Du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers qu’il fonde en 1965, au Théâtre International de Langue Française qu’il crée vingt ans plus tard, la passion dramatique de Gabriel Garran a toujours été guidée par la recherche d’auteurs contemporains. Bintou, qu’il vient de monter en novembre en collaboration avec Pascal N’Zonzi, est le texte d’un jeune auteur ivoirien : Koffi Kwahulé. La mise en scène d’une extrême sobriété exalte avant tout le jeu d’acteur de toute une équipe de jeunes et fait retentir une parole étrangement bondissante et inouïe. Issu de tous horizons (Afrique, Amérique latine, Maghreb, Antilles, Europe…), l’Atelier Afrique noire et blanche forme un groupe multiracial, une communauté de treize jeunes acteurs qui prend en charge une histoire sans jamais avoir la prétention d’incarner des personnages. Les comédiens donnent à voir des figures ; ils nous emportent à la rencontre de ces images sur lesquelles nos regards glissent chaque jour et que la société se refuse à regarder et à écouter en face par crainte ou par irresponsabilité. Et soudain, ces images que l’on repoussait deviennent des figures familières dont on reconnaît les masques ; elles brisent les préjugés, dépassent les tabous et interpellent la sensibilité.
Sylvie Chalaye : Vous avez été présent dès les premières esquisses du projet d’écriture de Bintou ; qu’est-ce qui vous a séduit ou accroché dans la pièce ?
Je fonctionne toujours avec des coups de coeur. Et là, comme je n’avais que quelques pages devant moi, la curiosité est devenue assez intense : où pouvaient aller les quelques premières pages que j’avais lues d’abord, je crois, dans le cadre de l’opération » Brèves d’ailleurs » de la Maison du Geste et de l’Image, puis retrouvées comme projet d’écriture pour la résidence d’auteur de Koffi au 13e Festival des Francophonies de Limoges ? Je pressentais une sorte de saga et j’ai pensé, dès les premières approches, avec la séquence familiale, l’existence des Lycaons, qu’il y avait là un itinéraire qui était tracé. Par ailleurs, j’ai un profond intérêt pour l’écriture de Koffi qui date de Cette vieille magie noire, dont on avait fait une lecture dans notre atelier Parole Nomade, et qui me semblait une espèce d’oeuvre faustienne. Puis j’ai rencontré à nouveau Koffi comme acteur dans Monologue d’or, noce d’argent, la pièce posthume de Sony Labou Tansi. En réalité, j’étais autant intrigué par ce qui se dégage de l’homme que par le sujet de Bintou. C’est d’ordinaire au moment où je termine la dernière page d’un texte que je le referme en me disant : » j’ai envie de le monter « , ce qui est très rare, mais s’est produit pour Le Faucon de Marie Laberge par exemple. Pour Bintou, je n’ai pas eu à faire cela. J’ai pris le pari quasi immédiat de me dire, quelque chose va se passer avec cette approche textuelle. Par conséquent, j’étais ensuite un homme qui téléphonait toutes les trois semaines à Koffi : » Alors la suite, la suite, la suite… « . J’étais comme le spectateur qui s’assoit dans son fauteuil et ne sait pas ce qui va se passer.
N’est-ce pas un peu une gageure que monter un texte comme celui-là qui aborde des thématiques plutôt brûlantes aujourd’hui : les banlieues, la violence d’une certaine jeunesse, l’immigration, l’inceste et puis bien sûr ce sujet peut-être encore jamais présenté en France, en tout cas pas de cette manière-là, l’excision.
Ce qui m’a intéressé avant toute autre chose, c’est l’écriture. Que ce soit clair : c’est l’originalité de la langue, cette force que peut avoir un Koltès de se faire comprendre de tout le monde sans être pour autant populiste, et ces bondissements métaphoriques qui jaillissent sans arrêt. En ce qui concerne le thème, on y voit quelque chose qui me semble dans l’air du temps, qui a pu être traduit en musique ou d’une façon cinématographique, mais qui n’est pas encore dans le paysage théâtral français, à savoir saisir l’immigration africaine, comme Koffi Kwahulé l’a saisie, de l’intérieur. C’est une pièce africaine de France. On y voit toutes les dérives, tous les éléments d’une contre-culture par rapport à la culture officielle, le télescopage avec ce qu’on peut appeler les données coutumières qui constituent la conscience ; et puis, toute une sorte d’exploration des rêves de transcendance et, en même temps, de transposition peut-être dans le concret : le revolver, le vol des voitures, évidemment la drogue, le goût de la violence et aussi le jeu ; parce qu’on ne sait jamais si on est dans la fabulation ou la réalité. Et si j’ai monté la pièce aussi, c’est parce qu’il y a eu un stage en mai, dans lequel j’ai voulu que cette pièce soit testée et qu’elle a soudé étonnamment toute cette équipe de jeunes qu’on voit sur le plateau.
Comment s’est fait le passage de l’atelier au spectacle ? Comment cela s’est-il imposé à vous ?
Pas si facilement. D’abord je voudrais dire » nous » et pas » je » parce que je voudrais y inclure complètement Pascal N’Zonzi avec qui je collabore depuis une dizaine d’années. Il était mon acteur (et quel acteur !) dans Je soussigné cardiaque de Sony Labou Tansi, dans Le Bal de N’Dinga de Tchikaya U Tam’si et dans Le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire. Notre collaboration est une fusion dans laquelle je pourrais avoir le rôle de concepteur, car je prends en charge beaucoup de choses, mais son apport culturel, ses talents de grand pédagogue ont permis de dynamiser le groupe et de prendre confiance. Les choses se sont passées facilement et en même temps pas si facilement que cela. Car tout d’un coup, il y avait la gestion d’un spectacle : il ne s’agissait plus d’être en stage mais d’avoir ce rendez-vous civique et éthique avec le public.
Comment le fait de passer de l’atelier au spectacle s’est traduit chez les comédiens ?
Il me semble qu’il y a eu deux phases : une interrogation, car tout d’un coup ce n’était plus les mêmes enjeux de spontanéité, de fluidité, d’exubérance sur un seul ou deux soirs ; ensuite, il y a eu une phase de dépassement : il fallait résorber en soi l’introspection d’un personnage, son analyse pour atteindre son extraversion jusqu’à sa transposition scénique.
J’aimerais qu’on parle des partis pris de mise en scène. Il s’agit d’une mise en scène très sobre avec le choix du dépouillement, au point même que les objets n’existent pas ; j’ai l’impression qu’il y a une volonté de les gommer, en particulier les flingues qui sont tellement présents et qui là n’existent que sous la forme du mime. Pouvez-vous nous expliquer ces partis pris ?
J’ai d’abord une sorte de position esthétique qui préexiste au spectacle. C’est le refus de la spectacularité, de ce qu’on pourrait appeler l’exhibitionnisme décoratif qui règne un peu sur nos institutions théâtrales et qui fait de l’acteur un signe et non le centre. Ici, ce qui m’intéressait le plus c’était le texte et les comédiens : essayer d’évacuer toutes les médiations qu’il peut y avoir entre les deux. S’il y a parti pris, c’est de jouer, sans être minimaliste. Parce que je ne crois pas que ce soit minimaliste, que de refuser ce qui pouvait empêcher le corps, la voix d’être soumis à une sorte de partition d’ensemble afin de tout ramener aux enjeux séquentiels.
On a découpé la pièce de Koffi en une vingtaine de séquences qui sont comme autant de petits films dans le grand film. Je me suis beaucoup attaché à l’aspect un peu ternaire, trinitaire de la dramaturgie de Koffi dans ce spectacle. Il y a par exemple le tribunal familial, le triplé des Lycaons, la triade des adolescentes, sorte d’Erinyes, tour à tour tragédiennes, annonceuses du spectacle et Gorgones comme si elles étaient des émanations de Bintou. L’essentiel était de montrer l’itinéraire de Bintou, car la pièce n’a de sens pour moi que si on part d’un point A pour aller à un point Z, même si dans la dramaturgie de Koffi il y a, ce qui est très périlleux au théâtre, des retours en arrière qui sont d’un maniement cinématographique ou littéraire aisé, mais que le théâtre n’a pas tellement tendance à manier.
On peut être tenté avec une pièce comme Bintou où la musique est très présente d’en faire quasiment une comédie musicale. Or j’ai l’impression que c’est tout le contraire. Vous vous retenez de vous laisser aller dans la musique.
On m’a déjà dit cela. Ça a l’air de partir comme un West side story à l’africaine, mais brutalement il y a une rupture qui se produit. Effectivement, je ne voulais pas aller dans un pittoresque…
Mais il y a des citations : les claquements de doigts du début, les tags…
Seulement des signes, des connotations qui réinterviennent dans le jeu, dans des pratiques.
On aurait pu voir une scène dansée dans le bar où plusieurs musiques interviennent, mais cela a été gommé. Est-ce un rejet de toute démagogie ?
Oui, c’est un petit peu cela. Ne pas faire de la retape, de la complaisance vis-à-vis du texte et du public. C’est quelque chose que j’ai en moi.
Je voudrais qu’on parle de votre engagement dans la francophonie et du soutien que vous apportez aux auteurs africains. On peut dire que votre parcours a été marqué par de vraies histoires d’amour avec l’Afrique. Pourquoi cet attachement et en quoi est-il essentiel pour vous ?
En fait, après avoir fondé le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, et en avoir fait un centre dramatique national, je me suis retrouvé avec le désir d’une autre aventure. Elle se rattache à mon expérience de la décentralisation et pourrait bien s’appeler l’excentralisation, c’est-à-dire le passage de la périphérie parisienne aux périphéries de l’hexagone et aux périphéries culturelles, avec toujours le souci central de montrer que la culture qui s’exprime maintenant n’est pas » francocentriste « . Il y a une aventure de notre langage qui se passe hors de nos frontières et qui, à mon avis, est appelée à avoir de plus en plus d’importance. Le destin historique de la langue française, sa géographie planétaire sont en train de bouger devant nos yeux. Nous assistons à une sorte de bascule où le nombre de locuteurs qui s’expriment dans notre langue s’apprêtent à être plus nombreux qu’en hexagone. Le même rapport qu’il peut y avoir entre par exemple la littérature hispano-américaine et l’Espagne, sans parler des Etats-Unis par rapport à l’Angleterre, est potentiellement prêt à éclore. J’ai pu le constater dans les rencontres que j’ai eu avec Sony Labou Tansi, avec Tchicaya U Tam’si, dont j’avais créé Le Bal de N’Dinga qu’on a joué 250 fois et Le Glorieux Destin du Maréchal Nnikon Nniku, ou encore avec Ahmadou Kourouma, et maintenant avec Koffi Kwahulé qui s’inscrit pourtant dans quelque chose d’autre : ce que j’appelle la naissance d’un théâtre négro-métropolitain, comme il y a un théâtre négro-américain. C’est une écriture qui traverse cette diversité des trajectoires culturelles, diversité dans laquelle l’Afrique va compter énormément même s’il y a des périodes de reflux.
Beaucoup de metteurs en scène issus comme vous de l’époque de la décentralisation ont aujourd’hui renoncé à la création. Jean-Gabriel Carasso parle à ce propos du » syndrome de Félix le chat » qui court après une souris et qui s’aperçoit tout d’un coup qu’il pédale dans le vide et tombe. Il semble en revanche que vous, vous n’ayez jamais vraiment perdu de vitesse et que vous soyez toujours au coeur de l’urgence du théâtre.
Je n’ai jamais voulu me situer dans les cursus… dans les enjeux de pouvoirs. Une pièce que je trouve très intéressante, de Denis Guénoun qui a dirigé un moment Reims, traite du sujet. Certaines formes de théâtre rendent fou, surtout dès qu’on perd les amarres et le contact avec le réel, dès qu’on perd de vue qu’il faut se poser la question » pourquoi et pour qui le théâtre ? « . Il y a peut-être la séduction médiatique qui joue, la tentation d’un théâtre de cour… Moi je préfère rester dans une autre forme de cour et de jardin. On a sorti 33 ou 34 textes africains au TILF et ce travail d’exploration, d’investigation est à la mesure à la fois d’une soif et aussi d’un contact, que je n’avais pas prévu dans l’itinéraire, avec les populations parisiennes qui sont multicommunautaires et qui sont souvent complètement écartées des champs traditionnels du théâtre.
Bintou de Koffi Kwahulé
mis en scène par Gabriel Garran et Pascal N’Zonzi
Théâtre International de Langue Française
Atelier Afrique noire et blanche
Avec Gladys Arnaud (Vénézuela), Mohamed Aroussi (Maroc), Catherine Bolanga-Campana (Cameroun), Delphine Clairice (Guadeloupe), Gora Diakhaté (Antilles/Maghreb), Anouk Halter (Suisse), Samuel Légitimus (Guadeloupe / Martinique), Myriam Loucif (Algérie), Aïssa Maiga (Mali), Emeric Marchand (France), Pier Ndoumbé (Cameroun), Nanténé Traoré (Mali), Solal Valentin (Martinique).///Article N° : 213