Un dimanche à Kigali

De Robert Favreau

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Adapté d’un roman de Gil Courtemanche, Un dimanche à Kigali n’est pas tant un film sur le génocide rwandais que sur la relation (amoureuse) d’un journaliste québécois avec l’Afrique. Pourtant, la volonté d’évoquer le génocide est patente dès les premières images qui en rappellent le déclenchement par la garde présidentielle et les milices dès que l’avion présidentiel a été abattu le 6 avril 1994. Le film est émaillé d’éléments historiques cherchant à en cerner les faits marquants : les listes attestant qu’il était planifié de longue date, l’incurie des puissances occidentales, le refus d’évacuer des Rwandais, le silence devant la presse du général Dallaire qui commandait les casques bleus de l’ONU, d’autant plus incompréhensible qu’il est comparé avec un prêtre qui s’arrange avec le secret de la confession pour avertir des massacres à venir.
Pour ne pas devoir traiter frontalement le moment de l’horreur, un va-et-vient s’installe alors entre deux temps, à six mois d’intervalle : l’avant et l’après, janvier et juillet 1994. L’après est traité en couleurs saturées, en écho aux ravages et aux esprits submergés de douleur des survivants. L’avant a la lumière de l’innocence, celle du pur amour que filent Bernard Valcourt, venu au Rwanda tourner un documentaire sur le sida, et Gentille, jolie serveuse de l’Hôtel Mille Collines où il réside. Il en délaisse même ses habituelles prostituées. Ce rapport au sexe est sans cesse évoqué, comme une volonté, tranchant dans un univers de compromis et de faux-semblants, de ne rien se masquer. Gentille, bien que Hutue par son père, est en danger car on lui reproche sans arrêt de coucher avec un Blanc. La mort d’un des témoins sidéens du film tourné par Valcourt est orchestrée comme une improbable cérémonie masturbatoire faisant davantage penser à un épisode des Invasions barbares du Québécois Denys Arcand qu’à une réalité africaine. Gentille sera violée et torturée avec une telle violence qu’elle ne peut plus être femme. Comme le sida, le génocide mutile le pays dans sa chair, mais sert surtout dans le film à contrer la naïveté du rapport adolescent de Valcourt à l’Afrique. Il ne peut plus s’imaginer s’y installer loin du stress occidental. La fort prude scène d’amour qui l’unit à Gentille est l’aboutissement d’un moment où celle-ci se présente comme « jeune, belle et noire, le rêve de tous les Blancs ».
Si le film a été tourné au Rwanda et a le courage de se présenter en fin de générique comme « une fiction inspirée d’événements réels » contrairement à Hôtel Rwanda ou Shooting Dogs qui revendiquaient être directement tirés de faits réels, il n’en demeure pas moins la fiction projetée d’un rapport à soi-même dont l’Afrique est à la fois le révélateur et le tragique décor. Avec cette différence près, mais de taille, que tout le film est placé sous le signe d’une complicité : « Vous pensiez qu’on était des animaux, maintenant vous savez qu’on est des êtres humains ». En homme de terrain, c’est dans les tripes que Valcourt vit sa relation à l’Afrique. De retour sur les lieux à la recherche de Gentille, après avoir été coincé trois mois à la frontière où il en aura profité pour apprendre le kinyarwanda, il ressent dans sa chair le martyre de son aimée, comme le suggère un pesant montage parallèle. Il épouse son destin jusqu’à respecter le terrible pacte mortel qu’elle lui avait proposé.
La crue reconstitution du viol en ombres chinoises, seul moment entre l’avant et l’après, représente à elle seule la violence génocidaire, à l’exemple de la haine envers le sexe féminin qui resurgit sans limites dans les temps de folie, « Une caméra ne peut rien contre les machettes », dira Valcourt, mais le film lui répond le contraire : il est entièrement construit dans une croyance en la puissance pédagogique du cinéma. La romance (terriblement fleur bleue) est supposée mobiliser l’identification pour répercuter sur le spectateur le traumatisme de l’horreur. Le teint terreux et le visage défait de Luc Picard qui campe avec toute la conviction possible un Valcourt épuisé par l’épreuve sont censés parachever l’expérience sensorielle de la tragédie. L’effroi est au programme, pour convaincre d’une possible rédemption. Humaniste et généreux, Un dimanche à Kigali est à l’image du comportement de Valcourt, une ode au rachat par la bonté. Cela suppose un engagement proprement physique. Une morale s’impose pour épurer la relation sexuée à l’Afrique : c’est en en partageant le destin que l’on peut sortir de la domination.
L’ambition globalisante du scénario se heurte certes aux limites budgétaires. Mais si le film reste attachant, c’est que justement, il n’est pas ce que produit la machine hollywoodienne sur ce type de « grand sujet » : mieux vaut une intrigue chancelante et des acteurs et actrices sincères que le savoir-faire technique de la reconstitution auquel n’échappe aucun film hollywoodien. Jamais Un dimanche à Kigali ne tombe dans le spectacle. Même s’il aligne parfois furtivement les corps, jamais il ne convoque la perverse fascination pour la violence. Même s’il se fait lui aussi thriller pour passer les barrages, il n’en fait pas le moteur de l’action. Il demeure une ambitieuse mais honnête tentative de convoquer la mémoire d’une tragédie africaine traversée par une histoire d’amour pour se regarder en face et y voir plus clair dans cet humain capable à la fois de commettre l’indicible et de trésors d’humanité.

///Article N° : 5897

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