Sous un grand tas de morts… (Promenades congolaises)

Extrait d'une nouvelle de Ludovic Emane Obiang

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Non, pas de renseignements positifs, comme on dit. On les trouve imprimés dans n’importe quel manuel de zoologie et de botanique. Non, vous qui n’êtes pas seulement un journaliste, mais aussi un artiste, et qui ne pouvez manquer d’avoir une âme sensible, vous devez fournir les nouvelles négatives, pour ainsi dire, et ne vous en tenir qu’à elles.
Alberto Moravia
Ce que nous voulons, c’est précisément quitter les routes usuelles ; c’est voir ce que l’on ne voit pas d’ordinaire, c’est pénétrer profondément, intimement dans le pays.
André Gide

 » Je n’aurais été partout qu’un Romain absent « .
Ces propos que Marguerite Yourcenar prête à Hadrien, je suis bien prêt de me les approprier au moment de me prononcer sur ce premier séjour au(x) Congo(s) – quelle difficulté quand même avec ce nom identique, sur ce plan au moins l’ancien Zaïre avait du bon ! Mais puisqu’il me faut parler du nouveau, de celui auquel mes yeux ont eu droit pendant près d’un mois, eh bien, je commencerai par parler du… Gabon…
Curieusement, en effet, la première impression, une fois dans la rue, c’est de ne m’être jamais autant senti Gabonais. Gabonais parce que je ne peux m’empêcher tout au long de mes promenades de comparer, confronter, opposer les réalités, les habitudes, les attitudes locales, avec celles qui me sont familières. Ce qui me frappe alors, c’est le sentiment d’un avertissement, d’une anticipation… Et si ce voyage n’avait été qu’une occasion de me révéler la colère qui vient. M’avertir du désastre qui guette mon pays, de la lente marche du poison social dans le corps de la nation. J’ai comme l’impression d’avoir avancé dans le temps, d’avoir anticipé sur les prochains déchirements, les émeutes, les rafles, les couvre-feux, etc. Aurais-je fait un bond dans le futur ? Je pense désormais savoir où mènent les scènes de gabegie ordinaire, les concussions, les malversations, les exactions, les spoliations, les abus de tout ordre perpétrés au nom de l’ethnie, du clan, de la tribu, etc. Je sais désormais où nous conduisent les différentes  » politiques éclairées « , les  » relances  » de tout ordre. Elles nous précipitent vers une condition encore plus sordide, une détérioration continue, irréversible, un abaissement de l’homme à une logique de l’urgence, de l’immédiat, une jungle de la débrouillardise, cette  » dynamique de l’informel « , cette  » culture de la pierre  » dont parle Yoka Lye dans Kinshasa signes de vie (livre sur lequel je reviendrai souvent pour être le… seul que j’ai lu tout mon séjour, n’ayant amené en tout et pour tout que mon Psautier, cadeau de la Très Bonne, de la Très Chère Nicole…).
Malgré – d’autres diraient à cause des – différents  » plans  » d’ajustement, tous plus drastiques les uns que les autres, malgré les réévaluations successives de la  » dette « , malgré les mesures d’austérité  » courageuses « , la minorité des nantis s’isolent chaque jour un peu plus dans ses tours orgueilleuses et fastueuses, alors que la masse à ses pieds enfle sous les effets conjugués de la bile et de la malnutrition. Les données d’un affrontement sanglant se précisent telles que nous en avons pu en observer les conséquences au Congo… Décombres, dénuements, désordres, etc. (hyperbolisés à Kinshasa). L’histoire n’est plus seule à donner des leçons, l’actualité nous invite chaque jour à méditer sur notre sort. Si les Gabonais se complaisent dans leur autarcie et ne s’inquiètent pas davantage du feu qui ravage les campements voisins, ils risquent de se réveiller demain au cœur d’une irrémédiable fournaise sociale, d’une terrible guerre civile… A moins qu’ils n’y soient déjà…
Et voilà bien le deuxième constat auquel j’arrive : la guerre en fait n’est pas si exceptionnelle que cela quand on la vit de l’intérieur, sans le décalage, la distanciation des caméras et des objectifs. La guerre n’est pas tant spectaculaire quand elle est vécue chaque jour comme quelque chose d’intégré, de normal en somme, à laquelle on s’habitue petit à petit par la force d’adaptation et d’ajustement propre à l’homme. Ce que j’ai appris de Kinshasa ou de Brazzaville, c’est que la guerre est de tout temps en nous, prenant des formes ou des proportions différentes en fonction des circonstances et des acteurs. Des gens peuvent vivre toute la journée dans des conditions inhumaines avec la conviction d’être dans le vrai, le vrai étant la nécessité de s’en sortir. Je me promène dans Kinshasa, je croise ce cadavre abandonné le long de l’avenue Kasavubu, ces carcasses ambulantes qui font office de taxis, ces maisons prêtes de s’enliser dans le poto-poto, cette décharge nauséabonde en plein cœur du grand marché et l’on me parle de paix revenue. Et même de paix tout court à Libreville où, pourtant, depuis ce jour funeste où l’Etat a déclaré  » l’austérité  » générale, les armées de la faim et les matitis (bidonvilles) ont fait leur apparition. L’insécurité est presque totale, la dégradation est générale, la mortalité fatale, mais les discours politiques clament la paix ! Ils égarent mon peuple disant : Paix ! Et il n’y a point de paix. (Ezéchiel 13.10) Qu’est-ce donc en effet que cette Paix, sinon une guerre, un état d’urgence, de déficiences et de manques extrêmes par rapport aux conditions de vie normales ? Comment parler de paix lorsqu’une licenciée d’économie perçoit la dîme de 14 dollars pour faire vivre sa  » famille  » ? Quelle paix a-t-elle lorsqu’elle doit faire face aux attaques conjuguées des maladies, des scolarités, des repas, des… Quelle est la paix pour les contingents des shégués qui investissent les artères de Kinshasa ou de Brazzaville, convenant de stratégies vitales au hasard des rencontres et des besoins. Quelle est la paix pour cette adolescente qui doit emprunter son pagne de tous les jours à une voisine pour se présenter à un contrôle sanguin ? Quelle est la paix pour cette fillette de 4 ans violée à mort par un forcené de père que son entourage veut pourtant soustraire à la justice ?  » C’est une affaire de famille « , disent-ils… Lorsque de telles monstruosités deviennent trop courantes pour ne plus choquer personne, je dois réviser ma conception de la paix, et admettre que je suis entré insidieusement en guerre, que je mène une lutte sans merci au sein d’une horrible bataille. Comme tant d’autres, je suis de ces blessés qui meurent sous un grand tas de morts, tandis qu’au dehors les généraux des deux camps se serrent les mains, signent des accords, des traités de non-agression et lèvent leurs coupes à la santé des martyrs. O dialoguing, they just keep on dialoguing…
De la guerre sociale à la guerre militaire, la vraie, la belle, celle des assauts, des massacres, des génocides, il n’y a qu’un pas que j’ai donc effectué. On aura beau me dire qu’il faut relativiser et comparer les choses comparables, je pense que le jour où il faudra passer à la charge héroïque, aux crépitements des mitrailleuses, aux éventrations des baïonnettes, aux bombardements des canons, les Gabonais apprendront à vivre terrés, sans eau, sans électricité, sans rien, comme ils savent aujourd’hui se passer des transports, des communications, de la couverture sociale, toutes choses indissociables du mode de vie dit moderne.
Ce dernier trait m’inspire une réflexion qui fera encore sourire certains, relative à ce qui me semble un avantage décisif de la société traditionnelle sur la société dite moderne – je dirai plutôt société précoloniale et société contemporaine. La différence majeure me semble moins tenir à une impossible perfection – Césaire nous avait prévenus – de la société ancienne, qu’à la capacité qu’elle avait d’offrir à ses membres un équilibre de vie fondé sur des savoirs et des vérités stables – la question n’étant pas d’évaluer leur cohérence. Ce n’est pas pour dire qu’elle était exempte de crises – même les animaux connaissent le stress – mais ça n’avait forcément rien à voir avec la bérézina des sociétés africaines actuelles, en particulier les sociétés urbaines. Si selon Balandier, les sociétés coloniales étaient des sociétés malades, dans un état de crise latente, les sociétés post-coloniales sont forcément moribondes. Aux anciens maux que les  » indépendances  » ont renforcés (aliénation, ségrégation, exploitation, spoliation, oppression, etc.) se sont ajoutés de nouveaux fléaux, parmi lesquels, les dictatures, les génocides, les pandémies, les désastres naturels, etc. On comprend alors que les populations aient recouru à toutes sortes de palliatifs, d’exutoires (bars, sectes) ou aient élevé l’informel, la débrouillardise à un modèle de vie original et – probablement – irréversible.
Ce sera le troisième temps de ma promenade, cette endurance, cette capacité miraculeuse qu’a la vie de résister, de vaincre toujours, malgré l’adversité tenace, malgré les atrocités. Et je ne peux m’empêcher de penser à Clarissa Pinkola Estés :  » A travers nos existences, j’ai reçu le don de la leçon la plus dure à accepter, la plus forte aussi – c’est-à-dire la connaissance, la certitude absolue que la vie se répète, se renouvelle, quel que soit le nombre de fois où elle a été poignardée, écorchée vive, jetée au sol, blessée, ridiculisée, ignorée, moquée, torturée ou rendue impuissante. « 
Cette faculté de régénérescence, elle prend donc au Za… Congo Kinshasa la forme de la débrouillardise, le système D, l’article 15. Yoka Lye en a beaucoup parlé dans son livre déjà cité et je me limiterai à confesser à la fois mon admiration et mon inquiétude. C’est en effet quelque chose de grandiose que cette volonté de s’en sortir, malgré le dénuement, la déréliction. Ceux qui sillonnent Kinshasa – et même Brazzaville – toute la journée avec leurs ligablos miniatures, sur la tête ou sur les bras… Terrible ! A peine vous êtes vous assis autour d’une énième Primus que déjà trois d’entre eux ont fait la ronde, vous proposant des bonbons, des biscuits, des Kleenex, des arachides grillées ou bouillies, que vous dégusterez en attendant que les inévitables  » Thomsons  » soient prêts. Il y aussi les chauffeurs de taxis, qui semblent fonctionner aux forceps, à défaut d’un moteur dont on se demande s’il existe vraiment… Et ces bidons-là dans la malle arrière, d’où partent des tuyaux qui rampent sous les sièges, ce sont les réservoirs ? Il y a le courage général de payer chaque jour à la société son tribut du parfait consommateur tout en ayant les poches désespérément vides. Il y a le culot de faire feu de tout bois, de tirer partie de chaque situation, même la plus compromise, avec le risque de dériver souvent vers la roublardise et l’opportunisme les plus incommodants. Un ami se présente à vous le sourire aux lèvres et se propose d’être votre guide pour toute la journée. Mais ce qu’il oublie de vous dire, c’est que vous aurez à payer, vous, pour la location de la voiture, pour l’essence, pour la peine du chauffeur, pour celle du guide, pour sa dent malade, pour la naissance de son dernier-né, etc.
Mais l’inconvénient majeur de cette culture de l’urgence, Yoka Lye l’a souligné, c’est que, par son côté à la fois réactionnel, ponctuel, individuel, informel, elle ne peut constituer un modèle d’organisation étatique, la base d’un projet social… Un pays policé ne peut pas hypothéquer son avenir de parenthèse en parenthèse, d’improvisation en improvisation.
Même pas avec l’espoir d’en faire un passage obligé, une forme de transition vers une organisation sociale plus cohérente et policée, car chacun des mètres qu’elle gagne la rend plus forte et légitime : ce régime  » s’officialise  » en une vaste organisation de contrebande au sein des institutions, et créé ses propres foyers de résistance et de développement. Il crée sa propre culture !
Cette  » culture de la pierre  » est donc, derrière ses allures sympathiques et pittoresques, un danger majeur, une véritable gangrène. Certaines réussites techniques ou individuelles sont incontestables (les guitares artisanales par exemple ou cette extraordinaire marionnette danseuse au village des pêcheurs), mais l’esprit qui gouverne ces stratégies de défense et de survie ne peut porter à long terme et à l’échelle nationale de fruits positifs, car il est nourri d’individualisme, de cynisme, d’opportunisme, de machiavélisme, etc. Toutes conditions requises pour l’implantation d’une véritable maffia d’Etat : Ainsi donc, de tentacule en tentacule, à travers les cellules sociales, le réseau maffieux s’est approprié non seulement le pays de fond en comble, économiquement et politiquement, mais surtout il a apprivoisé les consciences des citoyens pour une autre forme de dictature sans nom.

Ludovic Emane Obiang est né en septembre 1965 à Libreville. Titulaire d’un DEA de musicologie et d’un Doctorat N.R. en théorie littéraire de la Sorbonne, il mène de front ses activités de chercheur au CENAREST de Libreville, d’écrivain et de critique dans des revues diverses. En plus de ses nombreux écrits inédits, il a déjà publié un recueil de nouvelles L’enfant des Masques (coédition Ndzé / L’Harmattan), une pièce de théâtre Peronnelle (Ed. Ndzé) et une nouvelle  » On a perdu monsieur Paul « , parue dans l’ouvrage collectif Amours de Villes. Villes africaines (coédition Dapper/Fest’Africa Editions 2001). ///Article N° : 3391

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