Selon un rapport sur la santé des Africains publié le 20 novembre dernier par l’OMS, plus de huit cent mille Africains atteints par le virus du sida seraient aujourd’hui soignés par des médicaments antirétroviraux – soit huit fois plus que fin 2003. Cette avancée n’enraye cependant pas les ravages du sida sur le continent africain qui rassemble 11 % de la population et 63 % des séropositifs du monde.
Là soudain me vient une image : quelqu’un débite un discours, chapelet de saucisses – qui s’amoncellent, fleurissent ; puis risque un il, se tâte, histoire de se rendre compte, et du résultat, voir si ç’a un effet, quel effet, enfin s’immerge, sort du cadre, aussitôt relayé, et par mille bulles, rides argentées, poings levés, crispés, discours repris, le même, et du cadre, où tout se joue, se vit, hors n’existe, rien n’existe, tout y va, et encore
le même : placardé, feuilleté, encadré : toi c’est ça, et que vive la mondialisation ! que vive le libéralisme !
Fiction. Oscar Wilde définissait le cynique comme » celui qui connaît le prix des choses mais ne sait la valeur de rien « . Et me vient une seconde image, celle d’un monde globalisé, où seule la marchandisation a droit de cité et de circulation. Puis me vient naturellement une autre image : ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas ; ceux qui ont droit à des soins, et ceux qui n’y ont pas droit ; ceux qui peuvent crever, et ceux qu’on tente d’épargner. Et ici il s’agit plus particulièrement des premiers, ces laissés-pour-compte de la mondialisation et de la pharmacopée. Fiction
Si l’homme aime raconter et se raconte des histoires, c’est parce qu’il n’a guère accès au réel, de l’autre côté. Et le malade du Sida a deux fois plus de raisons de se raconter des histoires, mais c’est toujours la même histoire qu’il se raconte : celle d’une mouche dans un bocal. C’est que la barrière qui le sépare des autres s’est considérablement rapprochée, jusqu’à l’étreindre, comme s’est réduit son champ d’action et de liberté. Et le voici face contre vitre, écrasé par un sentiment d’oppression, de mise à l’écart, luttant contre le tourbillon du désespoir, enfermé dans un bocal où seule la mort aura droit de passage. En attendant, il est frappé d’interdits : interdiction de s’évader, de toucher l’autre, d’être touché par l’autre, de produire, de se reproduire et d’être au monde. Devenu à la fois » intoucheur » et » intouchable « , il se voit condamné à vivre sous verre, sous plastique, sous regards, sous promesses de thérapies, guettant le moindre signe d’effraction, doublement privé, et de l’autre, et du » con » de l’Autre. Ainsi exclu du lieu de jouissance, empêché, signalé, il retrace avec violence la scène originelle de la faute, uniquement convié à un seul festin : le baiser avec la mort. Mais mourir n’est rien, c’est vivre dans la faute
ou hors de la Faute, sans amour, à jamais privé de l’autre, de son contact, du vide de son corps, du rythme de la vie. Voilà le plus terrible. Le Sida est moins une condamnation à mort qu’une condamnation de la vie.
Notre société fonctionne à l’identification. Ne vaut que ce qui a charge d’identification. Et du cadre tout nous vient, tout comme le même retourne au mouroir. Aussi l’homme tue tout ce qu’il approche – qui est autre, et son prochain qui n’est pas lui. Pourtant, face au Sida, à cet autre douloureusement ancré dans sa différence, nul n’y est insensible et chacun s’y reconnaît. Du coup voici le malade du Sida parmi nous, en bonne place dans le cadre. Il est des nôtres, chevillé, et nous en sommes solidaires. Et voilà comment la différence, poussée à sa plus haute définition, vire à l’identification. Nous sommes tous des malades du Sida – c’est bien comme ça que nous le ressentons, et c’est pourquoi nous nous sentons tous concernés par le Sida. La tragédie que vit le malade du Sida, non seulement nous risquons de la vivre à tout moment, mais nous la reproduisons dès notre naissance de manière diluée : enfermés, privés de contact avec » l’au-delà « , privés de jouissance, tous » intoucheurs » et » intouchables « , inaccessibles les uns aux autres.
Nul doute que le Sida est affaire de sexe. De jouissance et de frustration. De vie et de mort. D’enfermement – cette injure à la vie. De déficit. Et face à ça, les attitudes ou les sentiments qui prédominent sont l’étourdissement, l’inconscience, le déni, l’effroi ou la colère. Colère devant la puissance inflexible du mal et la faiblesse des moyens contre le virus, colère parce que le Sida nous fixe, sans divertissement, et nous questionne au plus profond; colère parce que le Sida nous force à l’impudeur, qu’il nous installe dans un climat de vigilance et de suspicion; colère parce que le Sida nous maintient dans le connu, l’attendu et dans un conservatisme sordide; colère enfin parce que le Sida nous pousse à considérer que la seule finalité de l’Homme serait de participer, au même titre que tous les autres éléments, au grand courant évolutionniste de la vie : donner la vie, la mort, procréer, créer, détruire. En somme, faire un trou dans le mur – pour rejoindre l’autre, le vide, l’inconnu, l’obscur : cette gluante nuit du Sud, cet océan d’humus, ce chaos des profondeurs, ces membres pourrissant aux portes de notre cellule. Ces hommes, ces femmes, ces enfants
tous ces laissés-pour-compte du libéralisme et de nos consciences occidentales.
*Ecrivain
Dernier ouvrage paru : » La danse du Pharaon » (Ed. Actes Sud-papiers, 2004)
À paraître chez Actes Sud-papiers (avril 2007) : » Pure vierge « ///Article N° : 4667