Dans son ouvrage Siting Translation, l’Indienne Tejaswini Niranjana apporte de nouvelles perspectives à la théorie de la traduction en parlant explicitement de l’inégalité des langues, de la domination linguistique et culturelle et de la force manipulatrice de la traduction, ainsi qu’à la critique post-coloniale en révélant le rôle de la traduction dans la construction des représentations du sujet colonial ou post-colonial.
Le constat de départ est simple : la plupart des théories de traduction contemporaines ont été élaborées à partir d’exemples occidentaux et s’articulent autour de l’éternelle opposition fidélité/trahison, cibliste/sourcier, incapables de penser la traduction en termes de pouvoir ou d’historicité.
En utilisant les apports du post-structuralisme, tels que la critique de la représentation et de la nature génétique et téléologique de l’historiographie traditionnelle, Tejaswini Niranjana explore de façon intéressante la fonction de la traduction à l’époque coloniale en Inde.
Le sens de l’historicité dans la traduction consiste, selon Niranjana, à examiner » l’histoire effective » : les questions du qui traduit, comment, pourquoi, des effets de la traduction. En explorant de ce point de vue l’histoire de la traduction de textes classiques indiens en anglais, Niranjana remarque que les traducteurs sont toujours des Européens, missionnaires ou administrateurs coloniaux, les Indiens eux-mêmes n’étant pas considérés comme dignes de confiance. De même, dans les préfaces aux traductions, on note un désir de la part des traducteurs de purifier la culture indienne, en la rendant plus » anglaise « .
A partir d’une analyse intertextuelle, Niranjana démontre que ces traductions ont ensuite servi à justifier des lois et des textes administratifs concernant la colonie. L’image véhiculée dans les traductions confortait en effet le discours colonial : la culture indienne était présentée comme quelque chose de statique et d’immuable, sans histoire, si ce n’est sous la forme d’un Orient despotique. » L’histoire est niée parce que considérée comme de la fiction mais la fiction traduite est admise comme histoire « , affirme-t-elle (p. 25).
Les représentations orientalistes des traductions se sont ensuite perpétuées dans l’éducation en langue anglaise, d’où la notion de » vivre dans la traduction » que Niranjana élabore dans son analyse.
Selon Niranjana, les théories de traduction contemporaines se basent sur une vision de la langue comme représentation de la réalité, l’art étant vu sous l’angle de la tradition de la mimésis. Il s’agirait toujours d’une » traduction de sens « , focalisée sur l’original.
Ces mêmes théories supposent implicitement une égalité entre les langues, en définissant la traduction en termes humanistes, tel que » dialogue entre les cultures « . Il n’est pas non plus anodin que la traduction ait été dans l’histoire souvent liée à un travail d’évangélisation lien non questionné dans les théories contemporaines.
Niranjana explore de même la relation de la traduction et de l’ethnographie. Cette dernière aspire à reconstruire le monde » primitif » et à le représenter, sans aucun questionnement sur les relations de pouvoir entre colonisateur et colonisé qui ont rendu possible l’expansion de la discipline. On retrouve dans l’ethnographie et la traduction les mêmes éléments du discours colonial : refus d’envisager une histoire précoloniale des communautés observées, on préfère parler de » nature « . Le sujet traducteur ou ethnologue est totalement effacé le texte accède ainsi à une forme d’autorité objective.
Une pratique post-coloniale de la traduction impliquerait, selon Niranjana, une critique de la téléologie et de l’origine ainsi qu’une conscience des relations de pouvoir, de l’historicité et de la rhétorique de l’humanisme qui consiste à » parler pour » le sujet colonial. Il s’agirait alors d’une réécriture de l’histoire par la traduction. » Puisque les sujets post-coloniaux existent déjà dans la traduction « , écrit-elle, » notre quête ne devrait pas être celle des origines ou d’une essence, mais celle d’une complexité de la notion de ‘soi’. C’est là que les traducteurs peuvent intervenir pour inscrire l’hétérogénéité, prévenir des mythes de pureté, représenter les origines comme déjà fissurées. » (p. 186)
A ceux qui condamneraient l’utilisation d’une théorie occidentale dans la critique de l’ethnocentrisme de l’Occident, Niranjana réplique qu’il serait illusoire de croire à une pureté perdue : la violence coloniale ne laisse pas d’espace » non-contaminé « . Elle poursuit en affirmant que les luttes anti-colonialistes ont contribué à l’évolution de la pensée occidentale et à une reconnaissance de la différence.
Cependant, si la réflexion de Niranjana est convaincante et dépasse les oppositions habituelles des théories de traduction, elle reste à démontrer avec des exemples concrets qui malheureusement font défaut dans le livre.
Siting Translation. History, Post-Structuralism, and the Colonial Context, de Tejaswini Niranjana. University of California Press, 1992, 204 p.
Journaliste et traductrice d’origine finlandaise, Taina Tervonen collabore à la rédaction littérature/édition d’Africultures. Diplômée en études africaines (spécialité littérature africaine) et en traduction, elle a consacré son mémoire de fin d’études à la traduction des oeuvres africaines en Finlande.///Article N° : 1368