Sanctuary de Brett Bailey : premier degré de la dramaturgie

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En 2016, Brett Bailey présente au Festival de Marseille son Macbeth  d’après l’opéra de Verdi inspiré de la tragédie shakespearienne ; une trame qu’il déplace au cœur des violences de guerre contemporaines en République Démocratique du Congo. Cette année, l’artiste sud-africain est de retour avec Sanctuary  présenté pour la première fois en France, avec une équipe technique et artistique nombreuse pour cette installation labyrinthique située dans le parking souterrain de la Friche la Belle de Mai. Et comme un étrange saut dans le temps, le dispositif choisi reproduit celui du très contesté Exhibit B qui lui avait valu les foudres de collectifs antiracistes, de Londres à Paris, en 2014. A la différence qu’ici, des réfugiés jouent leur propre rôle…

 Les « visiteurs-spectateurs » pénètrent par groupes de couleur l’espace concentrationnaire installé par Brett Bailey pour Sanctuary. L’entrée ornée d’un drapeau de l’Europe évoque un checkpoint avec ses grillages opacifiés par des bâches noires et ses fils barbelés où pendent des lambeaux de vêtements : toute sortie est impossible. Au seuil du labyrinthe, un « maton » nous prévient : merci de garder le silence, vous avez une heure pour terminer le parcours. Des consignes prolongées par des pancartes qui reproduisent un catalogue « sécuritaire » tout à fait absurde : Please, walk slowly, tandis que des silhouettes au pochoir de snipers grandeur nature nous menacent, l’arme pointée. Cette topographie contemporaine et hors sol démocratique, c’est celle des espaces de circulation et d’immobilité où le migrant est absolument dépossédé de ses droits. Sanctuary raconte, sous la forme d’une parabole, la sanctuarisation du territoire européen mise en scène à travers les dispositifs européens d’accueil des migrants. Et puis Europe est la mère du Minotaure…

« Je vois que tu ne me vois pas »

Le parcours s’ouvre sur la « salle des arrivées » où des cartes postales de paysages paisibles d’Europe défilent sur un écran au son d’une mer agitée et sépulcrale. Dans les 8 salles suivantes – 8 tableaux vivants, nous rencontrons les rescapés de cette traversée, venus de Syrie, de Lybie, du Soudan, de Turquie…[1] Dans la salle « Black Friday » il y a Jamel, 23 ans, vendue à un homme de Raqqa. Des branches sans feuilles en guise de mains, assise dans un fauteuil roulant, elle exhibe sur un carton l’inscription « Je vois que tu ne me vois pas ». Cette formule litotique interroge les plans du regard, entre le vu, le voyant, le voyeur, l’invisible et l’invisibilisé. Après la représentation de Hambourg il y a quelques semaines, Brett Bailey demande à ses performers de ne plus créer qu’une relation silencieuse et immobile avec le public : « Tout doit être concentré dans le regard », comme dans Exhibit B. Pourtant, une fois postulée cette dramaturgie du regard, que faire de ces micros espaces frontaliers où sont enfermé.e.s les performers ? Entre « eux » et « nous », une guirlande de lampions rouges, une vitrine de grand magasin, un mur de boucliers marqués polis de la police grecque.

Le dispositif déploie un espace polysémique et ambigu à deux niveaux de lectures, entre la cage et l’autel. En guise d’offrandes : les décombres d’une explosion, un charnier, des monticules d’ordures habités par les rats, des peluches, des photos, des gilets de sauvetage, des chaussures ou des valises d’enfant Hello Kitty. Le parcours subvertit la fonction cultuelle du sanctuaire, sacralisant les « profanateurs » du sanctuaire européen. Parmi les décombres, deux livres rescapés :  Les damnés  de la terre de Frantz Fanon et  Disarming Iraq de Hans Blix…

Un fil rouge qui ne tisse rien

Dans ce labyrinthe allégorique qui déroule une pelote de laine rouge, je pars en quête d’angles morts. Pourquoi soutenir ces regards ici et maintenant, quand mon quotidien, dans le nord de Paris, est habité par de « vrais » migrants ? Peu à peu, l’installation me parait très figurative : un pot de vaseline, un tas d’os et une pile de soutien-gorges pour nous dire que cette femme qui nous regarde est une prostituée, des bateaux miniatures engloutis par les eaux pour nous dire la tragédie du naufrage … Si la performance entend remotiver l’usure du regard porté aux migrants, ses effets de juxtaposition la rapprochent surtout d’ « un post Facebook funeste », pour citer l’une des inscriptions du parcours. A la manière d’un J’accuse lointain, le propos ne convoque ni la bonne distance ni la bonne complexité, comme dans ce tableau où une retraitée adoratrice de Marine le Pen tricote une écharpe bleu blanc rouge, la célèbre et triste manchette de Nice matin : « L’horreur, encore » exhibée sur une table.

La complexité vient quant à elle des « dommages collatéraux ». Le tableau « Ressource naturelle » est à ce titre l’un des plus efficaces.  Une flaque noire envahit le « plateau » et l’espace de déambulation. Une vieille télévision sur laquelle sont disposées trois bouteilles d’Hélix de Shell diffuse un « Peep show » contemporain : des explosions et des nuages de fumée, comme un hommage à l’écrivain et activiste nigérian du MOSOP Ken Saro-Wiwa, exécuté avec la complicité du groupe pétrolier Shell… La complexité, c’est aussi celle du tableau « Melting-pot », où les débris d’une attaque de mosquée en Allemagne et le portrait honni d’Angela Merkel dénoncent une nouvelle droite allemande, fanatique. C’est la dramaturgie qu’on aurait voulu voir exploitée, plutôt qu’un fil d’Ariane symbolisé par une pelote de laine rouge qui ne fait jamais de noeuds.

[1] Parmi les performers, un réfugié palestinien de Syrie « qui n’a jamais eu de nationalité », une danseuse syrienne réfugiée à Hambourg, un réfugié syrien interprète à Athènes, un activiste allemand, une activiste marseillaise, une performeuse italo-érythréenne…

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