#8 Angola – L’Absence Interminable de Delio Jasse

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Fenêtre n°8. Angola : scène artistique et commémoration de l'indépendance, volet n°2
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Nous initions une série de « fenêtres » sur les cinq PALOP (Pays Africains de Langue Officielle Portugaise) : comment commémorent-ils leur indépendance cette année, où en est leur scène artistique 40 ans après, comment les artistes se saisissent-ils de la question de la colonisation, de l’indépendance, de la mémoire, des relations passées et présentes avec le Portugal, de leur société aujourd’hui, etc. Le premier pays à être traité (en juillet et août) est l’Angola, qui fêtera ses 40 ans d’indépendance le 11 novembre prochain.

En 1974 au Portugal, la gauche organise un coup d’Etat qui renverse le régime répressif d’extrême-droite de Salazar, traditionaliste et pro-catholique, pour introduire une démocratie socialiste. Une conséquence fut l’arrêt immédiat d’une guerre très couteuse, lancée contre les mouvements de libération au Mozambique et en Angola qui ont, un temps, monopolisé jusqu’à 40% du budget national. La guerre était largement impopulaire, que ce soit dans le pays ou à l’extérieur, et pendant des années, ceux qui devaient s’engager dans l’armée ont émigré en masse. Près d’un million sont allés en France, un autre million aux Etats-Unis, et plusieurs centaines de milliers dans le reste de l’Europe, au Venezuela et au Brésil.
 » Ausencia Permanente  » (Absence interminable) explore la chute de l’empire portugais et la détresse des retornados, ces Portugais qui ont quitté l’Afrique pour un retour à la terre d’origine. En 1975, les colonies avaient déjà quatre siècles d’existence, et pendant cette période les Portugais ont creusé de profondes racines – plusieurs générations se sont succédées sur le continent. Les colons se sont souvent mariés à des Angolaises et des Mozambicaines et ont assimilé leur culture, de la même manière que beaucoup d’Angolais et de Mozambicains ont été européanisés à travers le système d’éducation portugais. Les retornados, souvent, ne parvenaient pas à s’identifier à leur terre d’origine et sa culture. Ceux qui avaient trouvé richesse et bien-être dans les colonies ont dû vivre dans des conditions bien plus difficiles au Portugal, où ils perdaient leur statut privilégié.
L’installation  » Ausencia Permanente  » se concentre dans un nid d’étrangeté, isolé du reste de la galerie. C’est un espace particulier, un pays à part dans la géographie du sol, qui, de premier abord, s’avère très perturbant. Vos yeux doivent s’ajuster à une lumière très ténue, avant que vous n’arriviez à vous diriger et à discerner la scène. L’installation de Delio Jasse est déroutante. Au lieu d’être fixée au mur, elle est étendue au sol, sous la forme de neuf carrés de plexiglas ouverts. Ces carrés contiennent des photographies en noir et blanc, posées sur un niveau d’eau peu profond, évoquant du placenta flottant dans un liquide amniotique, ou des films négatifs immergés dans un révélateur, dans la chambre noire d’un photographe. Se dessine ensuite une métaphore de l’Histoire, l’émergence de l’improbable, lorsque les événements ne se déroulent pas tel qu’on l’attendait. Delio dresse une comparaison implicite entre l’image photographique qui prend forme progressivement, et la mémoire qui émerge à la conscience petit à petit.
Apparaissent aussi des connotations plus sombres. Les carrés figés au sol suggèrent des pierres tombales aplaties, comme une série de lopins de terre séparés par des espaces réguliers, dessinant des sentiers où l’on peut se promener. Ainsi, l’  » Absence Interminable  » devient un cimetière commémorant la perte d’un destin impérial.
Chaque photographie est un assemblage de superpositions, avec en général trois composantes, parfois davantage. Un paysage urbain – le lieu d’origine, ou le lieu d’exil – couvre l’image d’un buste d’homme, dont le format est proche d’une photographie de pièce d’identité. Des impressions de timbres de douane, comme on le voit sur les passeports ou les visas, sont aussi dans la composition. Les carrés sont placés sur le sol et non sur le mur puisqu’ils doivent être vus depuis n’importe quel angle. L’image du buste couvre tout l’espace du carré, tandis que le paysage urbain s’étend de haut en bas, la photographie devenant intelligible seulement si elle est vue par en dessous, ou bien latéralement, de gauche à droite. Tous les autres angles de vision évoquent délibérément un monde sans dessus dessous, le monde de l’émigration involontaire, du déracinement, du bouleversement, du traumatisme et de la perte.
Chaque cliché a été re-photographié par l’artiste, et retravaillé partiellement pour en sublimer la teneur. Les photos d’identités, dans un style très formel qui évoque un autre temps, sont associées avec des paysages urbains sordides. Habituellement, le cadre planté est l’abandon d’une Luanda dans la période post-coloniale, avec ses véhicules démodés, sa piteuse architecture moderne et ses excroissances d’autoroutes érigées, de châteaux d’eau et de sites de construction.
Une légère surexposition donne aux portraits un aspect parfaitement lisse. Les visages sont idéalisés, candides et chaleureux, avec des traits ciselés et des immenses yeux rêveurs plongés dans une mélancolie du pays quitté.
Delio utilise sa propre formule chimique pour créer ses émulsions et son révélateur. Ainsi, il s’assure que les différentes images forment un tout homogène, et donne à ses images une apparence d’archive. Les noirs et les gris voilés forment de belles formes irrégulières, et les teintes deviennent de plus en plus fades à mesure qu’elles se rapprochent des bords où elles se fondent dans les blancs alentours. Presque toutes les photographies emplissent le cadre entier, mais Delio renonce à des formats carrés, rigides, en faveur de formes organiques intrigantes, comme des algues à la dérive en pleine mer.
Chaque image est celée dans une poche plastique transparente pour que les clichés puissent spontanément être extraits de leur bain d’eau. Comme les tapis persans des réfugiés, ils peuvent être enroulés en quelques secondes, et transportés jusqu’à une prochaine destination.  » L’absence permanente  » se concentre sur les bois flottés de l’histoire, et propose un spectacle itinérant qui emprunte la même route que les émigrés portugais dont il dresse les portraits, voyageant de continents en continents, de la Lusitanie à l’Afrique et aux Amériques.
Les photographies parlent de mémoire, de l’histoire, une histoire vue à travers le regard déformé de la perte, du désir, du mal du pays et de l’exil – et la composition, dans laquelle les paysages de villes fusionnent avec les photos d’identité, fait apparaître le contenu comme un événement mental, et le projette dans le royaume subjectif de l’imagination, de la réminiscence, du fantasme et de la rêverie. Les portraits, tels des photos d’identité pour passeports, sont le travail de photographes inconnus photographiant des personnes inconnues, et le paysage urbain est de la même manière transformé en une construction visuelle. En réalité, ces deux éléments n’ont rien à voir l’un avec l’autre. C’est Delio qui façonne le lien, et pour le paraphraser, utilise la manipulation et la superposition pour créer une nouvelle image qui n’existait pas avant, et qui dépeint des espaces et des personnes qui ne sont ni réels, ni complètement fictifs.
L’artiste est né en Angola, et immigra plus tard à Lisbonne où il a toujours vécu depuis. Sa trajectoire est aussi celle de ses sujets, et personne ne pourrait transmettre leurs sentiments – le déchirement de la rupture et de la dépossession, le cri désespéré de l’irrécupérable, des sociétés qui disparaissent et des endroits qui changent radicalement – avec une aussi grande acuité et intensité. Contrairement au travail de beaucoup d’artistes sud-Africains, celui de Delio n’exprime pas d’amertume vis-à-vis de l’expérience coloniale. Son art est sans haine. Il n’y a pas d’animosité accusatoire, il ne dénonce pas. Au contraire, il dépeint les colons blancs de manière affective, et son travail est tendre et chargé d’empathie. Un tel degré d’émotions contraste avec les tendances de l’art conceptuel qui tend plutôt vers la sobriété, et le sentiment intense de nostalgie, de chagrin et de compassion implicites dans chacune des images de Delio, associé avec ses techniques atypiques, rend  » Absence permanente  » originale, émouvante et infiniment poétique.

Article repris du site sud-africain Artthrob et traduit de l’anglais par Africultures.
Lire ici la version anglaise sur Artthrob.///Article N° : 13180

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