Tu aurais eu 106 ans aujourd’hui, en ce mois de décembre où tu nous quittas.
Tu étais le fils aîné d’un grand siècle, comme Cheihk Hamidou Kane avait qualifié ton ami le Professeur Assane Seck. Un homme à jamais couché, à la voix jadis si douce et si tranquille et qui avait tant donné à son pays.
Sédar, je t’écris avec la plume du cur, même si nous manquons de plus en plus d’encre. Les temps sont durs disent-ils ici, comme s’ils l’avaient été moins ses douze dernières années, 50 degrés de potentat ! Dans notre pays, mon si cher ami, l’espoir lutte contre le doute, la parade insoutenable des rats qui ont mangé hier tout le ventre de l’État. Pourtant, cher poète, la lumière combat enfin l’ombre, le soleil la nuit. Le nouveau pouvoir politique s’est fiancé avec le peuple. Nous espérons le mariage dès le franchissement de l’océan de ruines morales et financières laissées en héritage à un de tes plus jeunes successeurs. Le coupable est ce vieux et rusé prince qui ne t’est pas inconnu, celui que tu as jadis affublé d’un surnom moqueur dont il s’est montré digne jusqu’à l’effarement. Celui-là avait pris le peuple pour un zoo et le zoo l’a mangé. Ce pays, mon cher Sédar, avait perdu jusqu’à son nom.
Vouloir l’avenir comme un bel ombrage demande des racines qui ont une longue mémoire d’eau. Tu as apporté ta part de pluie. Tu étais pourtant le premier à l’avouer : Je n’ai pas tout réussi. Il n’y a que Dieu pour le faire. Ce que tu ne disais pas par pudeur et par grandeur, c’est que la graine précède la racine. Il fallait d’abord planter et tu avais bien planté. Ce qui me donne des picotements de bonheur, mon cher poète, c’est que le Sénégal semble avoir pris désormais une police d’assurance à vie avec la démocratie. C’est l’uvre du peuple et il veille désormais. Cependant, la démocratie ne se mange pas et le peuple est pressé alors que la croissance n’est pas pressée. Dieu encore moins. En économie, la maturité des processus techniques indiciaires de la prospérité comme de sa distribution est longue. Et puis les déficits sont tels et si difficiles à combler, qu’il est devenu illusoire de parler de prospérité. La croissance est devenue un phénomène de bulle. Le Président Sall ne peut pas, hélas, tirer la plante pour la faire grandir plus vite. Pourtant les marchés s’ouvrent, les investisseurs arrivent, la dette est maîtrisée, les finances publiques en cours d’assainissement, les engagements financiers de l’État plus mesurés, plus garantis, même si la situation budgétaire appelle encore un amaigrissement de certaines poches du train de vie de l’État. Par contre, la dette intérieure plombe le dynamisme des acteurs économiques et c’est là où les rossignols se font rares et qu’il urge de restaurer au plus vite la confiance. D’autres maux sont à guérir comme le faible taux d’épargne, la faible consommation des ménages au regard de l’indice élevé de pauvreté, la désintégration de l’école sénégalaise, la montée incessante des loyers. Il est également temps de mettre de l’ordre dans le système bancaire sénégalais particulièrement sauvage avec des taux spéculatifs et usuriers appliqués à la clientèle. Il s’agit de mettre en uvre une ferme gouvernance des banques !
Les Sénégalais sont fauchés, clame-t-on, mais ne faudrait-il pas, mon cher Sédar, que les Sénégalais travaillent également un peu plus ? Puisse l’État investir sur la protection sociale afin de mieux répondre à la demande du bien-être des Sénégalais. La flexibilité serait la clef de notre compétitivité et du dynamisme créateur de nos entrepreneurs, parmi lesquels ceux, nombreux, du secteur de la Culture, au sens large. Mon cher poète, notre loi de finances 2013 a beaucoup affamé la Culture. Il faudra désormais réduire les danses, les chants, les festivals, les expositions, les encriers, les claps des tournages, les pinceaux et les toiles, les ateliers de formation, la visibilité de nos vitrines artistiques à l’étranger, ranger les manuscrits. Bref, amputer les rêves, moins nourrir l’esprit. Le temps serait-il venu pour un nouveau modèle social artistique moins financé par l’État et plus porté par les créateurs, associations et entrepreneurs culturels eux-mêmes ? La crise financière internationale serait-elle passée par là ? Ce qui est sûr, c’est que l’État semble ne pouvoir plus être le carnet de chèques de la Culture ! Cela se sait mon cher Sédar : les crises financières ont eu toujours comme premières proies les secteurs culturels. Mais il paraît que la Culture aime la répudiation, car c’est là qu’elle puise ses armes de création les plus décisives et les plus puissantes. Ce qui fait la particularité de notre beau et énigmatique pays – et c’est là en partie ton héritage, mon cher poète – c’est que les fonctionnaires, les paysans, les militaires, les ingénieurs, les médecins, les ouvriers, les professeurs, les banquiers, sont, nombre d’entre eux, en silence, des peintres, des poètes, des sculpteurs, des écrivains, des musiciens, des comédiens, des chorégraphes, des cinéastes, des photographes, des designers.
Maintenant mon cher Sédar, quittons vite le monde gluant et sans cur du capital. Je finirai presque par croire que les pauvres se retrouvent plus à l’abri que les riches dans un monde solidement habité par la fragilité des marchés !
Mon cher poète, le nouveau pouvoir, au-delà de tout, et c’est un acquis inestimable, a définitivement déménagé la politique dans la vérité. Il sait, parmi d’autres fondamentaux, qu’il en paiera le prix s’il se détournait de cette vérité-là. Le peuple ne prend plus de chèque barré. Il demande à voir cash ! Jusqu’ici, la politique avait pour mission le vol et pour résidence le mensonge, l’impunité. Macky Sall change la donne !
Tiens, à propos de lui, il ne devrait plus tarder à te rendre ta maison des dents de la mer ! Il a été très sensible à ce qui s’est passé de si désolant avec le vieux prince nègre et le livre dérobé. Je lui ai demandé bien respectueusement de rétrocéder à ta Fondation ta maison que l’État du Sénégal a mal acquise. Il y faudra un accompagnement financier qui puisse aider à sauvegarder dans le temps ce patrimoine qui deviendra le « musée Senghor » et que l’on pourra aller visiter comme l’île de Gorée, le lac rose, les îles du Saloum ou l’incomparable cité Saint-Louisienne.
Si cher Sédar, juste pour t’apprendre aussi que le 15e Sommet de la Francophonie se tiendra chez toi, courant 2014. Abdou Diouf, ton dauphin, quittera la scène publique. De 1981 date de son accession au pouvoir sous ta bénédiction à 2014, date prochaine de sa fin de mandat francophone, il aura eu trente-trois ans, hors TVA ses dix ans de Premier ministre, pour remplir sa mission au service des peuples et des communautés. Le sommet francophone de 2014 devrait être un hymne à Léopold Sédar Senghor ! À ta disparition, j’avais dit que c’est maintenant que ton actualité allait commencer. En effet, ce qui franchit les mers sans navire, les fleuves sans pont, les montagnes sans route, c’est bien l’esprit. Mon cher Sédar, tu as incarné cet esprit. Tu as toujours visé la lune pour ton peuple. Tu as donné jusqu’au ver de terre la force et le désir d’être amoureux des étoiles. Ce n’est pas parce que je t’aime et que je t’aimerai toujours, que j’ai laissé l’admiration et l’attachement l’emporter sur la vérité de l’histoire. Tu as été et tu resteras une figure de l’histoire africaine et mondiale. Je ne regrette qu’une chose : que la vie ne puisse mener qu’à la mort. Il reste que le souvenir nous venge de la mort. Avec toi, nous avons appris que la vie éternelle ne commence pas après la mort. Elle commence ici, maintenant, dans le choix individuel que chacun de nous a fait de sa vie de par ses actes. Il y a les hommes qui meurent et les hommes qui se tuent. Ceux qui meurent survivent et restent dans la mémoire des vivants. Ceux qui se tuent disparaissent de la mémoire des vivants. Très peu d’hommes politiques meurent. C’est en masse qu’ils se tuent.
L’anniversaire de ta naissance comme de ta mort restera pour moi, pour nous tous encore vivants, toujours une résurrection.
Jusqu’ici, ce sont les morts comme toi mon cher Sédar, comme Cheikh Anta Diop, Mamadou Dia, Kéba Mbaye, Sembène Ousmane, Djibril Diop Mambéti, Douta Seck entre autres fils glorieux de ce pays, qui, à chaque fois que la nuit veut tomber sur nous, font que le Sénégal reprenne sa place dans le monde.
Des vivants commencent à vouloir reposer les morts, relever leurs défis dans l’excellence, l’éthique, la droiture, l’invulnérabilité, la retenue, la créativité. Certes, les circonstances historiques commandent le destin des grands hommes. Nos héros contemporains n’ont pas toujours eu les mêmes faveurs. En effet, désormais, aucun chef d’État ne peut attendre que l’histoire vienne à lui. À lui de la faire ! À lui de choisir d’appartenir au temps des tyrans, des démocrates écrémés ou demi-écrémés. À lui de choisir entre l’ombre, le clair-obscur ou la lumière.
Juste pour te dire encore que Barack Obama a été réélu et que l’Amérique reste toujours triste. La France s’est donnée à François Hollande. On attend de voir, même si, comme chez nous, on ne peut plus faire pire. L’Égypte comme la Tunisie tentent de fermer les rideaux du passé. Kadhafi est mort assassiné. L’histoire le ressuscitera-t-il un jour ? La Palestine ouvre des fenêtres. Israël habite toujours ses peurs. Le Mali s’apprête à sortir du cercle de feu des islamistes. La Côte d’Ivoire remet petit à petit ses colliers d’or.
Tu embrasses Mamadou Traoré Diop, Youssouph Ba,Yandé Codou, Julien Jouga et tous les autres amis pour nous.
« Comme l’aiguille de la boussole revient toujours vers le nord », je reviendrai toujours vers toi, mon cher poète.
Dors Sédar, dors.
///Article N° : 11214