Récemment créé à Abidjan et présenté en France ce mois-ci, ce ballet en gestation a de quoi emballer ceux qui rêvent d’une danse à la fois inventive, traditionnelle et universelle.
Ce 1er avril, le public du CCF d’Abidjan ne ressemblait guère à l’audience habituelle de cette salle prestigieuse quoique vétuste (elle allait être fermée le lendemain, sine die, à la suite d’un contrôle technique). Les premiers rangs étaient occupés par des dizaines de rappers chahuteurs, dont beaucoup n’y avaient jamais mis les pieds. Sans doute étaient-ils venus surtout pour soutenir leur « posse », l’excellent groupe Nigga Nation de Treichville dont nous reparlerons prochainement, et qui assurait brillamment la première partie.
Mais leur enthousiasme allait encore monter de quelques degrés à mesure qu’ils découvraient le premier « ballet » auquel ils eussent jamais assisté.
« Socraff Aidjem » (« unissons-nous dans la danse » en adioukrou) associe huit danseurs-chorégraphes – deux Parisiens (de la compagnie Boogie Saï), deux Berlinois, quatre Abidjanais – et aux claviers électroniques le compositeur Ray Lema (de Kinshasa). L’initiative est venue de l’association franco-allemande Moov’n Aktion, relayée par l’Institut Goethe d’Abidjan qui a accueilli les artistes en résidence pour deux semaines, le temps de mettre au point une demi-heure d’un spectacle déjà remarquablement élaboré.
Sur une musique nettement plus libre et diversifiée que celles qui accompagnent en général la danse hip-hop, solos, duos et chorégraphies de groupe se succèdent à un rythme effréné, multipliant les figures virtuoses et les situations insolites. Chaque séquence est un petit sketch mimant ingénieusement les épisodes burlesques ou pathétiques de la vie urbaine africaine.
La danse hip hop est certes omniprésente, à travers les figures imposées, au ras du sol, de la « break dance ». Mais on est loin de cet « académisme acrobatique » qui trop souvent fait du genre une simple exhibition athlétique. Au contraire, on y perçoit la profondeur d’une tradition qui nous invite à remonter le cours de l’histoire des Africains-américains, jusqu’au point de convergence avec les danses africaines. Ainsi, les figures de couples qui s’enjambent à saute-mouton, les sauts périlleux en arrière viennent-ils du « jitterbug » des années 1920 (ancêtre direct du hip-hop à Harlem et dans le Bronx) ou des danses de masques guéré et yacouba
Le cousinage entre ces héritages est ici parfaitement assumé, de même que les contradictions entre une écriture chorégraphique assez stricte (plus « manhattanienne » qu’européenne) et la spontanéité fugitive des danses à la mode en Côte d’Ivoire : zouglou des peuples de l’Ouest, mapouka des Lagunaires du Sud, abodan des Agni de l’Est, poro des Senoufo du Nord, sans oublier le ndombolo congolais et le mbalax sénégalais.
Dans une métropole de plus en plus polluée par les démons de la xénophobie, cette création joyeusement cosmopolite a fait l’effet d’une bouffée d’air frais.
(*) « Socraff Aidjem » est représenté en France, les 5 et 6 mai à la Maison de la Musique de Nanterre, et le 7 au Forum Culturel du Blanc-Mesnil (avec en première partie Nigga Nation).Rens. : Moovin’Aktion, 00331 49 39 08 48.///Article N° : 1406