Episode 2. Le prédateur d’histoires qui se réveille en moi

Série Vers, de Raharimanana

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Chaque mois, le conteur, dramaturge et romancier Raharimanana nous donne rendez-vous sur son chemin nomade.  Des mots et images posés sur des paysages sensibles, imaginaires, et leur résonnance avec le monde en train de se (dé)-(re)faire, avec toujours, quelque part, un regard porté VERS un espace à advenir, l’Utopie.
Un rendez-vous mensuel, un carnet de voyage que l’on découvre, avec un fil rouge ; la reprise à chaque fois, du dernier poème écrit, vers le premier, pour aller… VERS.
Deuxième épisode de cette série : Le prédateur d’histoires qui se réveille en moi après Revenir, Tisser, tout cela ne semble plus avoir de sens. 

Quelque part en mars 2023, les jours se confondent, qu’importe si c’est dans les couloirs de Charles de Gaulle ou dans les rues de Tsaralalana ?

Je suis là je ne suis pas là /hors de l’horloge du sens/en feu/ 

Acceptant de ne rien comprendre. Quelques notes jetées dans le carnet pour éteindre l’incendie. Que faites-vous quand le rift vous effondre sur vos seins ? Irréparable cassure. La terre se réinvente. En permanence. Les blessures sont-elles à soigner ou à laisser, jusqu’à ce qu’elles donnent de nouvelles croûtes ? Peut-être que c’est de cette manière qu’on se répare ? Remonter sur les bords de la crevasse ou explorer les profondeurs. Ou hors de l’horloge du sens justement, vous retrouver dans ces dimensions où la raison ne contrôle plus rien. Seule compte la déchirure, et les fêlures qui partout se répandent comme des veines de souffrance. Je suis en feu. Je ne me retrouve pas. Je dessine. Je photographie. J’écris sans écrire. Je raye ce que je vis. Je ne réfléchis plus sur la valeur de ce que je fais. Je rature. Est-ce moi que je veux effacer ?

Je suis là, je ne suis pas là, je réenracine mes jours dans l’aube que je rate systématiquement, je n’ai pas les yeux pour la lumière. Pas pour l’instant.

Je suis là, dans l’avion, Air Royal quelque chose, j’oublie, tant pis pour les Marocains, Royal Air Maroc, merci Google, il n’y a que des stewards, sauf en classe affaire et dans la présentation vidéo. Si ça se trouve, le pilote est aussi un homme ! Je suis là dans ma seule blague qui ne me fait pas rire, je ne suis pas là, la voix est féminine pour dire les trous d’air.

Je suis là, dans cette chambre à Antsirabe, je m’apprête à sortir, je ne suis pas là car je marche dans la zone de transfert d’Addis Abeba. Mais on a dit qu’on ne parle pas d’Addis Abeba, je ne sais plus pourquoi. Le hall est immense, les nationalités multiples, je me laisse alpaguer par un restaurateur, j’ai juste envie d’un café, je me retrouve devant un plat de riz, une omelette, des boulettes, une sauce piquante et un jus j’invente de tamarin vu la couleur, dans une langue de passage où personne ne comprend personne, sauf qu’on veut un café au riz. Je suis là dans cette chambre d’hôtel j’ai oublié l’adresse, quartier Parmentier, Paris.

Cela pue la pisse, c’est au dernier étage, une chambre qui donne à peine la place à un petit lit et un espace pour y poser mon gros bagage contenant mon marovany – allez sur google svp –  instrument de musique malgache. En rentrant dans l’hôtel, je fais face à une petite cabine en bois déglingué où officie la propriétaire, juive, probablement. Elle me regarde fixement et me demande si « j’ai un semblant de papier », m’enregistre presque à la machine à écrire. Elle frappe les lettres une à une, avec le seul index. Et en me donnant la clef : « Vous êtes conscient de ce que vous avez réservé Monsieur ? »

L’envie de fuir et la curiosité à vif. Dans quelle galère me suis-je embarqué ? J’ai juste réservé sur internet. Pourquoi il m’arrive toujours des choses pareilles ? Elle attend ma réponse, la clef toujours dans sa main. Le prédateur d’histoire qui se réveille en moi. Contre le mec qui veut juste trouver un lit tranquille où dormir, et qui se rappelle d’un coup la suite royale qu’il a occupé à Rabat. Qui se rappelle une amie, au Liban, qui dort – ou pas, insomniaque qu’elle est, avec sa marmaille, et la possibilité permanente d’une bombe qui explose dans la nuit, si ce n’est pas près d’elle, sur elle, ce serait à un loin à côté, proche ou loin, c’est là, pareil, même chose, bombes.

Mais suis-je un mec qui veut juste dormir ? Dormira jamais comme dira l’ami Olivier Favier, éternel éveillé, éveilleur : « Tout est près. Les pires conditions matérielles sont excellentes. Les bois sont blancs ou noirs. On ne dormira jamais » André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.

Le prédateur d’histoire prend la clef, et le mec qui veut dormir sait qu’il aura un lit, tout est bien qui commencera dans le pire.
– C’est au dernier monsieur, vous ne pourrez pas monter plus haut. La douche se trouve dans votre chambre. Les toilettes sont dehors.
– Ah…

Je prends la clef.

– Vous avez bien entendu monsieur ?
– Bah oui, la douche est dans la chambre.
– Merci monsieur, vous êtes donc prévenu.
– Oui.

L’escalier est étroit qui donne directement sur les portes des chambres, une sorte de tube où vous vous engagez, un bip correspondant à la vibration de votre peau vous prévient que vous vous trouvez devant la porte réservée pour vous, qui s’ouvre et vous accueille dans votre chambre où il n’y a que le lit, où dès que vous vous y installez le sommeil vous gagne, réparateur, régénérateur pour une journée radieuse sous le soleil de Satan – évidemment cela ne se passe pas comme ça, le prédateur d’histoire est à l’œuvre déjà en coltinant son sac à dos et son gros bagage. L’escalier est de bois, les marches sont bien cirées comme autrefois, le mur bien décrépi, qui laisse sa poudre de peinture sur vos vêtements qui le frôlent. Je rase le mur, je ramasse les morceaux de peinture.

Six à sept étages à faire, je ne sais plus, elle a juste dit que c’est au dernier, je ne peux pas me tromper, mais vers le troisième, je l’entends hurler en bas :

– La douche est dans la chambre, faut pas fermer à clef !

Dans ma tête, je suis un rat, je ne m’enferme jamais, jamais fermer à clef une maison, je suis un rat, toujours prévoir une porte de sortie, un rat. J’arrive dans la chambre. Une odeur que je préfère ne pas décrire – j’ai dit plus haut ? Que ça sent la pisse ? Plus que la pisse, ça sent je ne sais quoi désigner, une perte de contrôle de tout ce qui est de corps et de chair, ça sent la pisse.

Je vérifie que la douche est bien dans la chambre, mais la dame, pourquoi elle me donne la clef s’il ne faut pas fermer à clef ? Et que d’ailleurs la chambre n’était pas fermée à clef ? La douche est dans la chambre.

Le lit est très confortable, dur. Je ne dois pas vérifier l’état des draps. OK ? Pour ne pas faire fuir le mec qui veut juste dormir bien. Et surtout pas cette chose qui se dit couette.

Je ressors pour chercher à manger, la dame n’est plus là, c’est son petit-fils qui s’apprête à prendre le service de nuit, une vingtaine d’années, je veux un chinois pour reprendre des nourritures proches de mes habitudes alimentaires. Depuis combien de temps, depuis que j’ai quitté – depuis que l’on m’a jeté, – non c’est une sensation personnelle, ai-je été jeté comme je le prétends, l’on m’a jeté car ne convenant plus, car ne répondant pas aux attentes, au rythme, ni à la bifurcation soudaine de la vie, accusé de manipuler alors qu’on essaie de trouver des solutions à des blessures intimes ? Depuis combien de recul pris, depuis combien de distance instaurée, depuis combien d’interrogation sans réponse, depuis combien de néant où tombé c’est tombé écorchure jusqu’aux tréfonds des hontes, depuis quand ne me suis-je pas assis, face à un être aimé, pour partager un repas, un vrai ? Se réparer commence par cela aussi, prendre soin de soi, de son corps, de son ventre, de faire revenir le goût, le goût des choses, le parfum des aliments, l’intérêt à la vie. Entamer de boucler la boucle, vous ne le savez pas toujours, que les choses sont en cours, vous vivez malgré la perte des repères, vous vivez malgré la perte, je vis. On m’avait dit de cesser de me désigner à la troisième personne, je ne suis pas un objet. J’ai répondu que je n’ai pas le choix, l’être est brisé, le corps qui brûle, la nécessité de sortir de là, l’impérieuse auto-consolation à mettre en place, le fait de parler seul, en effet miroir, et se dire les choses, à soi, la cassure, ton esprit est prêt à tourner la page déjà mais tu te procures une addiction pour repousser l’instant, tu veux encore pleurer, tu veux encore ne pas croire au passé, tu sais que l’avenir n’existe pas, que l’on ne fait que projeter au loin ce que l’on vit au près, pour faire en sorte que le bien que l’on vit se perpétue encore et encore, mais là tu ne vis rien ou plutôt ne vis que toi, mais toi est-ce rien ?

Hagard, je ne trouve pas le chinois, je trouve un mendiant, je trouve un toxico, je trouve un couple enlacé, je trouve une file d’attente devant un bar qui me semble sans intérêt, je trouve les poubelles de Paris. Les trottoirs envahis de sacs-poubelles, et l’odeur. Je trouve enfin un quasi-chinois, je m’installe, je mange, je rentre. Il pleut.

A mon retour, c’est le petit-fils de la dame qui m’ouvre la porte. Il a déjà préparé son canapé dans le salon de l’accueil, la télé sur un match de foot, et la console vidéo dans la main. Je remonte. Il y a de la lumière dans ma chambre, j’ai bien éteint pourtant. Je rentre. La douche a été utilisée.

Ok…

Je fais un tour vers l’autre couloir et l’autre porte au bout, entrouverte, que je pousse, une chambre longiligne avec des lits superposés. Et des gars et des filles, noirs, noires, basanés, basanées, blanches, blancs de l’est et autres inindentifiables – du coup, je me sens raccord avec mon afro et ma couleur métisse.
De gros sourires comme les Français ne savent pas donner.

-Bonjour, je réponds.
– C’est vous la douche ?
– Ah… Bah oui ! C’est moi la douche…

Il est près d’une heure du matin, la journée de travail se voit sur leurs visages, le prédateur d’histoire que je suis comprend aussi que ce n’est pas le moment pour leur demander « quel semblant de pays » ils ont quitté, et pas de « racontez-moi d’où vous venez », c’est pour plus tard si je garde la chambre bien plus qu’une nuit, bien plus…

Vers 4h du matin, une douche, et l’eau délicate pour ne pas me déranger, et la lumière qu’ils ne mettent pas. Je me dis que le bruit de la pluie, c’est reposant, je continue à dormir.

Dans cette odeur de pisse.

je ne me retrouve pas.

ne te retourne pas

 

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