Après le succès de la série d’Été d’Africultures sur [le quartier de Belleville], partons ensemble à la découverte d’un espace qui vit des migrations historiques, qui bouillonne de créativité et de métissages. Plongée subjective et non-exhaustive à travers les regards d’habitants de la Goutte d’Or (Paris XVIIIe).
Plusieurs bâtiments, jugés insolubles, ont été ou vont être détruits par la ville de Paris dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris (XVIIIe). En attendant les reconstructions, les habitants s’emparent des terrains vacants pour les transformer en jardins partagés, espace de jeux ou d’activités citoyennes.
« Bientôt s’élèveront ici 10 logements sociaux ». À chaque coin de rue du quartier de Château-Rouge (Paris XVIIIe), des panneaux de ce genre annoncent les travaux entrepris par la SEMAVIP, principale société d’économie mixte de la ville de Paris. À l’horizon 2014, 344 logements sociaux seront construits dans le quartier, remplaçant des habitats qualifiés d’insalubres. En attendant, les friches se multiplient. Plutôt que de vivre dans un gruyère urbain, certains habitants du quartier ont préféré s’emparer de ces terrains et en faire des espaces citoyens.
L’association La Goutte Verte, créée en 2006, gère cinq de ces friches jardins. L’une d’elle est située rue Cavé et s’ouvre sur un grand portail multicolore. Au milieu des murs bâchés et des gravats, d’immenses tournesols cherchent le soleil. Sous les rayons chauffants de l’après-midi, Dominique s’occupe de sa petite parcelle. Habitant du quartier depuis plus de vingt ans, il a rejoint l’association au mois de mai dernier, suivant l’exemple d’amis actifs sur une autre friche rue des Poissonniers. « Je plante des aromates, de la menthe, du thym, du piment, du basilic, de la coriandre. Je n’ai pas de jardin, alors c’est pratique. Et puis on est une trentaine à se partager le terrain. Cela provoque de belles rencontres ». Tous les dimanches après-midi, le jardin est ouvert au public. Le soir, les membres de l’association organisent parfois des repas, des barbecues. Et même des projections de films. Souriant, Dominique me tend une poignée de coriandre, à peine sortie de terre. « Dans les boulettes, c’est excellent. Ou alors à la fin de la cuisson du couscous, ça parfume ! ».
Un peu plus loin, à l’angle des rues Myrha et Léon, une immense bannière a été déployée : « L’association La Table Ouverte vous invite tous à la pétanque ! ». À l’origine, la friche a été attribuée aux scouts musulmans de Paris pour cultiver la terre. Absents pendant les vacances, ils ont accepté de partager cette friche. L’association La Table Ouverte, qui s’occupe des anciens du quartier, a alors eu l’idée de ce terrain de pétanque. Un lien entre anciens et plus jeunes, dans la convivialité.
Jean-Paul Edwiges s’en occupe. Il habite rue des Poissonniers, et c’est un habitué du quartier depuis près de cinquante ans. Ancien usager de drogue, il est passé par des phases très difficiles. « À une époque, je prenais cinq grammes d’héroïne, trois grammes de cocaïne, tous les jours. Je faisais le tapin pour me payer mes doses. Je suis parti huit ans en Martinique, et quand je suis revenu, je n’ai pas retrouvé la plupart des copains que j’avais laissés ici ». À son retour, dans les années quatre-vingt, il se bat pour aider les autres à s’en sortir : « Je les hébergeais chez moi, ils pouvaient se doucher, j’allais chercher des vêtements à la Croix Rouge. L’association Espoir Goutte d’Or est un peu née à la maison ». En 1985, elle sera officiellement créée pour venir en aide aux usagers de drogue.
Car le quartier est très touché. Un peu d’héroïne, un peu de shit, mais surtout de la cocaïne sous forme de crack, « qui donne des herpès et rend malade ». Au sein du conseil de vie sociale de l’association, qu’il a initiée au niveau national, Jean-Paul milite pour la création des fameuses « salles de shoot », même s’il n’aime pas cette appellation : « Je préfère parler de salle de consommation. Se droguer n’est pas forcément se shooter, ça met encore une étiquette sur les gens. Je ne veux pas que ça devienne ghettoïsant. J’espère que la gauche sera au rendez-vous et que dès cette année, on pourra avoir des avancées avec le ministère de la Santé ».
Kamel, adhérent d’Espoir Goutte d’Or, prend le soleil sur une chaise. Il est en charge des plantations dans le jardin de l’association, rue Cavé. Il habite le Bourget, mais vient souvent ici : « Je fais ça bénévolement. Ça me fait du bien de jardiner, ça vide la tête. Au lieu de rien foutre et rester contre un mur, de galérer dehors, je viens ici, et je suis utile ».
Le jardinage et la pétanque sont des premiers pas, mais Jean-Paul a bien d’autres projets pour les friches de son quartier. Il a déjà installé une bibliothèque, une estrade pour la fête de la musique, une scène ouverte pour les jeunes, mais il voudrait créer un ciné-club, en plein air, tous les jeudis soirs. « J’aimerais aussi organiser un après-midi avec des coiffeuses, les filles du quartier qui tressent. Pour faire ça tous ensemble, dans la friche, ouverte au public. Ça serait vraiment sympa ».
Un ancien passe, un peu écrasé par la chaleur de l’après-midi. Jean-Paul le salue : « ça va René ? La chaleur ? Il faut boire hein ! Et de l’eau surtout ! » Un jeune du quartier passe et prend rendez-vous pour une partie de pétanque, tandis qu’une autre entre et se met à distribuer des carambars. Faire du lien, rassembler les gens, les faire se rencontrer. Jean-Paul est un peu le médiateur du quartier. « J’aime travailler en rue, plutôt que sur rue, ça pousse les gens à venir échanger. À se comprendre. Qui est celui-là, quelle est son histoire ? Pourquoi celui-là se drogue ? Qu’est-ce qu’il y trouve ? Qu’est-ce qu’on peut faire ensemble ? ». Dans un an et demi pourtant, la friche est amenée à disparaître. « À moins que les gens ne lancent une pétition ! » sourit Jean-Paul.
Le soleil tombe, les joueurs sont de plus en plus nombreux à venir disputer le cochonnet. Au square Léon, les jeux de dame battent leur plein, entre hommes. Comme tous les soirs d’été, les chibanis du quartier s’affrontent, bouchons blancs contre bouchons rouges.
Sortie le 29 septembre 2012 du film Stalingrad lover, de Fleur Albert. Jean-Paul y joue son propre rôle, dans une histoire directement inspirée de sa vie.///Article N° : 11083