D’abord il y a eu les maisons lépreuses, les stigmates de la guerre. La guerre passée, présente et…
D’abord il y a eu les plaies de Beyrouth, la vie recroquevillée sur elle-même, au ralenti, comme si l’homme, ici, s’était résolu à vivre au noir. Vivre malgré les occupations…
On a beau avoir vu cela des centaines de fois à la télévision, la réalité du Liban vous saute à la gorge comme une « oeuvre » de Fragonard… Pas Jean-Honoré le « galant » mais l’autre, « le dissecteur », celui qui s’amusait à exhiber des corps écorchés.
Le Liban a été d’abord cela, un corps écorché vif sur l’autel de l’absurdité.
Ensuite, grâce aux nombreuses sorties dont le groupe a pu bénéficier à travers tout le pays, du Nord au Sud, d’Est en Ouest, le Liban tragique mais anecdotique (à l’aune du temps) a cédé le pas au Liban de toujours, la mer que, sans crier gare, la montagne tente de subjuguer. Car ce pays est moins la Méditerranée que le mont Liban.
Enfin les enfants, les hommes, les femmes derrière leur masque de pudeur et d’orgueil. La pudeur et l’orgueil de ne pas exhiber au coin de chaque conversation ses plaies, le refus d’imposer ses souffrances comme une rente dans nos consciences qui ont démissionné au plus fort de la tragédie.
Oui… oui… Mais pourquoi le Liban, pourquoi venir se terrer à Byblos pour écrire sur la frontière ? Je sais, le dépliant touristique rappelle que Byblos, et par extension le Liban, est le berceau de l’alphabet. Alors pour un écrivain… Soit. Mais la frontière ?
En allant à Byblos, j’avais une idée plutôt vague de ce que j’avais envie d’écrire mais j’étais certain que je n’écrirai pas sur le Liban. Cependant, les nombreuses rencontres, avec des Libanais de presque tous les milieux et surtout de toutes les confessions ont déplacé quelque chose dans mon « idée plutôt vague ». Au contact des Libanais ce pays m’est apparu comme une boule de frontières. Les frontières visibles (Ligne Verte ou de démarcation, confessionnelles…) et les frontières indicibles (sociales), par leur brutalité font du Liban un pays métaphorique. Le Liban m’est apparu comme l’exemple paradigmatique de la frontière, c’est-à-dire du conflit toujours recommencé. Et la question à laquelle nous contraint ce pays et sa tragédie est comment rendre positive la frontière puisque, malgré les apparences, nous y sommes, comme par fatalité, de plus en plus acculés.
Contrairement à ce que je fais d’habitude, je suis allé au Liban sans ordinateur portable. Pour mieux écrire. Car pour un écrivain, est-il besoin de le rappeler, l’immersion, l’imprégnation c’est déjà écrire, à l’image des nouveaux-nés pour qui même sourire au monde est essentiellement un travail de déchiffrement du monde. Et au Liban j’ai beaucoup écrit sans pour autant tracer le moindre alphabet.
Je suis allé avec une idée vague de ce que je voulais écrire et j’en suis reparti avec un titre : El Mona. C’est la première fois qu’un titre s’impose à moi avant que l’oeuvre ne soit achevée. El Mona (Le désir), un titre en arabe parce que « l’idée plutôt vague » s’est entre temps muée en une autre idée vague : il est impossible désormais que ce que j’écrive ne parle pas de façon métaphorique – surtout métaphorique- du Liban car je ne suis pas ressorti indemne de cet amas de frontières qu’est le Liban.
///Article N° : 1688