Sousse, capitale tunisienne de l’art urbain

Rencontre avec Karim Sghaier, fondateur et manager d’Elbirou

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Au cœur de la ville de Sousse, à deux pas de la Médina, cinq minutes du port et avec vue sur la mer, Elbirou Art Gallery, « le bureau », est un lieu inclassable et ouvert aux quatre vents. À la fois galerie d’art, plate-forme de rencontre de l’art contemporain et lieu de résidence et de création pour des artistes internationaux, celui qui l’a créé et en est l’âme vivante. Karim Sghaier, anime également des visites du centre-ville à la découverte des œuvres d’art urbain à travers le projet qu’il a également initié, en 2018, UV, comme Utopies Visuelles.

La galerie que vous avez fondée se trouve au cœur de la ville, mais c’est un espace que vous n’avez pas choisi. Pourtant, vous dites aussi qu’il n’y a pas de hasard ?

Karim Sghaier : J’ai grandi ici. Je n’ai pas choisi le quartier, parce que c’est le mien, celui que j’ai toujours connu. Dans les années 60, il n’y avait qu’un rez-de-chaussée, un dépôt de laine installé par mon père. Il travaillait dans le textile. La laine pour la fabrication des tapis arrivait au port. Aussi, pour limiter les frais de stockage, il avait installé les réserves dans ce bâtiment. Peu à peu, il y a logé également les bureaux, d’où le nom Elbirou, alors que l’usine familiale, qui existe toujours, était à une trentaine de kilomètres. Et puis, finalement, il a ajouté un étage au-dessus et une terrasse pour l’appartement familial. Voilà pourquoi mon frère et moi, on a grandi ici, on est allés à l’école dans le quartier. Ma mère l’a habité jusqu’à sa mort en 2020, elle avait 94 ans. En 2015, j’avais transformé le rez-de-chaussée en galerie et lancé les premières expositions. Depuis 2020, je suis revenu m’y installer. Avec mon épouse Salma, on a choisi d’ouvrir les parties communes, séjour, cuisine, terrasse, et de ne conserver qu’un espace intime pour nous. Deux autres chambres accueillent maintenant des artistes pour des résidences.

On est en 2023. 2015, c’est donc une aventure assez récente et pourtant, le lieu a connu une vie trépidante. Pouvez-vous nous raconter un peu les premiers temps de la galerie ?

J’ai dit qu’il n’y a pas de hasard, parce que tout s’est enchaîné très naturellement et s’est nourri de rencontres successives. Des projets et des envies sont nés autour de passions communes. Depuis 2015, il y a eu à près quatre-vingt expositions, ce qui est énorme. J’avais une ambition très forte, je voulais que ce ne soit jamais fermé, qu’à n’importe quel moment on trouve la porte ouverte et qu’il y ait toujours quelque chose à voir et découvrir. Tout le projet est un process qui ne cesse jamais d’avancer et d’évoluer. Le covid a un peu ralenti le rythme et les expositions durent maintenant un peu plus longtemps, mais c’est bien aussi, ça laisse du temps pour qu’elles touchent un public de plus en plus large. Je n’ai pas décidé dès le départ que ce serait autant un espace de création que d’exposition. Là encore, ça s’est fait tout seul. Par exemple, le sous-sol, je pensais en faire une simple extension de la galerie, c’est-à-dire un prolongement du niveau ouvert sur la rue. Mais j’ai compris que cela n’avait pas de sens et je l’ai laissé tel quel pour qu’il devienne un espace de liberté totale : il n’y a pas de vitrine, on peut donc filtrer les visiteurs, exposer certaines œuvres que l’on pourrait juger plus choquantes pour certains publics, on peut tout aussi bien peindre les murs que le sol, y faire des projections, des installations, le modeler ou le redécouper en espaces plus intimes. Certains artistes y ont travaillé et des étudiants des beaux-arts y passent régulièrement leur diplôme. Dans ce cas, le lieu devient leur atelier, ils peuvent monter une installation et le jury se déplace ici pour la soutenance. L’avantage étant qu’il n’y a pas besoin de démonter l’œuvre aussitôt après, elle peut même être exposée ou commencer une autre vie à partir d’ici. En fait, le sous-sol, c’est un peu la marmite, le chaudron où tout se fabrique.

En 2018, vous lancez les UV ou Utopies Visuelles pour attirer les touristes venus chercher le soleil de Sousse.

Oui, et cette fois l’art sort dans la rue complètement. Il part à la conquête du quartier, il s’étend et se montre. Nous avons investi plusieurs spots : une ancienne usine de plastique désaffectée, un lycée qui date de la toute fin du XIXème siècle et qui a été abandonné il y a une trentaine d’années…

La façade de la galerie elle-même, surmontée d’une inscription en arabe : « N’oublie pas de rêver » et ornée d’une des œuvres réalisées dans le cadre des UV…

C’est vrai. Ça a été comme un cadeau. Je laisse toujours aux artistes le choix de travailler où ils veulent, je leur propose plusieurs espaces. Majed Zalila a choisi la façade de la galerie. On pourrait croire que c’était une commande, mais pas du tout, c’est venu spontanément, c’est là qu’il a voulu s’inscrire. Sur sa fresque, on voit un homme d’affaires aux épaules larges en costume-cravate. Le nom historique est resté sur la devanture : Établissements Malek Hassine et le titre de l’œuvre, c’est la Reconversion, ce qui signifie autant la reconversion professionnelle qui a été la mienne que celle du bâtiment. Autour de lui volent des figures d’anges avec des ailes dans le dos, certaines tiennent des pinceaux. Ce sont les artistes qui nourrissent le lieu en lui donnant leurs énergies, chacun apportant sa touche, sa singularité et sa signature. Il n’a été possible pour l’instant de ne rémunérer aucun des artistes pour son travail. On prend en charge, grâce à des partenariats, quand on arrive à en trouver, la production, le logement, l’accueil, mais c’est tout, donc ce sont vraiment des échanges, des rencontres humaines, des mises en commun de bonne volonté et parfois de vrais résultats, dont on peut être fier.

Il est arrivé, par exemple, que les œuvres visibles aujourd’hui sur les murs de la ville aient déclenché des commandes, des invitations à intervenir ailleurs. Ça, c’est déjà une vraie réussite. Et puis, le jour où j’ai demandé à la mairie l’autorisation d’investir les murs du lycée, qui était déjà dans un état de délabrement avancé, on m’a répondu qu’il y avait un arrêté de démolition, que ça ne valait pas la peine. En fait, ils ne comprenaient pas du tout ma demande et ont dû se dire qu’ils avaient affaire à un original. J’ai expliqué que l’art urbain est de l’art éphémère, il bouge avec la ville, ça n’avait aucune importance que le lieu soit voué ensuite à la destruction. J’ai finalement obtenu cette autorisation et il s’est passé une chose merveilleuse : maintenant, il n’est non seulement plus question de l’abattre, mais il va être restauré pour devenir un centre d’art contemporain. C’est un beau dénouement, parce que là, tout à coup, on a le sentiment légitime de créer un impact sur une politique de ville, sur la vie d’un quartier.

Cet impact, on le mesure pleinement, quand on se promène avec vous dans les rues du centre-ville. Tout le monde vous salue, les habitants connaissent les œuvres, ils les ont vues naître et ça se sent. La dernière n’a pas deux semaines, c’est l’artiste parisien très célèbre Kraken, qui vous a rendu visite avec ses poulpes…

Oui, début juillet, en effet. L’Institut français de Sousse a soutenu le projet, toujours dans le cadre des Utopies Visuelles. Kraken est intervenu sur les murs de l’hôtel désaffecté Nour Justinia, un des premiers hôtels de tourisme ici, pas encore à l’époque du tourisme de masse. Aujourd’hui, il est en ruines, alors qu’il y a des complexes hôteliers gigantesques tout au long du front de mer. Mais maintenant, il y a aussi les poulpes géants de Kraken et on en est très fier !

Vous proposez même des parcours dans la ville qui permettent de se promener d’œuvre en œuvre, de découvrir les artistes, un peu comme si on entrait en conversation avec eux.

Oui, c’est un projet qui me tient à cœur aussi et que je viens de lancer et la semaine prochaine, j’ai une première réservation. On attend les autres pour faire découvrir cet art mais aussi le patrimoine architectural et culturel, c’est aussi une manière de jouer un rôle social et de contribuer à rendre plus vivants des quartiers avec leurs mouvements, leur agitation, leurs habitants… la vie, quoi !

Propos recueillis par Annie Ferret,
juillet 2023
https://elbirou.com/

https://www.facebook.com/elbirouartgallery

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