Dernier opus d’une trilogie inspirée par l’histoire de son père, le court-métrage Cœur Bleu du réalisateur haïtien Samuel Suffren vient d’être présenté à la Quinzaine des cinéastes, qui s’est tenu du 14 au 24 mai à Cannes, en marge de la 78ᵉ édition du Festival. Après Agwe, sélectionné en compétition officielle au Festival de Locarno et lauréat du prix Paul Robeson du meilleur film de la diaspora africaine au FESPACO 2023, et Des rêves en bateaux papiers, présenté en compétition officielle au Festival de Sundance et récompensé du prix du meilleur court métrage au Festival du film de Nashville ainsi qu’au Festival international du film de Tirana — une reconnaissance qui le qualifie pour les Oscars 2025 — le réalisateur poursuit, avec Cœur Bleu, son exploration des effets de l’exil sur les familles haïtiennes. Entre minimalisme narratif et souci de justesse, Suffren signe une œuvre intime, politique et profondément humaine. (lire également l’entretien de Djia Mambu avec Samuel Suffren)
À travers sa trilogie — Agwé, Des rêves en bateaux papiers et Cœur Bleu —, le réalisateur haïtien relève un pari audacieux : raconter l’exil depuis la perspective de ceux qui restent. Un angle original, s’il en est, quand on sait combien le répertoire culturel haïtien est saturé d’histoires de « l’autre bord »[1]. Du morceau Lakay du groupe Tabou Combo à l’essai De si jolies petites plages de Jean-Claude Charles, en passant par la pièce Pelen Tèt de Frankétienne, le quotidien des Haïtien·ne·s de la diaspora y est exploré dans ses moindres détails. Son cinéma ne prolonge pas cette veine : il suggère, en lettre fine, que l’exil est aussi et surtout le lot de ceux qui restent.
Alors que ceux qui partent découvrent de nouveaux paysages, d’autres décors, et parfois la possibilité de s’inventer une nouvelle vie, le drame de ceux qui restent tient en ceci qu’ils doivent habiter, vivre encore, dans ces mêmes espaces où ils avaient l’habitude de la présence de l’autre ; ces espaces qui deviennent désormais dépeuplés[2] — non parce qu’ils auraient changé en eux-mêmes, mais parce qu’ils révèlent l’absence de ceux qui sont partis.
C’est à l’exploration du vide laissé par ce dépeuplement que s’attelle Samuel Suffren. Dans Cœur Bleu, on découvre le quotidien d’un couple de sexagénaires — Marianne, couturière appliquée, et Pétion, éleveur de chèvres — vivant dans une modeste maison au Cap-Haïtien, dans le nord d’Haïti. Au milieu de cette maison dépeuplée, le téléphone n’arrête pas de sonner alors qu’il n’y a personne au bout du fil. On comprend rapidement qu’il s’agit là d’hallucinations provoquées par une attente trop longue : celle de l’appel de leur fils parti aux Etats-Unis. Les jours s’écoulent, monotones. L’espoir s’amenuise, emportant avec lui la santé de Marianne, dans une scène où la stridence répétée de la sonnerie finit par irriter jusqu’au spectateur. S’ensuit une série de freeze frame dont la beauté et la force d’évocation rappellent que le réalisateur est avant tout photographe.
Cœur bleu s’ouvre sur un plan d’ensemble d’une église et ce qui semble être une cérémonie de dernières funérailles : on y voit une foule éplorée et le cercueil du défunt porté par ses proches. Cette scène, qui semble d’abord détachée de l’économie du récit, prend une dimension symbolique à sa toute fin, lorsque l’on voit un personnage — le réalisateur lui-même — vêtu de rouge, dans un cimetière, s’adressant à ses parents, tandis que des hommes traversent la scène en slow motion avec un cercueil sur leurs épaules.
Au-delà de la solennité perceptible dans la voix-off, ce qui retient d’abord l’attention est la récurrence de l’élément eau, qui traverse par ailleurs les trois films, tantôt de manière métaphorique, tantôt de façon littérale : d’abord à travers le titre Agwe, qui renvoie à la divinité de la mer dans le panthéon vaudou ; ensuite, par l’image du bateau de papier ; enfin, avec le bleu qui fait signe à la mer (Cœur bleu). Cette constance apparaît comme une métaphore filée du devenir-migrant dans lequel sont pris les Haïtien·ne·s — un devenir que signalait, dès 1982, Jean-Claude Charles dans son essai De si jolies petites plages : « Être haïtien à l’étranger est une vraie nationalité, citoyens du pays sans bornes de l’exil »[3].
Si Samuel Suffren n’insère pas dans ses scénarios de marqueurs temporels univoques, certains objets y acquièrent une valeur indicielle : ils disent autant la distance entre ceux qui partent et ceux qui restent qu’ils révèlent la manière dont elle est vécue. Du calendrier, qui signale l’écoulement du temps (Agwé), à la cassette, relais du lien amoureux (Des rêves en bateaux papiers), puis au téléphone, qui révèle davantage l’absence du fils qu’il ne permet la communication (Cœur Bleu), la trilogie dessine un schéma évolutif du phénomène migratoire. C’est d’abord le père qui s’en va, puis la mère et enfin le fils.
Par ailleurs, l’attention avec laquelle il campe ses personnages masculins contraste avec l’image de déserteur qui leur est souvent associée. Si, dans Agwe, on suit les préparatifs du voyage du mari à bord d’un bateau de fortune, ce père qui coiffe sa fille (Des rêves en bateaux papiers) ou ce mari qui veille sur sa femme paralysée après un AVC (Cœur bleu) donnent à voir une autre réalité, plus discrète mais bien présente. Le réalisateur a eu la justesse de ne pas les ériger en héros, car ils ne font que remplir leurs rôles. Ni héroïsme ni défaitisme : l’univers de Samuel Suffren est peuplé de gens de peu — ceux des bidonvilles et du pays en dehors[4], ces petits bras silencieux mais essentiels sur lesquels repose le pays. Ainsi, le travelling accompagnant le mari sur une motocyclette dans Cœur Bleu fait écho à la scène de marché dans Agwe.
On l’aura compris, c’est donc un cinéma de l’intime, qui explore la cellule familiale et sa désarticulation induite par la migration. On suit les protagonistes dans leur quotidien, qu’il se déroule dans l’espace domestique ou professionnel. Mais ce qui fait sa force pourrait aussi faire sa faiblesse : le réalisateur manie l’ellipse jusqu’à frôler l’omission. Tout est suggéré, rien n’est explicite. Toutefois, ce ne-pas-vouloir-dire[5] tient moins de la coquetterie esthétique que d’un effort pour tenir sur une ligne de crête — une manière d’approcher l’intime sans le trahir. Car au-delà de la portée sociologique de la trilogie, c’est avant tout une histoire familiale qui s’y rejoue. L’ellipse fonctionne alors comme un voile de pudeur, oscillant entre le désir de raconter et le souci de préserver une part d’opacité, pour ne pas alimenter la curiosité malsaine de certains voyeuristes.
Stéphane Saintil, Bâle, 15/05/2025
[1] « L’autre bord » / Lòtbò est l’expression consacrée en créole haïtien pour désigner l’ailleurs.
[2] « Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières / Vains objets dont pour moi le charme est envolé ? / Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères, / Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ! » dans Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, Paris, France, Classiques Garnier, 2001.
[3] Charles Jean-Claude, De si jolies petites plages, Paris, Stock, 1982, p.15
[4] Terme consacré dans les sciences sociales haïtiennes pour désigner le milieu rural. Voir Barthélemy Gérard, L’univers rural haïtien : le pays en dehors, Paris, L’Harmattan, 1991.
[5] « Les histoires vraies ne deviennent fascinantes que dès l’instant où elles sont racontées à partir d’un puissant ne-pas-vouloir-dire » dans Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p.157.