Rompant avec la peur qui a caractérisé la presse congolaise sous le régime du maréchal Mobutu, avant 1990, l’année de l’ouverture démocratique, les caricaturistes congolais se sont préoccupés de produire des dessins qui traduisent, en langage clair, les réalités sociopolitiques du Congo. Ceci a fait que la caricature acquiert droit de cité au Congo-Zaïre et connaît la consécration auprès du grand public. La plupart des caricaturistes sont regroupés au sein du Centre Africain de Caricature, qui publie régulièrement leurs dessins dans la presse locale. Parmi eux, il convient de citer Thembo Kashauri Muhindo, alias Kash, un des premiers dessinateurs à avoir caricaturé le maréchal Mobutu (1).
Formé à l’Académie des Beaux-arts de Kinshasa, il s’affirme d’abord comme caricaturiste dans la presse écrite (Le Phare, Zaïre Magazine, Renaître, Le Potentiel) avant de rallier l’ACRIA dont il deviendra quelques années plus tard le président (1999-2002). À ce titre, il a co-organisé à Kinshasa les quatre premiers Salons africains de la Bande dessinée et de la Lecture pour la Jeunesse et a dirigé le Centre culturel Espace (à suivre
). Rapidement reconnu comme un des dessinateurs les plus respectés de la bande dessinée congolaise, Kash a acquis une notoriété internationale en participant à de nombreuses expositions en Afrique et en Europe où il a remporté plusieurs prix.
Outre ses planches destinées aux magazines ou publiées dans des albums collectifs, Kash est l’auteur de quelques albums, notamment : Le Candidat (2003), Tchounkoussouma sous les Eucalyptus (2004) et Le Choix de Vivre (2004), coréalisés avec Barly Baruti ; Moni Mambu, adapté d’un texte de Yoka Lye Mudaba, avec Barly Baruti. Avec André-Paul Duchâteau il a publié Vanity : la folie du diable. (2) En 2007, il participe au recueil Congo, vingt ans de caricatures, publié par les éditions Luc Pire, avec également des dessins réalisés par Kroll, dessinateur du journal Le Soir. Désormais caricaturiste du quotidien kinois Le Potentiel, Kash est, avec Barly Baruti, considéré comme une des principales figures de proue de la BD congolaise.
Depuis ses débuts en 1990, Kash a construit un large corpus de caricatures. Certaines ont été publiées dans les journaux locaux, notamment : Le Phare, Renaître, et d’autres sont inédites. Celles dessinées entre 1990 et 2005 symbolisent quinze ans de transition politique, constituant un récit visuel qui peint les événements et décrit les acteurs politiques congolais. Ces caricatures constituent un miroir de la société congolaise et une miniaturisation du champ politique, situé dans un cadre réel où différents acteurs communiquent, s’opposent et cherchent à se neutraliser et non à travailler en synergie.
En tant que dessinateur de bande dessinée, Kash en exploite avec dextérité le langage : les personnages échangent entre eux au moyen des bulles. Combinant le texte et l’image en une présentation originale et productrice d’un sens nouveau, la caricature de Kash ne se laisse pas réduire à l’une ou l’autre de ses composantes.
Les thèmes exploités, généralement dictés par l’actualité, traitent de la politique, de la vie socio-économique et culturelle. C’est ainsi qu’on y trouve, traités d’une manière critique : les larmes du Maréchal (le discours du 24 avril 1990), la Conférence Nationale Souveraine, l’élection du premier ministre à la CNS (Conférence Nationale Souveraine), le massacre des chrétiens (le 16 février 1992), le mauvais état des routes, la maladie du Maréchal, la guerre de l’AFDL (L’Alliance des Forces Démocratiques de Libération), la relégation de Tshisekedi à Kabeya Kamwanga, le massacre des Hutus, la guerre de 1998, la division du pays, le dialogue inter-Congolais, le coupage (3), le délestage (coupure d’électricité) [ill. 1], la grève des fonctionnaires, l’insuffisance des salaires, le comportement des hommes des médias, les Églises de réveil et les attitudes des hommes de Dieu, l’accord de Mbudi, l’immigration clandestine, les croyances africaines, le massacre de Gatumba, la démobilisation des enfants soldats, la corruption, la journée de la femme, etc.
Ses personnages, notamment les grandes figures de la scène politique congolaise, sont détaillés et leurs traits physiques permettent de les identifier facilement. Mobutu est généralement reconnu par la toque de léopard, les lunettes et la canne ; Laurent-Désiré Kabila par la tenue safari, les gros sourcils, la tête rasée ; Tshisekedi par une grosse tête, les grosses lunettes, le gros ventre et son air boudeur ; Yerodia par son éternel gilet, sa barbe non peignée, son cigare et sa tête chenue ; Monseigneur Monsengwo est toujours en soutane, lunettes et calotte sur la tête, etc.
Ses caricatures relatent l’histoire politique congolaise en racontant les événements qui ont marqué le pays. C’est ainsi que Kash exploite les personnages réels (historiques) et symboliques tant nationaux qu’internationaux. Les personnages réels sont identifiables par les traits physiques ou simplifiés qui, par le processus de schématisation et de répétition de signifiants iconiques, fixent leur silhouette dans la mémoire du lecteur. De plus, tous ces personnages possèdent un nom qui apparaît généralement sur leur habit : Tshitshi (E. Tshisekedi), Bebeka (J. Kabila), Lui (Louis Michel), Eldeka (L.-D. Kabila), J.P. Be (J.P. Bemba), Zaza (Azarias Ruberwa), Yéyé (Yérodia Ndombasi), Terminator (H. Ngbanda), Elongi ya nkoy (J. Olengankoy), etc.
Louis Michel et Karel de Gucht, deux personnalités politiques belges, sont affublés de casque colonial, on peut le voir, pour le premier, avec Tonton au Congo [ill. 2]. Les personnages symboliques sont entre autres le peuple congolais, la RDC, l’ONU, la Monuc, l’Union Africaine, l’Union européenne, le CIAT. La communauté internationale est souvent traitée en complice des « agresseurs du Congo » : elle ferme les yeux sur les invasions répétées de Kagame au Congo : L’Axiome du professeur Kagame (cosigné avec Christophe Cassiau-Haurie)[ill. 3].Ces caricatures contractent généralement en une case tout un récit mettant en scène plusieurs personnages, réels ou allégoriques et faisant allusion aux divers univers socioculturels, aux codes qui transparaissent dans les décors, les costumes, les attitudes des personnages.
Comme nombre de caricatures, celles de Kash présentent un univers manichéen où le bien et le mal s’affrontent, caractérisé par un dialogue interactif avec la réalité quotidienne et la radio trottoir (4). Les méchants sont notamment les Rwandais et l’APR ainsi que leurs soutiens. Ce manichéisme apparaît également dans la manière de présenter les classes sociales quant à l’image (vêtements, gestes, types de personnages) et au discours. C’est ainsi que le peuple congolais est représenté par un homme généralement squelettique, aux habits en lambeaux ou déchirés. Ces éléments traduisent le degré de pauvreté et de misère de la population. En face, les gouvernants sont généralement en bonne santé, bien habillés, participants à des festins. [ill.4]
Ses dessins recueillent les inquiétudes, déjà existantes dans la société, et leur donnent forme. Elles démasquent le discours du pouvoir et se veulent aussi une voix de la rue, des « parlementaires debout » (5) que l’on écoute dans les bus et taxis bus, sur les terrasses (nganda ou maquis), sur les lieux de travail ou dans les foyers, au marché, dans n’importe quel lieu où deux ou plusieurs personnes se rencontrent. Même s’il s’agit des réalités vécues par les Congolais, cette vision du monde reste d’abord et surtout celle de Kash.
Une lecture connotative de ses caricatures permet de révéler la face cachée ou le non-dit de l’uvre de Kash.
En premier lieu, la caricature de Kash remplit des fonctions d’information, d’éducation et de divertissement. Elle explique ce qui se passe dans la société, elle dénonce les comportements négatifs et elle divertit en utilisant l’humour et le rire. Le rire (l’humour), comme on le sait, est le moyen le plus utilisé par les peuples en difficultés ou opprimés pour traduire leur insatisfaction, se défouler, exorciser la peur, contester l’état de choses et détruire, dans une certaine mesure, le discours du pouvoir.
Ensuite, Kash utilise la caricature comme une arme politique permettant de dénoncer la déshumanisation et la paupérisation croissantes de l’homme congolais, l’interventionnisme des puissances étrangères et surtout les abus et les faiblesses des acteurs politiques locaux. Il stigmatise les travers de la société congolaise d’aujourd’hui. Mais ses caricatures traduisent également les angoisses, les inquiétudes et les découragements du dessinateur, et à travers lui, de tout un peuple qui attend indéfiniment l’avènement d’un Etat des droits.
En privilégiant l’ironie, la critique et le rire, la caricature congolaise, en général et celle de Kash en particulier, s’engage dans la lutte contre la déshumanisation des Congolais. La caricature devient une pratique sociale et un moyen de production de sens. Ainsi, elle se définit comme support critique et contestataire.
L’utilisation de la caricature inaugure une nouvelle ère de l’histoire de la presse congolaise, caractérisée par la critique, la contestation, la démystification du pouvoir en place et déterminée à conduire la population à une prise de conscience et à la libération (6). La caricature en tant que pratique signifiante et texte critique, devient un instrument à utiliser dans un processus de rupture et de changement sociopolitique. Et en tant que système de production de sens, la caricature suppose une intentionnalité communicative dans le contexte congolais.
L’uvre de Kash l’incarne à merveille en illustrant les événements qui ont marqué l’histoire politique congolaise entre 1990 et aujourd’hui. Tous les grands moments qui ont caractérisé la Transition sont, avec humour, captés par le crayon de Kash. Dans L’Etat et les commissions d’enquêtes fantômes (cosigné avec son complice de l’époque, Christophe Cassiau-Haurie), il rappelle chronologiquement, de 1996 (crash de Type K) à 2005 (phénomène Katakata) des événements qui ont effectivement eu lieu et dont les enquêtes n’ont pas abouti. [Ill. 5.]
Une lecture intertextuelle de ces mêmes caricatures renvoie à différentes significations culturelles ou subjectives. Au-delà de la simple recherche des connotations, l’analyse peut amener à la recherche des filiations iconiques, c’est-à-dire que (toute image, à bien y regarder, est toujours l’image d’une image, comme, à des degrés divers, la parodie perce sous chaque texte( (7). Les images nous renvoient à d’autres plus anciennes ou contemporaines (8).
La caricature de Kash révèle le recours à certaines images qui appartiennent à l’iconographie mondiale, citant parfois des images déjà vues. L’intericonicité est à relever dans deux caricatures qui renvoient à des uvres d’art mondialement connues. La première (cosigné par Christophe Cassiau-Haurie) renvoie à La Cène de Léonard de Vinci. Elle présente le maréchal Mobutu entouré de Laurent-Désiré Kabila, son successeur, et les membres de l’espace présidentiel (1 + 4) (9). Devant le président Mobutu se trouvent des liasses de dollars et des revolvers sur la table et devant chacun – sauf devant Yerodia – se dressent une bouteille et un verre de vin. Le Maréchal Mobutu reprend la formule biblique : (Faites ceci en mémoire de moi
([Ill. 6.]
La seconde caricature est intitulée Le Penseur de Rodin revisité par Kash. Le Penseur de Rodin est dans son nouveau contexte dénonciation, adapté aux réalités politiques africaines. Le personnage est de type africain, avec les traits négroïdes, il garde la même position que l’original et, dans une bulle pensante, l’auteur met dans sa bouche des propos relatifs aux noms des présidents du Togo et de la République Démocratique du Congo en insistant avec humour aussi bien sur les prénoms que les noms. [Ill. 7.]
Nous n’avons évidemment pas la prétention de commenter toutes ces caricatures. Mais, comme l’image est polysémique, nous laissons à chaque lecteur de scruter les caricatures de Kash et, grâce à son expérience et sa mémoire, d’interpréter le message que Thembo Kashauri, ce dessinateur plein de talent et d’avenir, offre aux générations futures.
1. Les lecteurs désireux d’en savoir plus sur l’histoire de la caricature au Congo peuvent se référer à notre article La caricature politique et sociale dans la presse congolaise, publié sur le site www.mediaresistance.org. Certains travaux, articles et mémoires, ont été consacrés à ce sujet. A titre purement illustratif, nous citons : KAJABAKI Vuninga, La Place du satirique dans la presse kinoise, Travail de fin de cycle, Kinshasa, Institut de Sciences et Techniques de l’Information, 1996 ; KUSU Zanga, La Publicité par la caricature, Travail de fin de cycle, Académie des Beaux-arts, Kinshasa, 1998 ; MUKUNA Ntumba, L’Apport de la caricature dans la presse écrite au Zaïre, Travail de fin de cycle, Kinshasa, Académie des Beaux-arts, 1993 ; N. IYA NGWASANGA, La Caricature dans la presse satirique de Kinshasa, Travail de fin de cycle en sciences de l’information et de la communication, Kinshasa, Institut Facultaire des Sciences de l’Information et de la Communication, 2001 ; E. MBUYU KAYUMBA, L’Information politique à travers la caricature de la presse congolaise. Cas des quotidiens. Le Phare et Le Palmarès, Travail de fin de cycle en communications sociales, Kinshasa, Facultés satholiques de Kinshasa, 2005, 69 p. ; J.-P. DALLOZ, Les Ambivalences dans la caricature des dirigeants politiques. Illustrations africaines, in Mots, n°48, 1996 et J.-P. DIAMANI, L’humour politique au Phare du Zaïre, in Politique Africaine, n°58, 1995 ; A. KAYEMBE, De la politique en caricature à l’information politique imagée. Les particularités congolaises, in Revue Africaine de Communications sociales, vol. II, n° 2, 1997.
2. Bruxelles, Joker Editions, 2007.
3. En République Démocratique du Congo, le terme « coupage » désigne cette pratique qui veut que les journalistes soient payés pour écrire un article. Pour en savoir plus sur ce phénomène qui décrédibilise la presse congolaise, lire Le Coupage dans la presse. Gangrène du journaliste: les pistes pour en sortir, Kinshasa, Gret, 2006, 63p.
4. Lire à ce sujet EKAMBO DUANSENGE, Radio trottoir, Louvain-la-Neuve, Cabay, 1985
5. Lire à ce sujet la thèse de KAYEMBE, A., Les Dynamiques d’appropriation de la communication politique sur les places publiques à Kinshasa, thèse doctorale, Facultés catholiques de Kinshasa, 2003,
6. Lire à ce sujet G. TSHIONZA MATA, Les Médias au Zaïre. S’aligner ou se libérer ? Paris, L’Harmattan, 1996, 176 p. Sur la presse congolaise, on note l’existence de quelques travaux partiels : M.-S. FRERE, Voyage dans la presse zaïroise, Bruxelles, CGRI, 1996, 64 p. ; IFASIC-UNICEF, La Situation de l’information et de la communication en République Démocratique du Congo, Kinshasa, IFASIC, 1999, 95 p. H. MBIYE LUMBALA, in INSTITUT PANOS PARIS, Afrique Centrale. Des médias pour la démocratie, Paris, Karthala, 2000, p. 117-141 ; E. BEBE BESHELEMU, Presse écrite et expériences démocratiques au Congo-Zaïre, Paris, L’Harmattan, 2006, 299 p. ce dernier est aussi partiel, car il ne traite que de deux périodes, 1960-1965 et 1990-1995. Il manque sur le marché un ouvrage qui présente l’histoire complète de la presse congolaise depuis la publication, en 1871, de Misamu mia yenge.
7. P. FRESNAULT – DERUELLE, L’image manipulée, Paris, Edilig, 1985, p. 14.
8. En ce qui concerne l’analyse intericonique, lire H. MBIYE LUMBALA, La religion des bulles. Analyse du discours religieux dans la bande dessinée africaine d’expression française, Université catholique de Louvain, département de Communication, 1996, p.31 – 58.
9. Le Chef de l’Etat J. Kabila, J.-P. Bemba, Azarias Ruberwa, Yerodia Abdoulay et Zahidi Ngoma.///Article N° : 9064