Tant par les thèmes abordés que par la forme, l’uvre de Serge Emmanuel Jongué (1951-2006) occupe une place singulière dans les pratiques photographiques québécoises et canadiennes au cours des années 1990.
Depuis les années 1980, ses images s’inscrivent dans la tradition du photoreportage, liées à son engagement professionnel auprès des centrales syndicales pour lesquelles il couvre les grands événements et manifestations de la vie des travailleurs. Son engagement se manifeste également auprès de groupes communautaires du quartier Côte-des-Neiges où il habite. Toutefois, à partir des années 1990, en marge de cette activité professionnelle, il amorce une démarche personnelle où, progressivement, il remet en question tout à la fois les visées de l’acte photographique et la fonction séculaire de la photographie en tant que document social. Dès lors, comme il l’écrit dans la série Nomade (1990-1991), il devient impératif de « retrouver mes signes, mes marques dans le quotidien, le temporaire, le provisoire. Donner forme à mon univers intérieur ».
C’est au hasard de ses parcours dans la ville que la photographie lui apparaît comme le moyen de fixer signes, visages, objets et lieux qui font surgir, dans l’instant même de la prise de vue, le souvenir d’émotions que l’écriture, les mots, ancrent à la surface de l’image comme autant de bribes qui permettent de ressaisir les morceaux d’une histoire intime, voire collective. « Ce que je ne peux photographier, écrit-il, je peux l’écrire ».
Les titres de projets comme Nomade (1990-1991), Métis (1997) et Boarding Pass (2000) évoquent cette idée du nomadisme, du voyage imaginaire auquel il se livre afin de rassembler les éléments d’une identité morcelée.
Privilégiant le rapport texte-image et une forme de présentation séquentielle, l’uvre s’élabore telle une narration où image et texte tentent de matérialiser, dans l’immédiateté du quotidien, les signes enfouis dans un imaginaire façonné par des origines hybrides, des trajets et des territoires multiples.
Les images-textes, tels des fragments de mémoire qu’il assimile lui-même à des haïkus, sont juxtaposées sous forme de grilles et de séquences narratives qui refusent la linéarité du récit. Ces images aux contours flous, fluides, témoignent du caractère éphémère de la perception. C’est moins la présence d’objets souvent énigmatiques qu’elles restituent que des atmosphères rappelant un univers intérieur où s’entrecroisent le réel et l’imaginaire, l’autobiographie et le roman – des états d’âme aux accents souvent tragiques qui résonnent comme un cri. C’est, écrit-il dans ses cahiers, « pêle-mêle, une histoire commune, évoquant les ingrédients habituels : l’Amour, la Mort, le Désir, la Solitude, la Passion. Toutes choses que chacun dans sa vie croisera, éprouvera à un moment ou un autre ». Au-delà du caractère parfois impénétrable de l’iconographie, du chaos apparent de ces ensembles, il revient à celui qui regarde d’interroger ce qui, dans ces fragments, vient toucher son affect.
Le principe unificateur de ces fragments trouve sa résolution formelle en référence à la structure totémique, importante tant au niveau structurel que symbolique. Formellement, elle permet de rassembler les fragments épars d’une identité et affirme du même souffle, symboliquement, son inscription en fin de parcours dans la culture canadienne, et plus globalement dans l’américanité, manifeste dans le titre d’un projet réalisé en 2004 : TOTEM, A North American Celebration.
Ainsi, à partir des années 1990, dans un moment où le nationalisme québécois s’affirme avec vigueur, son uvre s’inscrit dans la mouvance d’une réflexion critique des conceptions traditionnelles de cette identité définie de manière quasi exclusive par un nationalisme ethnique, souvent monolithique. Aux exigences de cette identité monolithique s’oppose chez Jongué la nature hybride d’une expérience vécue façonnée par des origines mixtes, des trajets migratoires diversifiés.
Ainsi, favorisant le fragment, l’hybridité et l’hétérogène dans la construction identitaire, l’uvre de Jongué contribue de manière significative à définir, entre autobiographie et autofiction, les modalités de l’autoreprésentation. Elle participe du fait même à l’élaboration d’enjeux post-modernistes dans la photographie québécoise.
Serge Allaire est commissaire de la rétrospective de Serge Emmanuel Jongué.
[site de la fondation Serge Jongué]Boarding Pass
Une rétrospective de Serge Emmanuel Jongué
Maison de la Culture de Côte-des-Neiges (Montréal, Canada)
Du 8 septembre au 16 octobre 2011.
Parallèlement à la rétrospective, l’exposition Nomade est présentée à la Galerie Simon Blais (Montréal, Canada) du 14 septembre au 15 octobre 2011.
Pour l’occasion, Les Coutures de l’imaginaire, une publication sous forme d’essai hommage de Marie-José Lacour, compagne de Serge Emmanuel Jongué, a été coédité par le CIDIHCA et la Fondation Serge Emmanuel Jongué.///Article N° : 10426