Tirailleur tiraillé, une figure littéraire ambiguë

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« Je ne laisserai pas – non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement.
Ah ! Ne suis-je pas assez divisé ? Et pourquoi cette bombe
Dans le jardin si patiemment gagné sur les épines de la brousse ? »

Léopold Sédar Senghor

Dans La typologie des statuts sociaux en situation coloniale, le Tirailleur appartient, à l’instar de l’interprète, au statut de collaborant (et non de collaborateur). Généralement peu instruit, rattaché à la fois à ses origines et aux colons, il ne participe pleinement à aucune des collectivités qu’il met en relation. Ce qui fait de lui dans la littérature négro-africaine un être schizophrène et un anti-héros.
Force-Bonté (1926) de Bakary Diallo est dans la littérature négro-africaine l’un des premiers textes littéraires consacrés aux tirailleurs sénégalais. Son intérêt est d’être écrit par un ancien tirailleur. Plus qu’un roman, c’est un récit autobiographique retraçant l’itinéraire de Bakary Diallo du Sénégal en France, en passant par l’Allemagne, où il a répondu à  » l’appel de la France « . Ce qui conduit certains critiques comme Philippe Dewitte (1985), Guy Ossito Midiohouan (1980), Janos Riesz (1989) ou encore Véronique Porra (1993) à considérer ce livre comme un hymne adressé à la Mère-Patrie, bonne et généreuse pour ses fils noirs.
Bon Tirailleur, méchant nègre
Si Bakary Diallo, célèbre la Mère-Patrie, Léon- Gontran Damas l’offense. Dans un poème iconoclaste : Et Caetera (Pigments 1937), qu’il consacre aux tirailleurs sénégalais, Damas demande aux tirailleurs d’envahir le Sénégal et de  » foutre aux boches la paix « . On est là face à deux textes dont les enjeux institutionnels et littéraires sont totalement opposés. Ecrit probablement avec le concours de Lucie Cousturier, la marraine des tirailleurs, Force-Bonté veut faire aimer les colonies et ses hommes en célébrant l’œuvre civilisatrice de la France, répondant ainsi à l’une des tâches de la littérature coloniale, alors que le poème de Damas (publié chez Gallimard et préfacé par Desnos) est déjà anti-colonial par son contenu puisqu’il condamne la façon dont les tirailleurs ont été recrutés dans l’armée coloniale pour semer la mort. A l’instar des surréalistes, qui demandaient au public de ne pas visiter l’Exposition coloniale, Damas demande aux Tirailleurs sénégalais de ne  » plus souiller à nouveau les antiques du Rhin « . Par-là, il annonce déjà la problématique de la Négritude, remise en question de cette raison occidentale ayant conduit à une première boucherie mondiale, et au nom de laquelle l’Afrique a été domestiquée. On comprend pourquoi Pigments fut saisi en 1939 et interdit pour atteinte à la sûreté de l’Etat.
Senghor, frère de sang, frère d’arme
Comme Damas, Senghor consacre un poème aux tirailleurs sénégalais (dans son poème liminaire à Hosties Noire, 1948) mais dans une perspective différente. Dans une certaine mesure, ce poème est un dialogue avec Damas, ne serait-ce que parce qu’il est lui est dédié. Sans vraiment l’exprimer clairement, Senghor fait savoir à Damas à mots couverts qu’il n’adhère pas à cette invitation des tirailleurs à la rébellion. Au contraire, Senghor se propose de réhabiliter la mémoire des tirailleurs morts pour la France mais dans le cadre des institutions républicaines françaises. Il s’agit avant tout pour lui de réclamer une justice pour ses frères injustement oubliés par la mémoire officielle. Trois raisons l’autorisent à parler au nom des tirailleurs. La fraternité de sang : les tirailleurs sont Noirs comme lui ; la fraternité d’armes : il a participé à la Seconde Guerre mondiale ; enfin, son statut de poète : prolongeant la tradition des poètes symbolistes qui ont chanté avant lui,  » les fleurs artificielles des nuits de Montparnasse  » et les  » rêves des clochards sous l’élégance des ponts blancs « , Senghor veut chanter à son tour les tirailleurs sénégalais. En fait, il s’agit davantage d’un élargissement que d’un prolongement proprement dit. S’inspirant de la démarche des symbolistes, il l’élargit aux tirailleurs, oubliés à ses yeux de l’histoire tant officielle que littéraire. Et pour bien nous signifier sa révolte, il s’en prend au symbole du paternalisme colonial : le rire banania, qu’il promet de déchirer sur tous les murs de France. Il y a dans cette démarche poétique une réelle volonté de réhabiliter le personnage du tirailleur dans la mémoire populaire. Une démarche qui sera poursuivie une trentaine d’année plus tard par Doumby Fakoly dans son roman : Morts pour la France (1985).
L’autre face du tirailleur : les tiraillements du retour au pays natal
Parallèlement à cette démarche visant à réhabiliter la mémoire des tirailleurs dans la mémoire officielle française, s’amorce à partir de 1947 avec Les contes d’Amadou Koumba de Birago Diop une autre face du tirailleur sénégalais : celui d’un être schizophrène.
Pour comprendre cette schizophrénie, il faut peut être remonter au statut du tirailleur dans le contexte colonial. Si l’on se fonde sur l’ouvrage de Henri Brunschwig (1983) qui élabore (chapitre 5) une typologie des Noirs pendant la période coloniale, on s’aperçoit que le tirailleur appartient au statut du collaborant (et non collaborateur au sens où on l’entend en France). Pour Brunschwig, le collaborant est celui qui assiste le colonisateur, sans renoncer réellement à son identité. Souvent illettré, généralement peu instruit, relativement libéré des contraintes coutumières et relativement rattaché à la société occidentale, le collaborant ne participe pleinement à aucune des collectivités que sa présence met en relation. De là découle sa schizophrénie, qui tantôt le tire vers un repli identitaire africain, tantôt vers une aliénation culturelle. C’est le cas du héros que Birago Diop met en scène dans Sarzan (version africaine du mot sergent). Dernier conte des contes d’Amadou Koumba (1945), Sarzan relate l’histoire du sergent Thiémoko Keïta qui revient dans son village natal après avoir participé à la première guerre mondiale. Il aurait bien aimé reprendre après sa démobilisation du service en qualité d’interprète auprès de l’administrateur colonial de son cercle. Mais celui-ci lui fait savoir qu’il serait plus utile dans son village natal, où il pourra civiliser les siens. Le sergent rentre donc au village.
Schizophrénie et folie
Son arrivée coïncide avec la célébration d’une manifestation ancestrale. Mais imbu des valeurs occidentales, le sergent juge tout de haut. Ne voyant dans ces célébrations que des manières de sauvages qu’il se propose de civiliser, il commet moult sacrilèges. Piqué un soir par une guerre invisible, le sergent Keïta entre en transe et perd la raison. Et c’est paradoxalement dans sa folie qu’il se réconcilie avec les valeurs ancestrales. Désormais, il semble convaincu que les morts ne sont jamais morts : ils sont sous la terre, dans l’arbre, dans le vent, etc.. Désormais, le sergent Keïta recommande aux hommes d’écouter davantage les choses que les êtres.
On peut rapprocher l’itinéraire du sergent Thiémokho Keïta avec celui de Siriman Keïta, le protagoniste du roman de Massa Makan Diabaté, le Lieutenant de Kouta (1982) avec toutefois une différence notable. Alors que le Sergent Thiémokho Keïta se sert de son instruction militaire pour combattre les mœurs et coutumes ancestrales, le lieutenant Siriman Keïta utilise son capital symbolique militaire pour restaurer l’ordre des anciens, qu’il estime bafoué par la jeune génération. Rentré chez lui après sa démobilisation, il entend mener le village de Kouta selon la discipline militaire. Le roman s’ouvre par une scène ou il traîne le long du village un adolescent, Famakan, qui vient de voler l’œuf d’une pintade. Obnubilé par son prestige militaire, acclamé par le public qui l’assiste, le lieutenant décide d’infliger une punition exemplaire à Famakan et lui demande de choisir ente deux types de châtiments : la mort par revolver ou une pendaison publique. Astucieux, Famakan, lui fait une contre-proposition a priori suicidaire : il voudrait être précipité devant tout le monde du haut du pont de Dotori. Le lieutenant accepte, oubliant que le jeune connaît mieux les lieux que lui. C’est seulement à l’approche du pont qu’il prend conscience du stratagème, mais il est trop tard. Voulant se débarrasser de l’adolescent qu’il traîne avec force vers le pont, le lieutenant bute sur une pierre et s’étale à plat ventre dans la boue devant tout le village hilare.
La dérision comme thérapie
En bon écrivain comique, Massa Makan Diabaté entend ainsi corriger par le rire la raideur du lieutenant. Il utilise pour cela un procédé comique classique : l’interversion des rôles dans une situation qui se retourne contre celui qui son protagoniste. Le lecteur, tout comme le public, rit de l’arroseur arrosé. Tout le long du roman, Massa Makan Diabaté ne cesse de tourner en dérision la fanfaronnade du lieutenant. Mais de toutes les humiliations subies par Siriman Keïta, celle qui l’atteint au plus profond de lui même, en sa qualité d’ancien officier de l’armée coloniale, reste sa capture à Woudi, en tant que prisonnier de guerre. Rappelons les faits. Woudi et Kouta deux villages voisins mais rivaux se disputent le leadership du Canton. Woudi est peuplé de Peuls et Kouta de Malinkés. Voulant s’affranchir de la tutelle de Kouta, les habitants de Woudi adhèrent massivement aux thèses des jeunes nationalistes africains qui viennent les entretenir sur les vertus de l’Indépendance. Un prétexte est vite trouvé : ils profitent du jour de la foire annuelle pour agresser Maliki, un jeune de Kouta, montant en épingle un petit incident. Une bagarre éclate. Maliki est roué de coups. Il rentre à Kouta le visage tuméfié et vient témoigner devant l’Imam du village. Le conseil des sages se réunit, décide de laver l’affront en lançant une expédition punitive contre Woudi. Naturellement, le lieutenant, en sa qualité d’ancien tirailleur, est nommé commandant en chef de l’expédition. Mais ce sera une défaite. Le lieutenant et ses troupes sont faits prisonniers et ramenés à Kouta en cache sexe par les combattants de Woudi ! Convoqué le lendemain par le commandant Bertin (l’administrateur colonial) afin de lui notifier son arrestation pour atteinte à l’ordre public, il est envoyé en prison à Dakaro. A sa sortie, le lieutenant trouve son épouse enceinte d’un jeune nationaliste qui revendique l’Indépendance, mais le bouillant lieutenant s’est assagi. Il se convertit à l’Islam, pardonne à sa femme adultère, adopte le jeune Famakan, ce même adolescent qui l’a autrefois humilié en public…
En bon musulman pratiquant, Massa Makan Diabaté, avait l’habitude de dire à ses lecteurs, qu’il avait conçu Le lieutenant de Kouta comme un roman de la rédemption. C’est l’histoire d’un ancien officier de la coloniale qui, blessé dans son amour propre le jour où un médecin français lui avait révélé son impuissance sexuelle, causait du tort aux autres pour se prouver qu’il n’était pas  » mort « . Converti à l’Islam, il découvre alors l’Autre. Une telle lecture du roman serait acceptable, mais on peut, sur le plan de la mémoire franco-africaine, en faire une lecture  » laïque  » : celle d’un être schizophrène, partagé entre son identité africaine et son appartenance à une institution de la République française (l’armée coloniale) régie par l’ordre, et qui voit d’un mauvais œil les velléités indépendantistes de ses compatriotes. En fait, si le lieutenant Siriman Keïta se définit comme un Africain musulman, il reste profondément français. Et si sa conversion à l’Islam est la conséquence d’une prise de conscience de son  » identité africaine « , elle est peut-être aussi celle d’un homme désabusé, déçu par l’attitude à son égard de l’autorité coloniale à Kouta. Lors de sa conversation avec le commandant Bertin, au moment où il est convoqué pour se voir notifier son arrestation, le lieutenant a en effet cette réplique à l’endroit de l’autorité coloniale :  » Rappelez-vous, mon Commandant, c’est vous qui avez eu cette idée d’expédition punitive contre les gens de Woudi, et vous avez tout manigancé avec Maliki, les gardes de Woudi et moi-même.  » (M.M. Diabaté, 1983 : 105). Aux yeux du lieutenant Keïta, le commandant s’est servi de lui pour étouffer les velléités indépendantistes des habitants de Woudi. Humilié par ces derniers, trahi par le commandant, il se tourne vers Dieu pour gagner une certaine sérénité. En fin de compte, si sa conversion à l’Islam est le fruit d’une rédemption, elle n’en reste pas moins la conséquence d’un homme à double identité qui, se sentant trahi par l’une, s’appuie sur l’autre pour rebondir.
La déroute du retour en métropole
Ce problème de la double identité chez les anciens tirailleurs de l’armée coloniale est au centre du roman de Blaise N’Djehoya, Le nègre Potemkine (1998).
L’argument du roman est assez banal. Des anciens tirailleurs de la Seconde Guerre mondiale, originaires de différents Etats d’Afrique de L’Ouest, sont invités à défiler le 14 juillet 1985 à Paris, en reconnaissance des services rendus à la France. Ils sont escortés à partir de Ouagadougou par leur ancien chef français, le capitaine Laplanck. Dans un roman au ton fantaisiste, Blaise N’Djehoya fait évoluer des tirailleurs devenus schizophrènes, incapables de concilier leurs sentiments nationalistes et religieux avec leur attachement à une terre qu’ils ont défendu contre l’occupant nazi. Cette schizophrénie fait d’eux des personnages comiques. Le comique provient ici du décalage entre leur mentalité d’Anciens combattants et le monde moderne dans lequel ils ont du mal à retrouver leurs marques de passé militaire dans l’armée française. Cela donne à leurs faits et gestes ce que Bergson appelle une mécanique plaquée sur du vivant. A l’inverse de Massa Makan Diabaté qui ne met en scène que le comique de situation, le texte de Blaise N’Djehoya décrit à la fois un comique de situation et un comique de langage. Chez N’Djehoya, ce ne sont plus seulement les attitudes des tirailleurs qui sont comiques, mais également la langue dans laquelle ils s’expriment. Ce comique peut toutefois donner à penser qu’on est en face d’un récit fantaisiste. Une telle lecture serait réductrice. Par-delà le comique des tirailleurs et la légèreté du récit, le problème que pose Blaise N’Djehoya est celui de l’occultation de la mémoire franco-africaine. On peut même dire que la description caricaturale de ces tirailleurs sert de prétexte pour poser cette occultation de la mémoire des tirailleurs. Car parallèlement aux tirailleurs, Blaise N’Djehoya met en scène un trio de jeunes  » chercheurs africains « . Il s’agit de Thogo-Nini, étudiant en histoire, Ki-Yi, jeune fille férue de linguistique s’intéressant particulièrement au petit-nègre des Tirailleurs et Mau-Mau Zanzibar Biaffra, alias Makossa wa Makossa, journaliste et écrivain en herbe. Tous les trois sont réunis pour effectuer des recherches en histoire sur le rôle joué par les Tirailleurs sénégalais lors de la Seconde Guerre mondiale pour la libération de la France. Pour mener à bien ces travaux et faire toute la lumière sur cette mémoire occultée des tirailleurs, ils quittent Paris et se rendent en Afrique pour interroger les Anciens combattants. De retour à Paris, Thogo-Nini, Kiyi et Mau-Mau rencontrent les Tirailleurs venus célébrer le 14 juillet. Ces derniers sympathisent avec les jeunes chercheurs et la jeunesse africaine issue de l’émigration. En réunissant dans un même roman, les tirailleurs et les jeunes Africains des banlieues parisiennes, Blaise N’Djehoya veut peut-être nous montrer qu’on ne peut comprendre l’histoire de l’émigration africaine en France sans établir un lien avec le passé colonial de ce pays. Ce lien, il l’établit dans un article publié dans Le Monde de l’éducation n° 250 de juillet-août 1997, où il écrit :  » On a oublié d’enseigner aux têtes blondes comment et pourquoi l’ex-colonisé est devenu sur la terre de la vieille Europe une présence concitoyenne. Entre les esprits faibles  » skinoïdes  » et le parti de  » l’homme de peine « , la jeunesse en âge de faire son service militaire ou civique hésite à nommer cet homme de couleur désormais proche quoique étranger. (…) Après la peste, la première grande boucherie, on veut nous faire croire qu’un sang impur abreuve nos sillons, un sang qu’on est allé mélanger soi- même depuis fort longtemps aux colonies. « 

///Article N° : 1221


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