Tirailleurs africains : pour une construction nouvelle de la mémoire

A propos de la pièce Brazza-Ouidah- Saint-Denis de Alice Carré

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Nouvelle création de la metteure en scène Alice Carré, la pièce Brazza-Ouidah- Saint-Denis jouée au TGP de Saint-Denis en France en ce mois de mai, invite à parcourir l’histoire et les mémoires des tirailleurs africains, qu’on a par mégarde ou facilité, tous appelés sénégalais, pendant la guerre 39-45. Un décentrement du regard et une déconstruction des mythes de guerre finement orchestrés.

Raconter, déconstruire et réécrire l’Histoire de France – toute l’Histoire de France – est une tâche courageuse à laquelle se vouent de nombreux réalisateurs, écrivains, chanteurs, historiens n’en déplaise à ceux qui l’ont d’abord écrite. Sans relâche, ces législateurs de l’ombre1 chantent leur pogo2 pour ne pas tomber dans l’amnésie dans laquelle ils sont conviés, pour restaurer l’intégralité d’une mémoire commune et imbriquée, pour reprendre leur part de dignité. Une tâche à laquelle Alice Carré s’attèle depuis plusieurs années avec ses créations « Et le coeur fume encore » et « Nous sommes ceux qui disent non à l’ombre » présentées au Off d’Avignon (2021) et sur les scènes, en France, des Centres dramatiques nationaux.

Elle est partie cette fois-ci de la figure tutélaire du Général De Gaulle – dont le patronyme baptise aussi bien les rues, aéroports, écoles et bars de Paris que ceux de Brazzaville, Libreville ou Yaoundé. .

Le spectateur se trouve  embarqué, avec la pièce Brazza – Ouidah – Saint-Denis à bord d’une double enquête : celle de Melika, jeune franco-togolaise à la recherche d’éléments sur son grand-père, engagé volontaire dans l’armée coloniale en 1939 pour soutenir l’effort de guerre3 et celle de Luz, sociologue improvisée, effectuant des recherches sur son voisin ancien combattant à Brazzaville, ancienne capitale de la France libre.

DECONSTRUIRE LE MYTHE D’UNE GUERRE ET D’UNE RESISTANCE FRANCO-FRANCAISE

Dans un décor sobre imaginé par Charlotte Gauthier-Van Tour, fait de tissus texturés et de voiles, le passé colonial et celui des résistants africains refait surface. A travers des récits, des témoignages, des matériaux d’archives, des bribes de rêves… les six comédien.ne.s – Loup Balthazar, Claire Boust, Eliott Lerner, Josué Ndofusu, Kaïnana Ramadani et Basile Yawanke – font des percées vives dans leurs histoire et restaurent par flash-back des pans manquants de la grande Histoire : celle des camps de prisonniers coloniaux sous Vichy, des Maquis de résistants africains en Bretagne, du massacre camouflé de Thiaroye (1944), de l’Affaire Elf et sa « pompe Afrique » (1958), de la guerre civile du Congo-Brazzaville (1997) jusqu’à la polémique Black M aux cérémonies de Verdun en 2016. Avec rythme et quasi-schizophrénie, les acteurs se relaient incarnant à tour de rôle tirailleurs béninois, sénégalais, togolais, congolais, descendants de tirailleurs, prisonniers, collabos, juges, enquêteurs et enquêtés sans que la couleur de peau, le genre ou les lieux ne les enferment dans une condition. Pris dans un va-et-vient entre lieux, époques et peaux – soutenu par des transitions lumières et musicales parfois abruptes pensées par Pierre-Jean Rigal – le spectateur est alors plongé au cœur de la complexité historique des deux continents. Une complexité parfois difficile à suivre tant le flot d’informations historiques fuse.

Toutefois, le décentrement du regard et la déconstruction des mythes de guerre voulus par Alice Carré est finement orchestré. Les nombreuses scènes vues depuis le Congo Brazzaville (cases, comptoirs de bar, bords du fleuve) permettent de relativiser et de confronter les discours historiques, de faire émerger des contre-vérités. Ils conduisent ainsi le spectateur à s’interroger sur son rôle de porteur d’histoires, mais aussi sur la construction d’un certain récit national, aujourd’hui plus que jamais en proie à des tentatives de falsifications.

UN APPEL LANCE A LA JEUNE GENERATION

À travers les personnages qu’elle déploie – notamment le duo tendre de Josué Ndofusu et Basile Yawanke – et l’accessibilité de ses textes, la pièce invite les jeunes générations à investiguer sur leur propre passé, à en être les garde-fous et les aides-soignants. « Du chaos l’enfant réparera les plaies » entonne une vieille sorcière sur les bords du fleuve Congo à Luz, qui ignore encore l’implication de sa famille dans la France de Vichy. En intégrant des éléments oniriques, humoristiques, des emprunts aux cultures populaires et métissées (argot, rap, coupé-décalé, twerk) la metteure en scène charme les jeunes de Saint-Denis et d’ailleurs et leur lance un appel : quel rôle jouerez-vous dans la construction d’une mémoire commune ?

Par l’intrusion d’éléments mystiques et dansés parfois timides, chorégraphiés par Ingrid Estarque, la metteure en scène pose également la question ouverte du trauma collectif colonial et sa réparation corporelle. Plus qu’une traversée historique à vertu pédagogique Brazza-Ouidah-Saint-Denis pousse ainsi chacun et chacune à regarder de plus près « Les entailles, les encoches [de son]cœur[s] »2 qu’a ouvert l’Histoire.

UN HOMMAGE AUX REFUGIES DU SILENCE

Cette pièce rend aussi hommage à celles et ceux qui se sont terrés dans le silence par honte, déni, survie ou souci d’intégration après les Grandes Guerres. Un silence qui paradoxalement est vu comme un point de départ, une base sédimentée d’union potentielle parfois candide.  Un silence qui – à tous moments – par élan, quête, épanchement, alcoolisme ou accident peut être brisé mais surtout réinvesti et libéré pour proposer une nouvelle construction de la mémoire.

Aussi, en s’inscrivant dans la ligne d’un théâtre engagé et décolonial soutenu par la fondation SACD Beaumarchais en 2019 et le programme « Premiers printemps » du TGP dédié à la jeune création, Alice Carré, creuse la question du « faire théâtre » dans la violence d’un monde contemporain poussant parfois à l’isolement ou la division.

 

Marine Durand, le 25 mai 2022.

Notes de bas de page :

1 Référence à l’extrait de la « Présentation » du n˚ 1 de la revue Tropiques, écrite par d’Aimé Césaire en 1941. « Où que nous regardions, l’ombre gagne […] Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. / Nous savons que […] la terre a besoin de n’importe lesquels d’entre ses fils. / Les plus humbles […] Les hommes de bonne volonté feront au monde une nouvelle lumière. »

2 Paroles extraites du titre Lueurs de l’album « Lundi méchant » de Gael Faye (2020)

3 Cette scène s’inspire notamment de l’histoire d’Armelle Abibou, petite fille d’Antoine Abibou, tirailleur togolais engagé volontaire en 1939 à Cotonou au Bénin dont elle découvre l’histoire. Fait prisonnier par les nazis en 1940, il s’évade et rejoint la résistance en Bretagne. Rapatrié à bord du Circassia en 1944, il est placé en garnison à Thiaroye, à 35 kilomètres de Dakar. Le 1er décembre 1944, il est présent lors du massacre perpétré par l’armée française à Thiaroye, alors que les tirailleurs demandent leurs rappels de soldes de captivité et primes de démobilisation. Il sera par la suite jugé par le tribunal militaire de Dakar pour rébellion armée. Son fils, Yves Abibou s’est engagé pour faire connaître l’histoire de Thiaroye et réhabiliter la mémoire de son père condamné à 10 ans de prison, amnistié par la loi d’amnistie du 16 août 1947 mais toujours coupable d’un crime qu’il n’a pas commis.

 

 

 

 


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