À la Goutte d’Or, le souvenir de 1996 ranime l’impuissance de 2016

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Le 23 août 1996, plus de 300 sans-papiers sont violemment chassés de l’église Saint-Bernard à Paris, qu’ils occupent depuis plusieurs semaines. Vingt ans plus tard, le souvenir de l’évacuation musclée et de la solidarité des habitants reste ancré dans un quartier, la Goutte d’Or, marqué par les luttes et l’immigration. Mais le succès du mouvement, à l’époque, met en lumière la difficulté à poursuivre le combat aujourd’hui.

Dans la chaleur étouffante du mois d’août parisien, la foule s’amasse devant l’Église Saint-Bernard, en plein cœur de la Goutte d’Or. Une cinquantaine de visages fermés vient d’y commémorer la mort d’un proche. On en serait presque surpris : oui, ce lieu tellement ancré dans la mémoire collective est bien une Église, avec son traditionnel lot d’enterrements, de messes ou de mariages. Dans le quartier, pourtant, Saint-Bernard rime avec l’année 96. À la boulangerie, lorsqu’un habitant du coin raconte qu’il rentre de vacances pour le 23 août, on lui répond : « Ah, c’est pour l’anniversaire !« .
« L’anniversaire » en question, c’est celui de l’occupation de l’Église par un mouvement de sans-papiers, il y a 20 ans, du 28 juin au 23 août 1996. Pendant près de deux mois, des hommes, des femmes et des enfants, originaires de pays d’Afrique francophone, s’installent dans le lieu saint. L’objectif est de sortir de l’invisibilité à laquelle ils sont confrontés, et de revendiquer la régularisation de leurs situations. Avant d’arriver à Saint-Bernard, la lutte a erré de lieux en lieux, d’où le collectif a toujours été expulsé rapidement (l’église Saint-Ambroise, la Cartoucherie de Vincennes, notamment).
« À l’époque, les églises étaient les seuls lieux où la personne humaine était entièrement respectée. Les paroisses jouaient un rôle important pour les migrants, et les aidait à s’organiser. En cela, l’arrivée à Saint-Bernard était tout sauf une surprise« , explique Anzoumane Sissoko, actuel porte-parole de la Coordination 75 des Sans-Papiers. Le fait d’avoir choisi la Goutte d’Or non plus : depuis le début du siècle, le quartier accueille les populations déracinées. Bretons, Provençaux, Auvergnats au XIXe siècle, Polonais, Espagnols et Italiens au début du XXe… Pendant les Trente Glorieuses, le quartier épouse les immigrations maghrébines, puis d’Afrique subsaharienne, et il vient d’être traversé par le début des luttes antiracistes, dans les années 70, avec Saïd Bouziri à la baguette, qui a donné son nom au square face à l’église Saint-Bernard.
« Avant 96, les sans-papiers étaient quasiment vus comme des délinquants. Après, ils ont gagné une certaine reconnaissance »
C’est dans ce contexte que débarque le groupe de sans-papiers, le 28 juin 1996. « Ils sont venus sans qu’on le sache« , explique Jacques Levrard, qui fait alors partie du comité paroissial. « Au départ, on n’était pas trop d’accord. Mais on s’est dit qu’on ne donnerait pas les clés de l’église à la police non plus. On pensait qu’ils allaient rester une ou deux semaines, au maximum« . Finalement, ce sera deux mois. La cohabitation se déroule paisiblement, avec son lot de joies (une naissance, notamment), et de difficultés (treize grévistes de la faim pendant presque cinquante jours).
Le quartier se mobilise. Les médias jouent le jeu et couvrent massivement l’occupation. Des porte-paroles émergent, comme Madjiguène Cissé, qui a abandonné l’équipe de télémarketing qu’elle dirigeait pour devenir l’opiniâtre figure de proue du mouvement. « J’étais si culottée que les flics pensaient : elle doit avoir des papiers celle-là« , racontait la jeune Sénégalaise à l’époque. « Tous les jours des habitants du quartier venaient apporter leur petite part à la lutte, de la nourriture, des vêtements… On n’a jamais manqué de rien !« , se souvient Jean-Claude Amara, de l’association Droits devant !!, l’un des principaux soutiens du mouvement.
Aujourd’hui, 20 ans plus tard, tout le monde se rappelle autant de la solidarité du quartier que du traumatisme du 23 août. À 7h du matin, 1 500 CRS défoncent les portes de l’église à coups de hâche pendant que les caméras retransmettent la scène en direct à la télévision. Dans les mémoires, la date anniversaire restera donc à jamais le jour de l’expulsion. Malgré tout, l’été 96 demeure marqué par le sceau du succès. « Dans les mémoires collectives des luttes sociales de ce pays, Saint-Bernard a été un événement déclencheur. C’est la première fois que des sans-papiers passent de l’ombre à la lumière, revendiquent de manière autonome le respect de leurs droits« , assure Jean-Claude Amara. Pour Bernard Masséra, habitant du quartier et présent tout au long du mouvement, « avant 96, les sans-papiers étaient quasiment vus comme des délinquants. Après, ils ont gagné une réelle reconnaissance« .


« La solidarité qu’on a vu lors de Saint-Bernard, on ne l’a pas vu en 2015 et en 2016. Pourtant, c’était en plein coeur du 18ème… »
Le langage évolue : « sans-papier » remplace « clandestin ». Les mois qui suivent voient l’émergence de nombreux collectifs, ainsi que la création de la Coordination nationale des sans-papiers. La situation de la majorité des occupants est régularisée, notamment grâce à la circulaire Cheminement de 1997 (le dernier à être régularisé le sera en 2009). Les occupations d’églises se multiplient, jusqu’au début des années 2000. Mais les suites sont moins glorieuses. C’est en tout cas ce qu’affirme Anzoumane Sissoko : « Aujourd’hui, le contexte politique rend la lutte de plus en plus difficile. On ne sait plus comment se faire entendre« . En 2002, les églises ont ainsi reçu l’ordre, par la voix de l’archévêque de Paris de l’époque, Monseigneur Lustiger, de refuser toute nouvelle occupation d’église si elle n’était pas « négociée au préalable ».
L’exemple en a été donné l’année dernière, au mois de juin. Une centaine de réfugiés est expulsée du pont, près du métro La Chapelle. Comme en 1996, ils errent dans le 18ème pendant plusieurs jours, se retrouvent à la Halle Pajol, notamment. Ils marchent dans les pas des sans-papiers de 1996, et finissent par frapper à la porte de l’église, mais celle-ci restera fermée. « La solidarité qu’on a vu lors de Saint-Bernard, on ne l’a pas vu en 2015 et en 2016. Pourtant, c’était en plein cœur du 18ème…« , explique Anzoumane Sissoko.
Depuis que l’acharnement policier à l’égard des migrants a (re)commencé en 2015, la solidarité est réelle, moins organisée, peut-être, mais tout aussi spontanée. À la Goutte d’Or, les habitants sont aussi là aux côtés des réfugiés. Et s’ils n’ont pas trouvé refuge à Saint-Bernard, l’église leur distribue des petits déjeuners tous les dimanche matin, et différentes associations du quartier donnent des cours de français à une centaine de migrants tous les jours. « Le quartier fait sa part, mais les pouvoirs publics ne suivent pas…« , déplore Bernard Massera.
Pourtant, quelque chose semble cassé. Au moment d’expliquer pourquoi « c’était mieux avant », les regards se tournent successivement vers… les médias, moins présents qu’à l’époque; le changement de la vie associative, devenue moins militante et plus socio-culturelle; l’absence des artistes et des intellectuels, quand une Emmanuelle Béart, les larmes aux yeux lors du 20h de France 2, avait marqué les spectateurs de l’époque. Mais pour Bernard Massera, le contexte a changé, et la situation de 2016 n’est pas forcément comparable à celle de 1996 : « à l’époque, les sans-papiers de l’église Saint-Bernard avaient un travail et un logement, ainsi qu’une revendication bien précise : la régularisation. Il y avait aussi des porte-paroles très médiatisés, au parcours déjà militant« .
« Chaque année, une armada de policiers se place autour de l’église lors de la date anniversaire… La municipalité a une réelle crainte de ce symbole »
« Surtout, il y avait une dimension politique qui n’existe plus forcément. Aujourd’hui, on est dans l’urgence, il s’agit d’humanitaire et plus forcément de lutte« , observe Jean-Raphaël Bourge, habitant du quartier et qui a suivi le mouvement de réfugiés de l’été dernier sur son blog. « Les gens qui faisaient preuve de solidarité sont eux-mêmes tombés dans une extrême précarité. Et les associations sont plus dépendantes des subventions de l’État« , analyse quant à lui Anzoumane Sissoko.
Ce qui n’a pas évolué, c’est l’importance prise par le mouvement dans l’image que les habitants ont de leur quartier. « Pourtant, il y a eu des mouvements importants, depuis« , s’étonne le porte-parole de la coordination des sans-papiers. Mais aucun n’a marqué les esprits comme celui-là, devenu un stigmate apprécié de la Goutte d’Or, et une source d’inspiration pour d’autres luttes. « Si cela nous a autant marqué, c’est parce qu’il a accentué l’image de terre d’accueil du quartier« , avance Bernard Massera. Pour un quartier qui souffre beaucoup de son image négative, ce souvenir d’une Goutte d’Or victorieuse (en dépit de l’expulsion) est une manière de mettre en avant une identité positive.
D’autant que les habitants ne sont pas les seuls à se souvenir de l’anniversaire de l’occupation. « Chaque 23 août, une armada de policiers se place autour de l’église lors de la date anniversaire… La Municipalité et la Préfecture ont une réelle crainte de ce symbole« , sourit Jean-Raphaël Bourge. Cette année, l’anniversaire sera une fois de plus l’occasion d’un triste contraste entre un souvenir magnifié par le temps et l’observation impuissante d’une dégradation de la situation pour les sans-papiers et les réfugiés. Où les habitants du quartier, comme Anzoumane Sissoko et la coordination des sans-papiers, contempleront l’église Saint-Bernard avec une pincée de frustration dans un océan de nostalgie.

Journée débats vendredi 26 août 2016 Sans-Papiers/Soutiens: De 11 heures à 17 heures. Lieu : Squat 21/23/25 et 27, rue de Clichy et 29, rue Aimé Césaire 93400 – Saint-Ouen – Métro : Garibaldi (ligne 13)

Appel à Manifestation Samedi 27 août 2016. Départ 14 heures Place de la République en direction Église Saint-Bernard

Plus d’infos : https://csp75.wordpress.com/2016/08/19/appel-a-la-commemoration-du-20eme-anniversaire-de-levacuation-de-leglise-saint-bernard-a-paris////Article N° : 13720

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