienne Waha Al/Raheb, où une jeune fille rêveuse évolue dans une famille et une société marquées par le refoulement. Même univers malgré la distance dans Le plus beau jour de ma vie (Il pui bel giorno della mia vita, 2002, 102′) de l’Italienne Cristina Comencini, entièrement situé dans une maison familiale où se révèlent peu à peu les faillites amoureuses, les non-dits et les refus de voir, les blessures et les révoltes.
Ces univers sont autant traversés par des hommes que par des femmes, et c’est bien la relation hommes-femmes le sujet, comme pour les quatre couples qui se déchirent et se rabibochent avec force discours dans Nuits blanches de l’Egyptien Hani Khalifa (traduit ici Veillées nocturnes), déjà présenté à la Biennale des films arabes de l’IMA à Paris. Mais le sujet n’est-il pas plutôt l’affirmation des femmes dans un monde dominé par les hommes ? En somme, plutôt que la condition féminine par elle-même, comment la femme tisse la toile de sa résistance dans une société patriarcale ? Et montre ainsi qu’elle n’est pas inférieure mais l’a été faite ? Frida de Julie Taymor (USA, 120′, sorti en France en avril 2003) a beaucoup marqué le festival et fut honoré par le jury pour « sa grande valeur cinématographique » : sans doute en raison de la fascination pour l’esprit de liberté et de révolte de cette extraordinaire femme peintre mexicaine handicapée. Mais lorsque dans le film, le peintre Diego Riviera dit à Frida Khalo qu’il aime sa peinture car elle est sans artifices, on se prend à regretter que le film en soit bourré…
La bisexualité de Frida nous ouvre peut-être à la clef qui nous permettrait de saisir la ligne éditoriale d’Ecrans de femmes. Le festival évitait heureusement cette opposition agaçante tant elle est affirmée à tous les vents du style « la femme est l’avenir de l’homme » ou « si les femmes dirigeaient le monde, tout irait mieux » alors même que l’on voit des femmes diriger des Etats comme des hommes. Ce genre de discours suppose une vision essentialiste, naturaliste et séculaire bien difficile à cerner, tant l’appartenance à un sexe ne détermine pas un genre. La question n’est pas de remplacer l’un par l’autre et surtout pas de confondre les genres ou de ne plus les différencier mais d’équilibrer l’un et l’autre à l’intérieur de chacun – et partant dans la société toute entière. « Nous avons opté pour un certain cinéma conçu, forgé et consommé à travers les prismes d’une sensibilité au féminin, porteuse de nouvelles valeurs esthétiques et éthiques », indique le catalogue du festival : cette volonté est à resituer dans le Maroc actuel où la récente réforme du code de la famille a déclenché de vifs débats, remettant en cause les droits des hommes et faisant ainsi vaciller les repères virils. Organisé par l’association Bouregreg (du nom de l’oued qui sépare Salé et Rabat), culturellement et socialement très active à Salé, sans appartenance politique mais faisant partie de ce qu’il convient d’appeler la « mouvance royale », proche du Palais du roi Mohamed VI, le festival s’inscrit dans une volonté de rééquilibrage en faveur de la femme au sein d’une société très patriarcale, de la femme dans ses droits mais aussi dans les valeurs qu’elle représente. Le sujet comme l’origine légitimaient le fait que le festival soit placé sous le haut patronage du roi.
Ce rééquilibrage passe par une réflexion, une ouverture à des visions culturellement différentes que la diversité internationale et la liberté de ton des films projetés confirme. Et inscrit le festival non dans la simple reconnaissance du rôle des femmes mais dans l’évolution de leur rôle comme de celui des hommes. L’Examen (2002, 80′, sorti en France en mars 2004), de l’Iranien Nasser Refaie, en se baladant de l’une à l’autre de ces jeunes femmes voilées de noir qui attendent de pouvoir passer un examen, ne donne pas seulement la sociologie de la condition de la femme en Iran : il en montre subtilement les forces d’émancipation. Le jury lui a attribué le prix spécial du jury.
Une femme émancipée ? Il serait illusoire de croire que Nandini, qui risque sa vie pour sauver sa demi-sœur des griffes d’un escroc séducteur dans Inteha (2004, 144′), cet incroyable thriller musical, pur produit bollywoodien comme seul peut en produire le cinéma indien, le soit autant que laisse penser son rôle à la James Bond. D’un bout à l’autre de ce long film, sa psychologie n’évolue pas, pas plus que les autres personnages. Elle n’est pas une femme en devenir, elle n’est que le moteur d’une action. C’est ça que le public adore, autant qu’il aime tous les films indiens ou de karaté. « Si nous avons opté pour le long métrage de fiction, c’est surtout pour insister sur notre besoin culturel, ici au Maroc, du cinéma en tant que spectacle », indique le catalogue du festival. Ambiguïté du spectacle : comme dans Frida, ce n’est pas la virtuosité de la mise en scène ou de la bande son qui font la profondeur d’un film. Par contre, la fiction (mais aussi une forme de documentaire où l’intimité ou l’empathie avec le sujet évite de le saisir de face) ouvre les portes de l’exploration du moi, c’est-à-dire permet de considérer la femme elle-même comme sujet et non forcément seulement ses problèmes, sa condition. Le mot est ambigu : La Condition humaine de Malraux, La Condition ouvrière de Simone Weil, La Condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt etc., autant d’exemples qui montrent que le mot ouvre à une compréhension autre que la simple chronique de la réalité que l’on entend d’habitude. « Condition » vient du latin condere : fonder. Weil faisait la différence entre la soumission des corps et l’insoumission du possible. Arendt posait l’homme en tant qu’être inconditionné : la finitude de sa condition ne l’empêche pas d’atteindre une dimension illimitée. Sans doute est-ce là l’enjeu d’un tel festival : sortir d’une vision forcément réaliste de la condition féminine pour, à travers ces histoires imaginaires, ces visions artistiques du possible, dégager l’utopie de ce rééquilibrage entre le masculin et le féminin au sein d’une société que la présidente du jury, la réalisatrice marocaine Narjiss Nejjar, (1) annonçait en concluant son intervention lors de la remise des prix : « Je crois définitivement que le Maroc est enfin le lieu d’une culture en devenir ».
L’attribution du grand prix au beau film de la Française Julie Bertucceli, Depuis qu’Otar est parti (2002, 102′, sortie France en septembre 2003, prix de la Semaine de la critique à Cannes) confirme cette approche. Eka, cette vieille femme admirablement interprétée par l’actrice juive Esther Gorintin (là encore un signe d’ouverture dans un monde arabe douloureusement travaillé par l’affrontement israélo-palestinien), n’est pas dupe du stratagème rassurant de sa fille et de sa petite-fille qui lui écrivent des lettres au nom de son fils Otar, émigré à Paris et ne donnant plus signe de vie. Eka prend conscience mais est aussi déjà consciente. En fait, elle est consciente et c’est nous qui prenons conscience. Julie Bertucelli ne manipule pas le spectateur par le spectacle, la rhétorique ou le sentiment : c’est par petites touches, réflexions, gestes ou regards qu’Eka inscrit en nous la conscience qu’elle a du monde, sa sensibilité face au devenir humain et à la mort. Elle nous ouvre à cet incommensurable annoncé par la résistance des femmes à la vie qui leur est faite. Elle est à la fois figure et projet.
Dans l’attente des nuages (Bulutlari Beklerken, 2004, 92′), troisième film de la Turque Yesim Ustaoglu, complètement oublié du palmarès (2) et pourtant le plus beau film vu à Salé, explore lui aussi cette dimension. Ayshe est une vieille dame qui vient de perdre sa sœur aînée. Son monde s’écroule et elle se met en distance avec ce qui l’entoure. On comprendra peu à peu que son identité a été refoulée dès son enfance, à la suite de la « grande marche », une déportation de population survenue dans cette région lors de la Première guerre mondiale, et qu’elle cherche à la reconquérir. La simplicité de la photographie qui malgré la fulgurante beauté des paysages n’est jamais carte postale, autant que dans le scénario les petites touches sensibles que sont les histoires de génies qu’elle raconte, sa relation avec l’enfant des voisins qui aime les écouter ou les phases progressives de sa sortie de la normalité installent une surprenante tension humaine sans que l’on sache bien de quelle mémoire il s’agit. Cela permet au dessin de devenir dessein : cette femme dévouée et intégrée prend peu à peu possession d’elle-même, ce qui veut dire ici une autre langue et une autre culture. Elle y trouve à l’aube de la mort la puissance de vivre, et nous ouvre ainsi ce nouvel horizon.
Cela ne passe pas par un pesant symbolisme mais par la simplicité d’une progression où le spectateur d’abord fasciné par l’image et les histoires du quotidien entrouvre peu à peu le voile de ce que la grande Histoire a fait aux hommes en général et à cette femme en particulier. Il n’en saura pas le fin mot : libre à lui d’ouvrir les livres, ce n’est pas le rôle du cinéma que de faire un cours. Mais il sait qu’il s’est passé là quelque chose de grave, à l’image des drames qui agitent l’humanité, et qu’un travail de mémoire peut bouleverser une vie pour l’ouvrir à la conscience de son incommensurabilité.
C’est donc en explorant l’imaginaire que le cinéma ouvre les possibles. C’est tout le sens de Hard Goodbyes : my father (2002, 108′), le beau film de la Grecque Penny Panayotopoulou (prix du meilleur scénario) qui, avec les lubies du petit Elias suite à la perte de son père, regarde avec humour et sensibilité les efforts désespérés des humains pour s’accrocher à une image paternelle. Du haut de ses dix ans, Elias fait peu à peu sa psychanalyse, jusqu’à cette touche finale où le père absent ne peut tenir la dernière promesse : celle de regarder ensemble le premier homme marcher sur la lune. Nous sommes en 1969, à l’heure où la Grèce est déchirée par la dictature militaire, mais le film n’y fait pas référence : alors que la navette Apollo offre aux humains le pied dans l’univers, un petit garçon comprend à sa manière, guidé par sa mère, la voie de son individualité.
Car c’est bien sûr la grande leçon de Salé : envisager une évolution de la condition féminine ne passe pas au cinéma par les grandes revendications égalitaires mais par la question de l’épanouissement individuel face aux règles communautaires. La tendance se dégageant des films sélectionnés est de poser cette liberté comme condition de la contribution à la communauté. Elle n’est possible que dans l’introspection, dans l’écriture d’une mémoire vécue, non par le discours réaliste mais plutôt par la fiction qui permet de problématiser dans la contradiction, loin des certitudes militantes.
Le courage de ce festival novateur se mesure au fait que Salé, ville trop proche de Rabat pour ne pas en être sa banlieue, au passé prestigieux remontant au 9è siècle et séduisant par ses activités culturelles, est aujourd’hui aussi marquée par la criminalité et un fief intégriste, à l’image des sphères populaires d’un Maroc encore très inégalitaire. Ridley Scott n’avait d’ailleurs pas eu grand chose à y changer pour y tourner son infâme Chute du faucon noir (présenté au festival dans une section parallèle de films tournés à Salé, cf critique sur le site). Ce courage allait jusqu’à organiser sous les bons hospices du critique marocain à Libération Mohammed Bakrim une ambitieuse table-ronde regroupant critiques et hommes et femmes de cinéma dont certaines interventions sont publiées sur notre site (le réalisateur marocain Abdelkader Lagtaâ et le critique tunisien Kamel Ben Ouanès, tous deux parlant d’expériences concernant la question du corps au cinéma, et votre serviteur sur la représentation de la femme dans les cinémas d’Afrique noire).
On peut regretter que la sélection ait puisé dans certains films ayant déjà fait carrière et n’ayant plus l’attrait de la nouveauté, mais ce premier festival fut, on l’a compris, une heureuse initiative contournant avec bonheur les écueils, et ouvre une intéressante perspective dépassant même le seul Maroc. Autre signe encourageant : alors que les salles du Dawliz étaient réservées aux festivaliers et aux 5000 invitations distribuées dans la ville par l’association Bouregreg, deux imposants espaces de projections en plein air et une unité mobile ont permis aux habitants de voir gratuitement les films marocains, égyptiens et indiens, faisant aussi de ce festival un véritable événement populaire.

1. Le film de Narjiss Nejjar Les Yeux secs était présenté en clôture du festival dans une salle bondée. On sait que j’en avais vertement critiqué après sa sélection à Cannes le pesant symbolisme et la carte-postalisation du propos. Cet article insiste sur les enjeux esthétiques correspondants et je maintiens cette analyse. Les contacts établis à Salé m’ont cependant permis de mieux comprendre en quoi ce film intéresse un public marocain : l’utilisation d’un langue amazigh (« berbère ») bannie dans un cinéma où domine le dialecte arabe casablancais, le tamazight (langue amazigh de l’Atlas, les autres amazigh étant le tarifit du Rif et le tachlhit du Souss) ; le fait de tourner dans une région où le cinéma est absent ; la question de la mémoire posée en début de film et dont l’actualité est brûlante dans le réveil actuel du pays ; la référence à une réalité marocaine méconnue. On perçoit là l’importance de la visibilité d’une écriture endogène mettant l’accent sur les données culturelles et pouvant relativiser les autres discours. Le réseau Africiné des critiques de cinéma africain et son site internet actuellement en cours de réalisation prend là toute sa pertinence.
2. Lequel palmarès a également attribué son prix de la meilleure actrice à Adriana Ozores dans La suerte dormida de l’Espagnole Angeles Gonzales-Sinde (2003, 102′), que je n’ai pu voir, et une mention spéciale à Shuf schuf habibi ! du Néerlandais Albert ter Heerdt (2004, 87′), amusante fresque du devenir immigré marocain aux Pays-Bas : la stéréotypie des personnages secondaires peut gêner mais Ab, le personnage central qui hésite entre épouser une femme venue du Maroc ou s’intégrer définitivement dans la société hollandaise, a une vraie épaisseur dans un film inégal mais composé de clins d’œil plein d’humour. Un hommage était également rendu lors de la cérémonie de clôture à la réalisatrice Agnès Varda qui avait enregistré un sympathique message sur vidéo, à l’actrice de Salé Habiba Madkouri qui interpréta 4670 rôles à la télévision et à la radio mais aussi au cinéma, ainsi qu’à la grande actrice égyptienne Faten Hamama qui joua dans plus de 80 films depuis ses débuts à 8 ans en 1939.
www.festivaldufilmdesale.org///Article N° : 3561

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Les images de l'article
La cérémonie de clôture © O.B.
L'entrée des salles © O.B.
Un hommage a été prononcé lors de la cérémonie de clôture à l'actrice égyptienne Faten Hamama © O.B.
L'infrastructure de projection en plein air près des remparts de la vieille ville de Salé © O.B.
L'intervention d'Abdelkader Lagtaâ lors de la table-ronde © O.B.





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